Enquête sur la distribution d’intrants agricoles, dont les semences Monsanto

Des semences pour reconstruire ou pour détruire l’agriculture ?

30/03/2011
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Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Je Kale »*, dont AlterPresse fait partie
 
P-au-P., 31 mars 2010 --- L’année dernière, des dizaines de milliers de tonnes d’outils, de semences et de boutures de plantes ont été distribuées à près de 400.000 familles paysannes haïtiennes, soit entre un tiers et la moitié de la population agricole du pays.
 
Le programme, qui a couté $ 20 millions de dollars, a été lancé par l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), qui l’a mis en œuvre en collaboration avec les « Organisations Non Gouvernementales internationales » ou « ONGI » comme Oxfam, l’USAID, le Catholic Relief Services, ainsi que le Ministère de l’agriculture. L’initiative a été prise dans le cadre des actions qui ont suivi le tremblement de terre du 12 janvier 2010.
 
Lançant un cri d’alarme à propos des risques de "crise alimentaire", la FAO et les grandes ONGI ont exhorté les bailleurs de fonds à acheter des semences et des outils destinés à aider les familles d’accueil de plus de 500.000 réfugiés qui avaient fui la capitale et d’autres villes détruites.
 
« La logique derrière [cette distribution] c’est que, dans les zones sinistrées et dans celles qui ont reçu un grand nombre de personnes déplacées, les paysans ont perdu leur capital », selon Francesco Del Re de la FAO. « Ce n’était pas une distribution générale. C’était une distribution bien ciblée, dirigée vers les plus vulnérables. »
 
Le géant agroalimentaire Monsanto a également offert 475 tonnes de maïs et de semences de légumes hybrides, qui devaient être distribuées essentiellement par le programme agricole phare de l’USAID - WINNER (Watershed Initiative for National Environmental Resources). (Malgré des sollicitations réitérées, Ayiti Kale Je s’est vu refuser une entrevue. Il est difficile de savoir si l’ensemble des 475 tonnes est arrivé en Haïti, et quelles communautés ont reçu des semences.)
 
La plupart des acteurs conviennent que les distributions d’urgence immédiatement après le tremblement de terre avaient certains aspects positifs, mais Ayiti Kale Je a décidé d’examiner de plus près.
 
Au cours de cette enquête qui a duré trois mois, les journalistes des radios communautaires, de la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS) et de l’agence en ligne AlterPresse ont découvert des éléments controversés, des informations concernant de mauvaises récoltes, des risques environnementaux et sanitaires, et un danger d’accroissement de la dépendance.
 
En dépit des cris d’alarme à propos des « agriculteurs qui consomment leurs semences », une étude multi-agence sur la sécurité des semences, pilotée par la chercheuse Louise Sperling du Centre international d’agriculture tropicale (CIAT), a déterminé que « contrairement à ce qui se passe à peu près partout ailleurs dans le monde, ‘manger et vendre des semences’ ne constituent pas des signaux de détresse en Haïti. Ce sont des pratiques normales. » L’étude indique qu’il n’y avait « pas d’urgence de semences » en Haïti et a recommandé, en juin 2010, de ne pas procéder à des distributions, en proposant que les familles d’accueil reçoivent de l’argent pour acheter des semences locales, et de se pencher sur d’autres besoins urgents.
 
Même si l’étude sur les semences a également prévenu qu’« on ne devrait jamais introduire dans un contexte d’urgence de nouvelles variétés qui n’ont pas été testées sur le site agroécologique en question et dans les conditions de gestion des paysans », le ministère de l’Agriculture a approuvé le don de 475 tonnes de semences de variétés hybrides de Monsanto, en contradiction directe avec la loi haïtienne et les conventions internationales qui visent à protéger le patrimoine génétique et l’écosystème en général.
 
Bien que l’USAID / WINNER tente de dissimuler son travail derrière des règlements internes qui empêchent les employées de parler avec des journalistes, Ayiti Kale Je a découvert qu’au moins 60 tonnes de variétés de maïs hybride et de semences de légumes Monsanto et Pioneer ont, entre autres, été distribuées et ont été activement promues. Dans un rapport interne obtenu par l’équipe d’enquête, le personnel USAID / WINNER écrit : « Malgré toute une campagne médiatique contre les hybrides, sous couvert d’OGM/Agent Orange/Round Up, ces semences ont été utilisées presque partout, le vrai message est passé, bien qu’à un niveau en deçà de nos espérances » et « nous travaillons actuellement le plus vite possible avec les paysans afin d’augmenter autant que possible l’utilisation des semences hybrides. »
 
Au moins certains des groupes de paysans qui ont reçu les semences Monsanto et d’autres hybrides de maïs et d’autres céréales ont une faible compréhension des implications de l’utilisation des semences hybrides. (La plupart des agriculteurs haïtiens sélectionnent des semences de leurs propres récoltes.) L’un des « Paysans Vulgarisateurs » formé par l’USAID / WINNER a confié à Ayiti Kale Je que dans sa région, les agriculteurs n’auront plus besoin de conserver des semences : « Ils n’ont pas à se tuer comme avant. Ils peuvent planter, récolter, vendre ou manger. Ils n’ont pas plus à conserver des semences, parce qu’ils savent qu’ils vont en obtenir à partir du magasin [WINNER-subventionnées]. » A propos de la fin prévue des subventions lorsque le projet arrive à terme (dans quatre ans), le paysan n’a pu fournir aucune réponse logique.
 
Au moins certains des agriculteurs interrogés ne semblent pas comprendre non plus les risques sanitaires et environnementaux qu’impliquent l’utilisation des semences traitées avec des fongicides et herbicides. Dans au moins un endroit, il est tout à fait possible que les agriculteurs utilisent les semences sans porter des gants, masques et autres objets de protection. Également, – jusqu’à l’intervention de Ayiti Kale Je – ils avaient l’intention de broyer les graines toxiques et en faire des aliments pour les volailles.
 
Même si la plupart des personnes déplacées (66 pour cent) étaient revenues dans les villes vers la mi-Juin, les distributions de semences ont continué tout au long de 2010 et en 2011. Lorsque Sperling, la chercheuse chercheur de CIAT, appris cette information, elle a souligné à Ayiti Kale Je que « l’aide directe en semences – lorsqu’elle n’est pas nécessaire, et pratiquée de manière répétitive – constitue un préjudice réel. Il sape les systèmes locaux, crée des dépendances et étouffe tout véritable développement du secteur commercial. » Elle a ajouté que certains acteurs humanitaires « semblent voir dans l’offre d’aide en semences une manière facile de se financer, même si leurs actions peuvent nuire aux agriculteurs pauvres. »
 
Dans quelques endroits à travers le pays, les semences n’ont pas été bien recues. « Je voudrais dire aux ONG que le fait que nous sommes le pays le plus pauvre ne signifie pas qu’ils doivent nous offrir n’importe quoi comme aide », a dit Jean Robert Cadichon, un agriculteur mécontent de Bainet (Sud-Est).
 
Alors que des projets sont mis en œuvre pour tenter d’améliorer le système semencier en Haïti depuis au moins les trois dernières années, à ce jour le Service National Semencier (SNS) du Ministère de l’Agriculture se compose seulement de deux membres de personnel.
 
La plupart des projets d’amélioration des semences, et les distributions de semences répétées (qui ont commencé après les ouragans en Haïti en 2008) sont financés principalement par la FAO et les ONGI, qui les exécutent également, en lieu et place du Ministère de l’Agriculture. Emmanuel Prophète, directeur de la SNS, a dit à Ayiti Kale Je que lorsque les paysans utilisent des variétés améliorées de semences, la production augmente, mais « le système est basé sur une subvention ... Vous devez vous poser des questions sur la durabilité, parce que si la politique change d’un jour a l’autre, où est-ce que les paysans vont-ils se procurer des semences ? ... Nous allons arriver à un point où, un jour, nous aurons beaucoup de semences, et puis, tout à coup, quand toutes les ONG seront parties, nous n’en n’aurons plus du tout. "
 
Pour lire la série d’articles (en anglais, français et espagnol) ou pour regarder une vidéo d’accompagnement et écouter le programme audio en créole, visitez http://www.ayitkaleje.org [akj apr 31/03/2011 13:30]
 
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* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.
 
Le Groupe Médialternatif est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS - http://www.saks-haiti.org/). Deux réseaux participent également : le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays.
 
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/148708
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