La mort liquide (partie 1)

19/04/2012
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Opinión
-A +A

Début 2011, une douzaine de personnes trouvaient la mort après avoir absorbé du clairin à base de méthanol dans la zone de Fond Baptiste, au nord de Port-au-Prince, alors que plus d’une vingtaine se retrouvaient aveugles ou paralysées.

Une investigation du consortium Ayiti Kale Je (AKJ) a découvert qu’aucune enquête de l’Etat n’est en cours pour dénouer la chaîne des responsabilités dans cette tragédie. Aussi, la production et la vente de clairin continuent sans aucune réglementation. Cette tragédie pourrait se répéter à tout moment, à une échelle encore plus grande. Manque de volonté ? Pression politique ? Incapacité et incompétence ? Les résultats restent les mêmes.

« J’ai perdu mes entrailles. » C’est en ces termes que Michaelle Hilaire se souvient de la perte des siens.

« J’ai emmené mon cousin à l’hôpital et, tandis que j’attendais face à la barrière de l’hôpital, il est mort dans mes bras. Lorsque je suis revenue le mercredi, ils m’ont annoncé que mon frère était malade. J’ai éclaté en sanglots. Quand je suis revenue le lendemain, il était mort. Et puis, mon mari est mort... Mon cousin est mort, mon frère est mort, mon homme est mort. »

Mère de six enfants, Michaelle Hilaire fait partie de ces femmes de Fond Baptiste – une zone montagneuse – qui sont récemment devenues veuves ou dont le mari est devenu aveugle ou paralysé.

Durant le mois de février 2011, une femme de Fond Baptiste est morte soudainement après avoir consommé du « clairin », un alcool haïtien traditionnel fait de canne à sucre. Dans les jours suivants, au moins onze autres personnes ont perdu la vie et près d’une vingtaine d’autres sont devenues aveugles ou paralysées – des hommes en majorité – dans cette localité, ainsi que dans les zones de Lully et de Lafiteau.

Les autorités sanitaires nationales et internationales ont été alertées. Après des visites de terrain, elles ont écrit des rapports sur un « faux clairin », dilué avec du méthanol, un alcool toxique généralement utilisé comme solvant.

Selon un rapport des autorités sanitaires, daté du 18 février 2011, « les tests réalisés sur les prélèvements de sang des patients et sur deux échantillons de l’alcool ont confirmé que le méthanol était responsable de l’intoxication des habitants de Fond Baptiste et des zones avoisinantes ».

Selon un autre rapport de l’époque, publié par le Centre national de toxicologie de Cuba, « l’alcool méthylique ou alcool de bois [est]… le plus simple des alcools. C’est un liquide sans couleur, volatile avec une odeur semblable à l’alcool éthylique. Il est utilisé comme antigel, comme solvant de gomme et dans la production de produits biologiques ».

Dans une entrevue accordée à AKJ, le docteur Ancio Dorcélus affirme : « Il est plus doux et beaucoup plus sucré que l’éthanol ». Le docteur Dorcélus a vu le résultat tragique de cette douceur : il a traité une trentaine de victimes empoisonnées (mais toujours vivantes) dans sa clinique de l’Arcahaie.

Un an déjà, mais c’est comme si c’était hier…

La veuve Hilaire n’a pas caché son émotion en évoquant les trois membres de sa famille qui ont trouvé la mort. Les larmes aux yeux, elle a tenu à reconstituer ce pénible moment qui a plongé son foyer dans une situation extrêmement difficile.

« J’allais me rendre au marché ‘Chez Pierre’, quand j’ai vu que mon mari ne s’était pas réveillé. Lorsqu’il a ouvert les yeux, il m’a demandé de l’emmener à l’hôpital parce qu’il ne voyait plus rien et ne pouvait plus se tenir debout : il sentait ses membres comme en lambeau », a expliqué Mme. Hilaire.

Un an après cette tragédie, qui a plongé une trentaine de familles de Fond Baptiste dans la tourmente, c’est surtout les femmes qui subissent les séquelles de ce drame. Plusieurs d’entre elles ont de trois à cinq enfants, ce qui implique qu’un bon nombre de ces orphelins de père n’ont plus la possibilité de poursuivre leurs études. C’est pourquoi elles ont réclamé une intervention d’urgence des responsables de l’Etat, afin d’obtenir justice pour leurs proches disparus ou handicapés.

Comme elle connait la personne qui a vendu aux membres de sa famille ce breuvage mortel, Mme. Hilaire prétend vouloir se faire justice si les autorités judiciaires n’interviennent pas dans cette situation : « Si j’avais à mes côtés quelqu’un avec la même opinion, je me rendrais justice. Mais je n’ai personne pour le moment. »

Le septuagénaire Orinvil Olipré ne peut pas l’aider. Aveugle et à demi-paralysé, il reste cloué sur un lit de paille toute la journée, à proximité de sa petite maisonnette faite de bois, écoutant les bruits de tout ce qui bouge autour de lui.

Ce vieillard, qui travaillait à la culture de la terre et à l’élevage des animaux, dépend maintenant de ses enfants depuis son intoxication. Malgré les dégâts causés par le clairin « méthanolisé », tout en tremblotant, il s’entête à boire. « Le clairin me permet de me réchauffer, parce qu’il fait excessivement froid », déclare-t-il.

Et pour ceux de la famille Louis, il serait difficile d’aider Mme Hilaire, parce qu’ils ont aussi perdu deux hommes dans la même semaine. Tout d’abord, le frère de Veillé Louis est mort. Ensuite, pendant qu’il fabriquait le cercueil de son frère, M. Louis buvait du clairin pour se stimuler et se donner du courage. Il est mort avant d’avoir terminé le travail.

Perchée sur une montagne à plus de 1 500 mètres, la septième section communale de l’Arcahaie, la zone de Fond Baptiste, est recouverte d’arbres fruitiers, ce qui permet à la population de vivre de l’élevage des animaux et de l’agriculture.

En raison des températures froides, il est très courant de voir les gens boire du clairin le matin ou pendant la journée. Dans la tragédie du clairin méthanolisé, certains ont bu de l’alcool sur leur lieu de travail, en taillant des arbres, et dans le voisinage, en discutant avec leurs amis.

Rien d’étonnant, cette bourgade est dépourvue de services et d’infrastructures comme un hôpital ou un commissariat de police. Il n’y a aucun policier en poste dans la zone. Et, comme pour l’ensemble du pays, il n’y a aucun contrôle sur les produits de consommation.

La vente du clairin

D’après les enquêtes d’Ayiti Kale Je (AKJ), le marché Williamson (aux limites de la zone de Cabaret) pourrait être à l’origine de la « mort liquide ». Les journalistes d’AKJ ont pu observer qu’il y a effectivement un manque de contrôle évident sur sa vente. Les vendeurs d’alcool, grossistes et détaillants, n’identifient pas leurs produits destinés à la consommation par un étiquetage. Il n’y a aucun signe d’un quelconque agent de contrôle du gouvernement.

Certaines des marchandes ont l’habitude d’ajouter au clairin des morceaux d’écorce pour guérir des maladies présumées ou des douleurs internes (comme les douleurs menstruelles) ou l’impuissance sexuelle. Le plus souvent, les commerçants transportent leur marchandise dans des tonneaux de plastique de 50 gallons, qu’ils transfèrent dans d’anciennes bouteilles, de Coca-Cola ou autre, pour la vendre aux détaillants ou aux consommateurs.

D’après Yolette Elien, une ancienne marchande de clairin, il existe plusieurs variétés de clairin en vente sur le marché, sans aucun contrôle, notamment le « Sonson Pierre Gilles » de Cabaret et le « Petit bois d’homme », de Saint-Michel de l’Attalaye.

« Les marchands font ce qu’ils veulent », d’après Mme. Elien, qui a décidé de changer de commerce à cause des menaces provenant des parents des victimes du clairin méthanolisé. Aujourd’hui, elle vend des livres et des fournitures scolaires.

« Généralement, le clairin, comme celui de ‘ Sonson Pierre Gilles ’ et de ‘ Petit bois d’homme ’ est mélangé à de l’eau bouillie, en raison de sa forte teneur en alcool. Pour ces vendeurs, le secret de la vente réside dans le mélange », rapporte Mme. Elien.

« Aucun responsable de l’Etat ne s’est jamais présenté pour voir de quelle manière les commerçants écoulent leur stock sur le marché. Chacun est tout simplement à la recherche de son profit », a-t-elle ajouté.

« Sonson Pierre Gilles » figure parmi les clairins qui se vendent le plus cher sur le marché local. Plus un vendeur peut faire un dérivé, plus il peut faire de profit. Ainsi, en le diluant avec de l’eau, ou un autre produit, on augmente le gain.

Mélange mortel

La tragédie du clairin méthanolisé n’est pas la première occasion où les importateurs et les grossistes ont vendu un produit modifié pour faire plus d’argent. Dans les années 1990, quand le gouvernement a diminué les tarifs sur le sucre et les autres importations, certains gros importateurs et commerçants y ont vu une opportunité. Ils ont commencé à importer de l’éthanol étranger pour le vendre comme clairin, à la moitié du prix de cette boisson produite localement.

Cette fois, les importateurs et distributeurs ont utilisé un alcool plus toxique : le méthanol.

« Le problème ne s’est pas posé dans les zones urbaines », explique le Dr. Ancio Dorcélus, qui a traité de nombreuses victimes. « C’est dans les endroits éloignés de la capitale que ce genre de choses se produit, pour la simple raison que la population urbaine ne va pas consommer de faux clairin, mais va préférer un alcool plus couteux. En revanche, les villageois qui descendent de la montagne choisissent le clairin le moins cher. »

« Le méthanol n’a pas sa place en Haïti. Ce produit est si toxique que le simple fait de l’inhaler suffit pour causer la mort », ajoute le médecin, qui travaille aujourd’hui pour l’OMS/OPS (Organisation mondiale de la santé/Organisation panaméricaine de la santé). « L’odeur seule suffit pour vous rendre aveugle, en tuant tous vos nerfs optiques. Que ce soit par inhalation ou par contact cutané, ce produit est dangereux. »

Dangereux… mais en vente libre en Haïti, bien que le nouveau ministre de la Santé publique et de la Population (MSPP) ne semble pas le savoir.

S’adressant récemment aux journalistes, Dr. Florence D. Guillaume a déclaré que la vente du méthanol était strictement « interdite » sur le sol haïtien.

« De toute façon, ces produits ne tombent pas du ciel, il faut donc contrôler les ports et les frontières afin de résoudre la situation », a-t-elle ajouté.

Mais elle a tort. Le méthanol n’est pas interdit.

« La vente de méthanol n’est absolument pas illégale. Le méthanol est utilisé quotidiennement. Il ne faut pas confondre méthanol et éthanol. Le méthanol est utilisé dans les procédés industriels et en ébénisterie », a déclaré Clermont Ijoassin, directeur du commerce extérieur au ministère du Commerce à AKJ dans une interview en février 2012.

« Le seul alcool qui soit soumis aux règlements d’importation est l’éthanol ou ‘ alcool éthylique ’. Notre ministère ne réglemente pas du tout le méthanol », a-t-il ajouté.

Soit Dr. Guillaume a été mal-informée, soit elle ne se souvient pas de ses cours de chimie, soit elle essayait de détourner l’enquête d’un journaliste. On ne sait pas…

Et malheureusement, ce n’est ni la première ni la dernière déclaration erronée ou sans fondement qui apparait dans ce dossier de la mort liquide. [akj apr 20/04/2012 20 :00]

A suivre

…………….

* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.

Le Groupe Médialternatif est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS - http://www.saks-haiti.org/). Deux réseaux participent également : le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays.

http://www.alterpresse.org/spip.php?article12736

 

https://www.alainet.org/fr/active/54313
S'abonner à America Latina en Movimiento - RSS