FSM 2004: Echos de la presse
Victime de son succès, le Forum de Bombay est menacé d'asphyxie
19/01/2004
- Opinión
Entre 100 000 et 120 000 participants, des problèmes
logistiques difficiles à surmonter, une diversité qui tourne
à la confusion : les responsables des grands shows
altermondialistes réfléchissent aux moyens de modifier ces
rassemblements pour éviter une crise de croissance.
"Le Forum social mondial, quel numéro de téléphone ?",
demande l'historien et sociologue Immanuel Wallerstein en
parodiant ce qu'Henri Kissinger disait de l'Europe. Dans la
salle A2, où se déroule un séminaire sur "la politique de
l'espace ouvert du Forum social mondial : perspectives et
limites contre l'empire", quelqu'un serait bien en peine de
répondre. Le Forum social est au bord de l'asphyxie. Depuis
son ouverture vendredi 16 janvier, le chiffre des
participants ne cesse d'enfler.
"Entre 100 000 et 120 000 personnes", avance en voulant
rester prudent Gautam Mody, chargé des enregistrements.
Dimanche, jour de repos pour beaucoup d'habitants de Bombay,
les entrées, à 5 roupies (10 centimes d'euros), ont battu
des records. L'ancien site industriel de Nesco s'est
transformé en happening permanent où défilent à flots
continus des cohortes de manifestants indiens sous des
banderoles aux mots d'ordre éclectiques.
Le spectacle est plus dans la rue que sur les estrades où
essaient de débattre des orateurs qui ont souvent du mal à
se faire entendre dans le vacarme général. "Je ne peux pas
travailler dans cette confusion. Je n'entendais même pas la
voix des autres intervenants", déplore Gerd Leipold,
directeur exécutif de Greenpeace, à l'issue d'un débat sur
la façon de "défier le pouvoir des grandes entreprises dans
une économie globalisée".
"C'EST LE CHAOS"
A cela s'ajoute le casse-tête de la traduction qui reste
toujours, faute de moyens, très lacunaire. Par exemple, les
organisateurs n'avaient pas prévu que la majorité des
Indiens présents au Forum n'ont pas les moyens de se payer
le transistor à 100 roupies (2 euros) pour capter la
traduction en hindi sur la bande FM. L'hindi est une langue
que les "intouchables", aussi dénommés dalits, venus du sud
du pays, et très nombreux ici, ne comprennent pas de toute
façon. L'improvisation est la règle et c'est, à l'épreuve,
souvent l'anglais qui finit par s'imposer. A côté de débats
que certains se félicitent d'avoir déniché - "un très bon
exposé sur la culture du thé", "un débat passionnant sur
l'avenir du G20" -, il faut aussi accepter de se casser le
nez devant des ateliers annulés faute de participants.
L'activiste Maude Barlow, présidente du Conseil des
Canadiens et membre de l'influent réseau "Notre monde n'est
pas à vendre", a été contrainte d'ajourner son séminaire sur
le Fonds monétaire international. Elle n'en fait pas une
histoire. "C'est le chaos, dit-elle, mais comment cela
aurait-il pu être autrement à Bombay ? Pour la première
fois, le forum touche les couches de la population parmi les
plus pauvres de la terre." Plus de 80 % des participants
sont des Indiens et, parmi eux, une large majorité est issue
des campagnes ou des milieux urbains défavorisés. A Porto
Alegre (Brésil), le public du forum avait davantage attiré
les classes moyennes et supérieures avec, parmi elles,
beaucoup de fonctionnaires et de professeurs. "Ce forum, à
l'inverse des précédents, est un lieu d'expression sociale,
pas d'intellectualisation. Il offre une tribune à des gens
dont certains ne s'étaient jamais exprimés de façon aussi
visible", constate, plutôt satisfait, le leader de la
Confédération paysanne José Bové.
Ce "virage" de Bombay et le gigantisme de l'événement
agitent cependant les esprits. Ils confortent en tout cas
l'idée d'une nécessaire réflexion sur l'avenir de ces shows
géants de l'altermondialisation. "Il faudra trouver un
meilleur équilibre entre l'expression de problèmes locaux et
notre préoccupation centrale qui est la mondialisation",
suggère Gerd Leipold. Le sociologue portugais Bonventura
Souza Santos déplore pour sa part qu'"à force de célébrer la
diversité, qui est indéniablement un atout du mouvement,
celui-ci devienne de moins en moins intelligible".
Le conseil international du FSM, qui se réunira après la
clôture du forum, a prévu de plancher sur le sujet. Faut-il
limiter le nombre de participants ? Pas question. "On nous
accuserait d'élitisme", répond Bernard Cassen, président
d'honneur d'Attac (Association pour une taxation des
transactions financières pour l'aide aux citoyens). "Le
nombre, ajoute-t-il, a un effet mobilisateur, il permet de
dynamiser le mouvement et d'incorporer de nouvelles
catégories de population."
Bernard Cassen est dans le même temps un des premiers à
reconnaître que l'exercice a atteint ses limites, pour que
le mouvement soit en mesure de formuler des propositions
concrètes, comme on l'en presse avec de plus en plus
d'impatience. "Il nous faut trouver un compromis entre le
nombre et l'action, sinon les forums ne pourront pas durer,
explique Immanuel Wallerstein. Or, ils représentent dans le
monde actuel la seule force capable de s'opposer au système
dominant." Comment ? Les idées ne manquent pas. C'est déjà
le sujet numéro un dans les coulisses de Bombay.
* Laurence Caramel, envoyée spéciale Le Monde, Bombay
LE MONDE | 19.01.04
https://www.alainet.org/pt/node/109194
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