Au sujet des thèses de Michael Hardt et de Antonio Negri
Multitude ou prolétarisation ?
10/08/2014
- Opinión
Le terme de multitude a été utilisé dans le passé européen une première fois, semble-t-il, par Spinoza auquel Michael Hardt et Antonio Negri font une référence explicite. Il désignait alors le « petit peuple » majoritaire dans les villes de l’ancien régime, privé de participation aux pouvoirs politiques (réservés au monarque et à l’aristocratie), économiques (réservés aux propriétaires, d’ascendance féodale ou embryons de la bourgeoisie nouvelle financière, urbaine et rurale – les « laboureurs », c’est-à-dire les paysans riches), et sociaux (réservés à l’Eglise et à ses clercs). Petit peuple de statuts divers : en ville artisans, petits commerçants, ouvriers à la tâche, pauvres et mendiants, à la campagne exclus sans terre. Ce petit peuple des villes est turbulent, explose dans des insurrections violentes, est souvent mobilisé par d’autres – en particulier les bourgeoisies naissantes, composantes actives du tiers état en France – dans leurs conflits avec l’aristocratie.
Des formes sociales analogues avaient existé antérieurement et ailleurs. On connait la plèbe de la Rome ancienne et des cités-Etats de l’Italie de la Renaissance. Dans les révolutions anglaises du XVIIe siècle, les « levellers » qui surgissent dans le conflit qui oppose Cromwell au Roi appartiennent à la même réalité sociale de l’époque. J’ai pour ma part fait observer qu’on retrouve des réalités sociales analogues ailleurs qu’en Europe, avec la révolte des Taiping dans la Chine du XIXe siècle par exemple.
Les vicissitudes de la révolution française font apparaître plus fortement encore l’intervention de cette plèbe (la multitude de l’époque) dans le conflit qui oppose la bourgeoisie au sein du tiers état à la monarchie aristocratique. Le conflit devient rapidement tripolaire (aristocratie, bourgeoisie, peuple) et le composant plébéien l’emporte pour un temps, en 1793 avec la Montagne. Robespierre exprime avec une lucidité parfaite la revendication de cette plèbe : il oppose « l’économie politique populaire à l’économie politique des propriétaires » (dans ces mêmes termes éclatant de modernité, comme l’a rappelé l’historienne Florence Gauthier).
Une première observation générale : les révoltes de la plèbe constituent la preuve que l’être humain n’accepte pas toujours le statut d’opprimé, ou de sans droits, de pauvre, auquel le soumet le système social tel qu’il est, à quelque époque que ce soit. La dialectique du conflit entre la volonté de liberté des êtres humains (qui relève de l’anthropologie) et le statut d’inégalité (qui relève de la sociologie politique) qui leur est imposé constitue une réalité permanente transhistorique.
Une seconde observation : toutes les révoltes de la plèbe – de la multitude ancienne – ont été vaincues. Doit-on en déduire, dans une interprétation fortement « économiciste » et déterministe de l’histoire, qu’il en a été ainsi parce que la revendication de la plèbe (une sorte de communisme fondé sur l’aspiration à l’égalité) n’était pas à l’ordre du jour du possible ? Que le développement des forces productives impliquait l’invention du capitalisme et l’exercice du pouvoir par la classe bourgeoise qui en était le porteur ? Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ces questions, en dépit de leur importance pour comprendre Marx et les marxismes historiques. Pierre Dardot et Christian Laval en ont proposé une analyse magnifique (Marx, prénom Karl) à laquelle je renvoie.
Le terme même de multitude est utilisé par Proudhon au milieu du XIXe siècle pour qualifier la réalité sociale de la France urbaine de son temps (de Paris en particulier). Pierre Dardot et Christian Laval y font une référence explicite (page 311). Cette qualification est encore, pour son époque, parfaitement correcte, à mon avis (et à celui de Marx, semble-t-il, qui n’y voit rien à redire). Les pouvoirs politiques et économiques sont réservés dans la France de la restauration, de la monarchie de juillet et du troisième empire aux aristocraties et aux bourgeoisies, elles-mêmes segmentées, en conflit, mais finalement associées dans un partage du pouvoir modulé par l’évolution de leurs poids spécifiques. Le petit peuple, majoritaire à Paris et dans quelques autres grandes villes, en est exclu. Dans ce petit peuple aux statuts diversifiés, le prolétariat industriel nouveau est encore embryonnaire et minoritaire. On ne le retrouve guère que dans les nouvelles industries textiles et les mines de charbon. La prolétarisation est encore à peine amorcée en France, plus avancée en Angleterre. Dans l’histoire de la France, cette multitude (ou plèbe) demeure active : elle n’a pas oublié 1793 ; elle aspire à y revenir en 1848 et même (en partie) en 1871 et, encore une fois, elle échoue à y parvenir.
Cela dit, il ne me paraît pas utile de conserver la qualification de multitude pour les époques ultérieures, en France, en Europe et dans le monde, en particulier évidemment pour les sociétés contemporaines. Je dirai même que ce qualificatif devient dangereusement trompeur.
La tendance longue et immanente de l’accumulation du capital, triomphante à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, est bel et bien de prolétariser, c’est-à-dire de transformer les statuts divers du petit peuple (la plèbe, la multitude) dans celui de vendeurs de leur force de travail au capital, soit « réellement », soit « formellement » comme Marx en analyse la teneur. Il s’agit d’un statut nouveau, celui de prolétaire, et d’un mouvement continu qui n’a jamais cessé de se déployer jusqu’à ce jour.
Cette prolétarisation avance inexorablement, en empruntant les voies diverses que produit la combinaison toujours singulière (particulière à un lieu et un moment) de trois phénomènes : les exigences techniques de l’organisation de la production capitaliste ; les luttes des prolétaires contre cette organisation ou pour s’y inscrire d’une manière moins défavorable ; les stratégies développées par le capital en réponse à celles-ci qui se donnent l’objectif de segmenter le monde des prolétaires. Il n’y a là rien de nouveau au plan des principes bien que le résultat de cette combinaison soit toujours singulier et particulier à un moment du déploiement de l’accumulation dans le cadre local du capitalisme national, mais aussi de celui-ci opérant dans les différentes régions de la nation/Etat concernée. Ces combinaisons s’articulent à l’ensemble du capitalisme mondial de manières spécifiques, définies par les équilibres/déséquilibres dans les rapports internationaux. Elles dessinent en particulier les contrastes qui caractérisent la prolétarisation dans les centres dominants (et inégalement dominants) et les périphéries dominées assurant des fonctions diverses dans l’accumulation globale.
Il y a donc lieu effectivement de regarder la prolétarisation de près et d’une manière concrète ; et d’éviter les grandes généralisations empressées et abusives. Il est vrai que les marxismes historiques de la seconde et de la troisième Internationales ont hélas souvent succombé à la tentation de généralisations de cette nature, et, de ce fait, réduit le terme de prolétariat à un segment de celui-ci. C’était par exemple les ouvriers de l’usine ou de la mine du XIXe siècle, puis ceux de la nouvelle méga-usine fordiste des années 1920 aux années 1960.
La fixation sur le segment concerné du prolétariat explique – sans l’excuser – l’erreur dans les stratégies de luttes de classes développées par les Internationales historiques. En certains lieux et dans certains moments, ces segments du prolétariat se situaient dans un cadre plus favorable au déploiement de leurs luttes. On comprend alors la fixation sur ces segments et leurs luttes, victorieuses d’une certaine manière. On leur doit les avancées de l’Etat social (le Welfare State) de l’après-guerre. Mais la force des mouvements qui ont permis ces avancées en cachait la faiblesse. Fixés sur les seuls segments concernés du prolétariat, le mouvement oubliait les autres, prolétarisés ou en voie de prolétarisation dans d’autres conditions et d’autres formes – notamment la paysannerie familiale. Cette négligence rendait impossible la remise en question du capitalisme, et favorisait donc la réintégration du segment avancé du prolétariat et sa soumission à la logique de l’accumulation.
J’ai pour ma part proposé une lecture de ce que j’ai qualifié de « prolétarisation généralisée » du moment contemporain, disons à partir de 1975 pour en fixer la date du démarrage, très différente de celle de Hardt et Negri. J’insiste dans cette lecture à la fois sur le statut de prolétaire imposé à tous et sur la segmentation extrême de ce prolétariat généralisé, comme j’insiste sur la concomitance – non le hasard – entre ces deux caractéristiques d’une part, et la centralisation extrême du contrôle du capital d’autre part.
Une proportion rapidement grandissante des travailleurs ne sont plus que des vendeurs de leur force de travail au capital, directement lorsqu’ils sont salariés d’entreprises ou indirectement lorsqu’ils sont réduits au statut de sous-traitants, en dépit de l’autonomie apparente que leur confère leur statut juridique. J’ai donné l’exemple de l’agriculture familiale dont les titres de propriété (du sol et des équipements) sont vidés de leurs sens par la ponction en amont et en aval que leur imposent les monopoles capitalistes. Le cas de la plupart des petites et moyennes entreprises de production d’objets manufacturés ou de services, comme celui des « free-lance » relève de la même réalité : la généralisation de la prolétarisation. Aujourd’hui, tous les travailleurs ou presque vendent leur force de travail, cognitive s’il y a lieu.
Dans ces conditions, l’évolution du système ne réduit pas l’aire de déploiement de l’action de la loi de la valeur, mais au contraire de ce que disent Hardt et Negri, en affirme la dure réalité avec plus de puissance que jamais. Dans le schéma illustratif de cette question que j’ai proposé (La loi de la valeur mondialisée – Editions Delga augmentée – annexe 2), la loi de la valeur opère à travers la hiérarchie des salaires (et plus généralement des rémunérations du travail soumis). L’ensemble des travailleurs (80%, 90% ?) fournissent disons huit heures de travail par jour, deux cent cinquante jours par an pour produire des biens et services (utiles ou non !). Mais la rémunération de leur travail ne leur permet d’acheter qu’un volume global de biens et services qui n’a exigé que quatre heures de travail quotidien. Ils sont tous (productifs ou improductifs) également exploités par le capital.
La segmentation du prolétariat généralisé trouve largement son explication dans les stratégies déployées par le capital des monopoles généralisés (le complément contradictoire nécessaire à l’émergence d’un prolétariat généralisé) par l’orientation de la recherche technologique qu’il impulse et contrôle, dessinée pour permettre la segmentation en question. Celle-ci n’est cependant pas le produit unilatéral du déploiement des stratégies du capital qui s’y emploie. Les résistances des victimes, les luttes qu’elles conduisent interagissent avec ces stratégies et donnent des formes particulières à la segmentation. On en connaît bien des exemples concrets : l’esprit de corps développé dans ces luttes – comme celui des cheminots de la SNCF en France – atténue pour certains les effets dévastateurs de la segmentation du prolétariat généralisé, mais la conforte simultanément. Ces stratégies de luttes donnent raison en première apparence à ce que dit Alain Touraine de la société contemporaine et des mouvements sociaux particuliers à chacun de ses segments. L’objectif d’une stratégie efficace de luttes communes consiste précisément à identifier des objectifs stratégiques d’étape qui permettent de rassembler dans la diversité.
Il n’y a certainement pas de recettes toutes prêtes (blue print) qui fourniraient une réponse à ce défi. Mais Hardt et Negri ne nous aident pas à faire avancer la réflexion militante dans ce domaine. Leur insistance sur la portée des effets de libération produits par les luttes spontanées est démesurée. Reconnaître la réalité de ces effets de libération relève de la platitude qui n’exige aucun développement pompeux. La difficulté se situe au-delà, lorsqu’on se pose la question : comment articuler les luttes segmentaires dans une stratégie de combat ample et généralisé ? Hardt et Negri n’ont rien à nous dire en la matière.
Prolétarisation généralisée et segmentation de celle-ci vont de pair avec l’évolution de la structure du capital. Le passage aux monopoles dans leur forme première (de 1880 à 1975) puis dans la forme contemporaine que j’ai qualifiée de monopoles généralisés résume cette évolution. La centralisation du pouvoir des monopoles en question – sans concentration parallèle de la propriété juridique du capital - transforme de fond en comble la nature de la bourgeoise, comme la gestion du pouvoir politique au service de la domination de ce capital abstrait. La bourgeoise est elle-même désormais constituée en bonne partie d’agents salariés du capital abstrait, en particulier de producteurs des connaissances utiles pour le capital, ces valeurs cognitives que Hardt et Negri ne définissent jamais d’une manière suffisamment précise pour en apprécier la portée. Ces agents salariés, s’ils travaillent huit heures, reçoivent des rémunérations qui leur permettent d’acheter des biens et services dont la production a coûté plus, ou beaucoup plus que huit heures. Ils ne participent donc pas à la production de la plus-value, mais en sont les consommateurs. Ils sont donc des bourgeois, et sont conscients de l’être.
Les pages qui précèdent ne concernent que les transformations dans les centres du système. Les formes diverses de la prolétarisation dans les sociétés du capitalisme périphérique sont autres et spécifiques. J’y retournerai dans ma critique de Hardt et Negri sur le sujet de l’impérialisme.
Nous sommes donc très loin d’un retour en arrière en direction d’une diversification des statuts analogue à celle qui caractérisait la multitude des temps passés. Nous sommes à ses antipodes. Touraine, avant Hardt et Negri, avait confondu la segmentation nouvelle avec la « fin du prolétariat », et substitué dans cet esprit à la lutte du prolétariat (au singulier) celle des « mouvements sociaux » (au pluriel) particuliers à chacun de ces segments de la réalité sociale nouvelle. Hardt et Negri reviennent à Touraine, que le retour à la qualification de multitude implique. Dans leur esprit, la loi de la valeur capitaliste est en recul (pour moi elle s’exprime avec une force grandissante) au bénéfice d’une floraison de modes d’exploitation du travail analogues à ceux du passé antérieur à la prolétarisation et à l’affirmation de la loi de la valeur. Mais Hardt et Negri ne nous disent rien de précis concernant cette floraison de formes. Leur silence à ce propos est éloquent : ils ne savent pas quoi substituer à la loi de la valeur. Marx disait que le tumulte des vagues du marché masquait la puissance de la loi de la valeur qui en commande en profondeur les mouvements. De la même manière, je dirai que la diversité des composantes de la société prolétarisée (la multitude) masque de la même manière la puissance de la loi de la valeur, et plus précisément de la loi de la valeur mondialisée, qui la façonne.
En lieu et place de l’analyse des formes concrètes de la segmentation du prolétariat généralisé, Hardt et Negri se gargarisent d’un discours sur les « communs » (le « commonwealth ») dont les longueurs et les répétitions ne nous apportent pas grand-chose à ce qui est déjà connu depuis longtemps. Il existe des écrits sur les « communs » qui en précisent beaucoup mieux que ne le font Hardt et Negri les concepts fondamentaux, et qui récusent ceux qui permettent à l’idéologie dominante du marché d’intégrer les externalités dans son système ( voir François Houtart par exemple).
Hardt et Negri substituent à leur silence concernant la réalité de la diversité sociale contemporaine des développements sans fin réunis sous les titres de « biopolitique » et de « capitalisme cognitif ».
Qualifier la politique de « biopolitique », quand bien même Michel Foucault, et à sa suite Hardt et Negri, y voient un phénomène nouveau, ne me gêne pas. Mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agit là de quelque chose de nouveau. Pour moi, la politique a toujours été biopolitique – gestion de la vie humaine, individuelle et sociale. Avec Dardot et Laval – et Marx je crois – dont je partage les analyses concernant l’articulation anthropologie/sociologie, j’essaie de ne jamais séparer dans l’examen de « l’activité pratique des individus » (termes heureux de Dardot et Laval) le fondement anthropologique transhistorique (mais non transcendant !) du cadre social historique dans lequel elle se déploie.
Je ne reviendrai pas ici davantage sur le mythe de la transformation du capitalisme industriel en capitalisme cognitif. Toutes les formes de la production à tous les âges de l’histoire humaine ont toujours intégré une composante cognitive décisive.
Empire ou impérialisme ?
Les thèses de Hardt et Negri reposent sur deux affirmations : (i) que la mondialisation du système est parvenue à un stade tel que toute tentative de mettre en œuvre une politique nationale quelconque est vouée à l’échec ; et que, de ce fait, les concepts de nation et d’intérêt national sont surannées, (ii) que cette réalité frappe tous les Etats (en dépit de leur existence formelle toujours en place bien sûr), y compris les puissances dominantes – parfois hégémoniques – et que, de ce fait, il n’y a plus d’impérialisme, mais seulement un « Empire » dont le centre n’est nulle part ; les centres de décision – économiques et politiques – sont dispersés à travers la planète et se passent des politiques d’Etat.
Ces deux propositions sont rigoureusement fausses et ne s’expliquent que par une ignorance totale de l’histoire de la mondialisation capitaliste depuis ses origines il y a cinq siècles jusqu’à ce jour. Cette histoire, qui est celle de la construction d’un contraste centres dominants/ périphéries dominées et de la soumission des modes d’accumulation dans les périphéries aux exigences de son accélération et de son approfondissement dans ses centres, est totalement ignorée par Hardt et Negri. Or l’impérialisme n’est rien d’autre que l’ensemble des moyens économiques, politiques et militaires mobilisés pour produire la soumission des périphéries, aujourd’hui comme hier.
Le façonnement des sociétés du capitalisme périphérique a produit des formes de prolétarisation spécifiques à chaque région concernée selon les fonctions qui leur étaient assignées, et donc différentes des formes de prolétarisation dans les centres dominants, mais néanmoins complémentaires les unes des autres. La « multitude » apparente, c’est-à-dire l’ensemble diversifié des classes populaires intégrées dans le système global, est structurée d’une manière particulière d’un pays à l’autre, d’une phase de déploiement du capitalisme global à l’autre.
Les processus de prolétarisation (j’utilise ce terme délibérément même si dans les apparences immédiates ils se présentent comme des processus de dépossession, d’exclusion et de paupérisation) dans les périphéries ne reproduisent pas, avec retard, ceux qui ont façonné les structures des sociétés des centres dominants (et qui continuent à le faire). Parce que le sous-développement n’est pas un retard, mais le produit concomitant au développement. Les structures sociales produites dans les périphéries ne sont pas davantage des vestiges du passé. La soumission des sociétés concernées a défiguré les structures antérieures et les a façonnées pour les rendre utiles à l’expansion impérialiste (polarisante par nature) du capitalisme mondial. Les travailleurs de l’informel par exemple – en nombre et en proportion en croissance continue dans le Sud périphérique – ne sont pas des vestiges du passé mais des produits de la modernité capitaliste. Ils ne sont pas des marginaux exclus mais constituent des segments du travail parfaitement intégrés au système d’exploitation du capital. Je fais ici l’analogie avec le travail domestique non rémunéré des femmes au foyer : ce travail – non ou mal rémunéré – permet de réduire le prix de la force de travail employée dans les segments formels de la production.
L’analyse concrète de ces situations, qui a fait l’objet de travaux importants, est superbement ignorée par Hardt et Negri. Leur vision naïve de la mondialisation est celle servie par le discours dominant. Les seules sources d’information et d’inspiration auxquelles ils font référence sont d’ailleurs puisées à la revue Foreign Policy, instrument par lequel l’establishment de Washington vend sa marchandise, qu’ils boivent comme du petit lait.
Dans cette vision, la transnationalisation aurait déjà aboli la réalité des nations et de l’impérialisme. Washington veut le faire croire pour annihiler le pouvoir de la contestation. Je suis parvenu, pour ma part, à la conclusion inverse : la transnationalisation n’a nullement créé une bourgeoisie mondiale, pas plus qu’elle n’a créé un Etat mondial à son service. Le déploiement du système de la mondialisation contemporaine du capitalisme/impérialisme des monopoles généralisés repose non pas sur le dépérissement amorcé de l’Etat, mais au contraire sur l’affirmation de son pouvoir. Il n’y a pas de néolibéralisme mondialisé sans Etat actif, tant pour assumer les fonctions de la puissance hégémonique (les Etats-Unis et leurs alliés subalternes) que dans la forme d’Etats compradore garantissant la soumission des sociétés concernées aux exigences de la domination impérialiste des centres. En contrepoint, aucune avancée dans les sociétés concernées ne peut être imaginée sans la mise en œuvre de projets souverains (mis en œuvre par des Etats nationaux) associant la construction de systèmes industriels modernes et cohérents, la reconstruction de l’agriculture et du monde rural dans la perspective de la souveraineté alimentaire, la consolidation de progrès sociaux, l’ouverture à l’invention d’une démocratisation authentique, progressive et sans fin. J’insiste sur la souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des classes populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci. L’affirmation de la nation et la construction d’un système mondial aussi pluricentrique que possible ne sont pas dépassées. L’imaginer rend tout simplement impossible la construction de stratégies d’étapes efficaces. Ce que Washington souhaite !
L’erreur de jugement de Negri trouve une belle illustration dans son appel à voter pour la constitution européenne (2005), parce que celle-ci – par sa remise en cause de la nation – générait le déploiement capitaliste néolibéral ! Negri n’a donc pas même vu que la construction européenne avait été conçue pour consolider et non affaiblir ce déploiement. La réduction des fonctions de l’Etat – seulement apparente – est destinée, non à renforcer le pouvoir de la société civile (au bénéfice éventuel des interventions de la « multitude »), mais au contraire à en annihiler la puissance de contestation efficace potentielle. Les diktats du pseudo Etat (« non Etat ») de Bruxelles servent de prétextes pour renforcer la transformation des Etats nationaux, hier fondés sur des compromis sociaux capital/travail, aujourd’hui reconvertis au rôle de serviteurs exclusifs du capital. Simultanément, la construction européenne place le continent en situation d’allié subalterne de la puissance dirigeante de l’impérialisme collectif nouveau, et renforce par là même la capacité d’agir de l’Etat états-unien.
L’establishment de Washington lui, a parfaitement compris ce que Hardt et Negri s’entêtent à nier ! Le contrôle étroit de la mondialisation par les monopoles généralisés des puissances impérialistes (Etats-Unis et alliés subalternes : Europe, Japon, Canada, Australie) est recherché par le déploiement permanent d’une géostratégie de contrôle militaire de la planète. Hardt et Negri sont peu loquaces à cet endroit (considèrent-ils donc le rôle de l’OTAN comme « dépassé » ?).
Hardt et Negri prétendent : (i) que les interventions politico-militaires de Washington et de ses alliés auraient déjà visiblement échoué ; (ii) que l’establishment de Washington l’ayant compris serait en voie d’y renoncer !
Le terme « échoué » mérite un examen sérieux. On pourrait certainement imaginer que Washington estimait possible – par ses interventions politiques et militaires conçues pour soutenir sa domination économique – la stabilisation de systèmes d’Etats compradore à leur service. De ce point de vue, ils auraient bien échoué. Mais leurs interventions ont simultanément détruit des sociétés entières (Afghanistan, Irak, Lybie) ou s’emploient à y parvenir (Syrie, Iran, Ukraine, Russie et d’autres). La gestion éventuelle des sociétés brisées concernées par l’Islam politique réactionnaire (Frères musulmans et autres que les médias occidentaux présentent sous un jour favorable) ou par les néofascismes d’Europe orientale gentiment qualifiés de « nationalismes » ne gêne pas la consolidation de la domination du système mondial par la triade impérialiste. Le chaos produit par la violence de l’intervention impérialiste et les errements des ripostes locales sont donc un second best dont Washington a fait son objectif. De ce point de vue Washington n’a pas échoué (ou du moins pas encore !). Et Washington n’est pas davantage en voie de reconnaître son échec. Au contraire, l’option d’une fuite en avant est celle qui a le vent en poupe, soutenue entre autre par la candidature de la va-en-guerre Hillary Clinton.
L’autre arme utilisée par l’Etat des Etats-Unis pour perpétuer sa domination est celle du dollar/monnaie internationale, encore presqu’exclusive. On a vu récemment comment cette arme a été utilisée pour soumettre les banques des alliés subalternes (les banques suisses, la BNP-Paribas) ou rappeler à l’ordre les Etats du Sud récalcitrants (cas de l’Argentine).
Il n’y a pas de monnaie sans Etat. Le dollar est la monnaie des Etats-Unis en leur qualité d’Etat qui exerce sa souveraineté dans toute sa plénitude. La puissance du dollar opère avec efficacité à travers les interventions de la Réserve fédérale (FED)sur le marché financier quand bien même ces interventions seraient destinées à soutenir le capital des monopoles. L’Etat intervient ici pour servir l’intérêt collectif du capitalisme états-unien, contre les intérêts – s’il y a lieu – de tel ou tel segment de ce capitalisme. Le discours de l’économie libérale, qui prétend que la Banque centrale, dotée d’un statut qui assure son indépendance vis-à-vis de l’Etat, laisse le marché déterminer seul la valeur de la monnaie, n’est qu’un discours idéologique qui s’emploie à faire croire qu’il n’y a pas besoin d’Etat pour gérer l’économie.
La situation dans la zone euro n’est pas différente, malgré les apparences. Ici la Banque centrale européenne (BCE) – dotée d’un statut indépendant des Etats – agit en fait comme agent d’exécution de la politique d’Etat du pays dominant du groupe, l’Allemagne. On a vu l’expression avouée de cette fonction dans l’affaire grecque entre autre. C’est pourquoi le FMI ne parle jamais de l’Europe, mais toujours et seulement de l’Allemagne.
Le dollar arme d’Etat est efficace tant que les autres Etats acceptent l’asymétrie dans les rapports juridiques entre Etats : aucune personne juridique de nationalité américaine ne peut être jugée par un droit autre que celui des Etats-Unis, sans réciproque. Il s’agit là de l’asymétrie banale dans les systèmes impérialistes anciens, coloniaux par exemple.
Armée et monnaie sont des instruments de l’Etat, et non du marché, encore moins de la société civile ! Il n’y a pas de capitalisme sans Etat capitaliste. Sur cette question fondamentale, Hardt et Negri reprennent tout simplement à leur compte la rhétorique idéologique en vogue, qui s’emploie à masquer cette réalité pour prétendre (ce qui est faux) que l’action bénéfique du capital serait entravée par les interventions inutiles et nocives de l’Etat.
On ne voit pas comment la stratégie militaire des Etats-Unis et leur contrôle du système financier mondialisé pourraient être mis en déroute autrement que par des politiques d’Etat décidées à s’en affranchir. Tenir pour inutiles – voire dangereuses – des politiques d’Etat s’assignant ces objectifs, c’est véritablement capituler et accepter l’ordre impérialiste en place.
Les politiques d’Etat mises en œuvre dans le capitalisme contemporain comme dans les étapes antérieures de toute l’histoire moderne ne sont pas exclusivement des politiques économiques au service du bloc hégémonique dominé par le capital ; elles concernent simultanément toutes les aires de la vie sociale, en particulier la gestion politique de la société. Le discours du capitalisme à la mode établit un trait d’égalité entre la loi du marché et la pratique de la démocratie électorale, pluripartite et représentative. Il s’agit là d’un abus pur et simple dont l’histoire réelle dément la réalité. L’Etat dans le capitalisme réellement existant (le prétendu « marché ») accepte – voire favorise – cette option d’apparence démocratique quand cela convient à la gestion de la société par le capital. Il recourt à d’autres moyens, autocratiques, voire fascistes, dans d’autres circonstances. Dans cette perspective, il faut se souvenir des connivences qui ont existé par le passé entre les courants prétendus libéraux (de la droite parlementaire) et les fascismes.
Hardt et Negri oublient tout cela. Ils acceptent le dogme du discours en vogue, ce qui leur permet de donner aux interventions de la société civile – aux résistances et aux luttes des exploités, de la « multitude » – une puissance démesurée, déterminante et unilatérale qu’elle n’a pas. Dardot et Laval, qui ne partagent pas cette naïveté, analysent d’une toute autre manière (et je partage leur analyse) la dialectique tantôt conflictuelle, tantôt complémentaire, entre les politiques d’Etat du capital et le déploiement des luttes contre – ou dans – ces politiques. La résultante de cette dialectique est diverse selon les situations. Dans certaines circonstances, elle oblige le capital à reculer, à s’ajuster aux avancées imposées par les luttes. Cela étant, les classes populaires (le prolétariat généralisé) acceptent alors souvent le compromis obtenu, intériorisent ses exigences et de ce fait deviennent une force active agissant dans la logique du système. Ces formes d’aliénation (le consumisme accepté) retardent la maturation de la conscience anticapitaliste requise pour aller plus loin. Dans d’autres circonstances le capital parvient à façonner le mouvement et en oriente la direction. On a vu des « multitudes » adhérer au fascisme.
Le discours en vogue – diffusé en particulier par Foreign Affairs dont les propositions sont reprises par Hardt et Negri – veut faire croire que les interventions des Etats-Unis, qu’il s’agisse d’interventions armées ou d’interventions du dollar, sont favorables par nature au progrès de la démocratie. Il faut être bien naïf pour lui faire crédit. Doit-on oublier les mensonges d’Etat auxquels les présidents des Etats-Unis ont recours en permanence pour justifier leurs agressions, hier contre l’Irak, aujourd’hui contre la Syrie et la Russie ?
Je m’en tiendrai à ces réflexions rapides, renvoyant le lecteur pour davantage de précisions à l’appendice bibliographique de cet article.
Références bibliographiques :
- La Pensée (Empire et multitude ; n°343, 2005).
- Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Stock, Paris, 2012.
- Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, Paris, 2000.
- Florence Gauthier, Triomphe et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen Syllepse, Paris, 2014.
- Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom, Karl, Gallimard, Paris, 2012.
- François Houtart, écrits divers, dont : Le bien commun de l’humanité ; Couleur Livre, Charleroi, 2013.
- Jean Pierre Chevènement, La faute de Monsieur Monnet, Fayard, Paris, 2006.
- Annie Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen ; Delga, Paris, 2014.
- Samir Amin
Analyste politique et écrivain. Directeur du Forum du Tiers-Monde à Dakar (Sénégal). Président du Forum mondial des alternatives (FMA)
10 août 2014
https://www.alainet.org/pt/node/102424
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