Le déficit de gouvernance en Haïti (II)

17/01/2014
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Le drame sur lequel on doit revenir pour fixer les responsabilités et permettre de repartir d’un autre pied est l’euphorie de l’après-1986. Le mauvais diagnostic du système absolutiste en vigueur n’a pas permis de faire les alliances nécessaires pour construire un autre édifice national. Le rôle de l’appareil de pouvoir n’a pas été bien identifié dans le maintien du système. Les vaincus duvaliéristes ont fait un pas en arrière, tout en gardant à travers l’armée et certaines strates du secteur privé, des atouts considérables qu’ils ont utilisés avec maestria pour accoucher Michel Martelly en mai 2011. Avec arrogance et sans scrupule. Au point que, sous couvert de réconciliation nationale, ce dernier s’est présenté en grande pompe aux Gonaïves le 1er janvier 2014 avec Jean-Claude Duvalier et Prosper Avril à ses côtés. Comble de la provocation, il y avait en arrière-plan une banderole rouge portant l’inscription « Mouvement des Jeunes Duvaliéristes Indépendants (MJDI) – Tèt kale tou wòz ». De l’aberration duvaliériste à l’aberration Martelly, toute la détresse du monde s’abat sur Haïti. Comme l’exprime Jacky Dahomay, « le président Martelly veut clairement montrer que la tradition de l’Etat haïtien est celle du gouvernement despotique [1]. »
 
Sous les armures du pouvoir, les cœurs ne battent pas. La dureté des conditions socio-économiques et politiques avoisine le zéro absolu. Surtout quand les fantômes des pires spectacles et de la danse persistent à troubler la vue des citoyens. La fuite des Haïtiens à l’étranger sur des embarcations de fortune est la réaction de centaines de jeunes désespérés qui préfèrent mourir noyés ou dévorés par des requins que de se laisser tuer à petit feu par un régime complètement insensible à leur misère. Les hoquets du dégoût sont multiples. Le naufrage de 17 Haïtiens près des iles Turks et Caicos [2] le mercredi 25 décembre 2013 révèle l’étrange tragédie d’un pays qui se perd et se déchire. Dans la trame du temps, la musique de notre suicide accompagne nos misères et notre désespoir. C’est le cas avec les huit femmes qui ont trouvé la mort au cours d’une bousculade pour trouver un peu de nourriture à la Fondation Eric Jean Baptiste le 25 décembre 2013, devant le local des Sœurs Salésiennes à Cote Plage 16, commune de Carrefour. Plus de 70% de notre population vivent dans l’insécurité alimentaire, tandis que, dans ce groupe, 1.5 million de personnes (le double de l’année dernière) sont dans une situation extrêmement grave [3].
 
En recherchant les moyens de faire bonne figure en toutes circonstances sans aborder les problèmes de base, la société haïtienne pense pouvoir enrayer le mal sans de voir s’attaquer à ses racines. Le Forum économique mondial (FEM), dans un rapport intitulé « The Global Energy Architecture Performance Index Report 2014 » rendu public le 11 décembre 2013, classe Haïti à la 116e place sur un total de 124 pays. Aucune économie ne peut être compétitive avec une situation énergétique aussi calamiteuse.
 
La destitution comme sanction
 
Pour le gouvernement, tout va bien. Il y a des réalisations, des chantiers, des constructions, qui avancent un peu partout. Les dirigeants ne comprennent pas que la question n’est pas de faire, mais à quel prix et comment. L’inflation a été maintenue à un niveau acceptable (4.5% en 2013), deux points en moins que l’an dernier. Le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) est de 4%. Des réponses ont été apportées au niveau des cinq E (Etat de droit, éducation, environnement, emploi et énergie) selon les circonstances de temps et de moyens. La solidarité ministérielle existe en dépit des démissions et des cafouillages. Dans l’éclairage du gouvernement, l’optimisme est de rigueur. Toutefois, en réalité, les choses sont plus complexes. Le taux de croissance doit être mis en relation avec la progression démographique, c’est-à-dire qu’il importe de considérer le PIB per capita. Avec un taux de croissance de la population de 1.5% et un taux de croissance des richesses de 4%, le PIB per capita est plus faible, soit de 2.5%.
 
Les pesanteurs observées traditionnellement et qui bloquent le développement de l’agriculture continuent dans les politiques budgétaires, monétaires, et commerciales appliquées par le gouvernement. Le niveau de l’indice Général des Prix à la Consommation (base 100 en Août 2004) a subi une forte hausse, passant de 184.7 en mai 2011 à 210.3 en novembre 2013. Les prix des produits de première nécessité augmentent tous les mois. À la prise de pouvoir le 14 mai 2011 par le gouvernement Martelly, le taux de change pour 1 US$ était de 40,26 gourdes. Au 31 décembre 2013, le taux de change est de 44.15 gourdes, soit une dépréciation de 9.6%, près de 10%, au cours de deux ans et demi avec une nette tendance à la baisse. Le taux d’intérêt moyen des prêts des banques commerciales, qui était de 18.8% en mai 2011, affiche une tendance à la hausse, atteignant jusqu’à 23% avec une moyenne autour des 20%.
 
Ces faits sont seulement la pointe de l’iceberg d’un environnement intérieur qui est loin d’être concurrentiel. On peut en ajouter d’autres, dont la grève des avocats qui a débuté le 24 octobre 2013 et paralysé pendant plus d’un mois les activités du barreau de la capitale qui demandait la démission de Francisco René, commissaire du gouvernement. Ce dernier avait procédé à « l’arrestation jugée " illégale et arbitraire " de Me André Michel, le 22 octobre 2013 suite à une banale fouille d’un véhicule dont l’avocat s’est retrouvé un passager. Paradoxalement, le chauffeur est parti et Me Michel arrêté [4]. » Le gouvernement utilisait la justice pour sévir contre un avocat connu pour ses positions critiques.
 
La grève des avocats a été suivie le 6 novembre d’une manifestation pacifique de ces hommes et femmes en toge dans les rues de la capitale, armés de la Constitution ou d’un manuel de droit en mains. Les barreaux des villes de province telles que Saint-Marc, Petit-Goâve, Croix-des-Bouquets, Mirebalais, Hinche, Miragoâne, Cayes et Gonaïves ont prêté main forte à leurs collègues de Port-au-Prince. Sur la banderole en tête de la marche était écrit « Pas d’investissements garantis sans des avocats libres de pratiquer ». En effet, Haïti ne peut pas être la terre d’accueil d’investisseurs étrangers sans une refonte générale de son système de gouvernance basé sur l’absolutisme présidentiel. Le débat a été alimenté avec d’autres banderoles réclamant un État de droit et disant « Non à l’arrestation arbitraire et illégale d’un avocat ». Le message est passé, et le pouvoir exécutif a capitulé devant le réveil du pouvoir judiciaire en congédiant Francisco René le 27 novembre.
 
L’établissement de l’État de droit est impossible avec l’absolutisme qui donne tous les pouvoirs au Président de la République. Par exemple, on a vu aux Etats-Unis le Congrès contester la nomination de juges par le président Obama sans le consentement du Sénat. La Cour suprême doit décider si les nominations effectuées sont conformes à la Constitution. D’aucuns diront qu’il s’agit là d’une façade. Elle reste toutefois un rempart contre la tentation totalitaire et les attaques répétées des forces de l’argent et du statu quo.
 
Embrasser l’irrationnel au nom de la raison
 
La compétitivité de l’économie haïtienne dépend beaucoup plus de sa gouvernance que des variables telles que les taux d’intérêt, le taux de change et les déficits publics. Il ne s’agit nullement de sous-estimer ces variables, en particulier les déficits publics qui ont atteint huit milliards de gourdes. Mais le vrai problème est le déficit de gouvernance qui ne peut être résolu sans les ressources humaines adéquates. Nous souffrons d’un déficit de vision caractérisée par une absence d’idéal collectif, ce, tout en affichant des ambitions personnelles démesurées. Nous continuons de payer très cher les inconséquences de cette décision. Dès qu’il s’agit de prendre le pouvoir, nous mettons de côté tout bon sens, toute cohérence et toute vision claire. Ajoutons immédiatement que la vision claire ne saurait signifier, comme on l’entend parfois, l’exclusion de la population qui parle créole. Déjà Edmond Paul écrivait en 1863, « Parler en créole pour exprimer une juste pensée vaudra toujours mieux que parler en beau français pour exprimer une pensée fausse [5]. »
 
La vision claire à ce niveau doit s’articuler sur une stratégie économique intégrant toute la population et non un petit groupe. Remarquons que depi nan tan bembo, la classe politique se caractérise par une absence totale de stratégie économique et une culture d’ambivalence qui est l’essence de nos comportements. Nou toujou gen 2 bouji limen nan men nou, youn pou on bagay e lot la pou jis le kontrè de sa nap mande ya. Culture esclavagiste qui, de l’enfant au vieillard, nous fait embrasser l’irrationnel au nom de la raison. Culture qui alimente la mauvaise gouvernance conduisant à la fuite de plus de 80% des cadres haïtiens à l’étranger [6]. Combien des 731 médecins haïtiens formés à Cuba depuis 2005 travaillent en Haïti par rapport à ceux qui ont dû émigrer en Espagne et en Amérique Latine ? Même si les transferts monétaires de la diaspora constituent 52.7% du PIB d’Haïti [7], ils constituent une maigre compensation pour cette terrible saignée.
 
Le fait qu’Haïti n’offre pas de cadre pour l’intégration de ses compétences constitue une perte sèche et favorise la médiocrité. Comme l’écrit dans Rankit  [8] le poète Georges Castera : « Nou pèdi lakat,wa di se you letanpki make-nou.Nou bare lan chimen. » (Nous devenons dingues. On dirait que nous sommes marqués à l’étampe du malheur. Notre route est barrée.) Tout le reste découle de ce déboussolement, de cette perte du sens des symboles. Cela va des relations entre patrons et ouvriers au sein des entreprises qui se sont détériorées à cause du salaire minimum à l’absence de transparence dans la gestion du Fonds National d’Éducation. Le gouvernement est incapable de rendre des comptes à la population au jour le jour sur l’argent collecté à partir de la taxe sur les transferts et les appels téléphoniques.
 
Nombre de routes reçoivent des revêtements d’asphalte sans que le travail préalable de drainage soit fait. Cela conduit à des affaissements du sol qui occasionnent des inondations en cas de pluie. Le contraste est net entre les discours sur la priorité théoriquement accordée à l’éducation et les déboires observés dans la gestion du Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO). Une vraie mare de la corruption dans laquelle baignent les députés associés au pouvoir qui créent des écoles bidon en province pour recevoir de l’argent public.
 
Haïti n’a connu aucune amélioration dans le classement par rapport à l’année 2012 et est à la 163e place sur 177 pays en 2013 selon Transparency International. La dénonciation des pratiques de corruption impliquant la famille présidentielle a provoqué l’arrestation de l’avocat André Michel et la mort suspecte du juge Jean Serge Joseph qui enquêtait sur la plainte portée par l’avocat contre la famille présidentielle [9]. Bien imprégné de la culture duvaliériste, qu’il évoque d’ailleurs avec nostalgie, le président Martelly perpétue à loisir les pratiques scandaleuses qui lui servent de modèles et qu’il reproduit à l’infini. Avec de telles références, Haïti est condamnée à être continuellement aspirée par le vide et à ne plus répondre à ce qu’elle fût. La décision des États-Unis de retirer Haïti de la liste des six pays les plus dangereux de la terre est sans doute une bonne nouvelle, mais il est difficile de comprendre en quoi cette décision constitue une victoire pour le président Martelly.
 
Il importe de réaliser un réarmement éthique pour tordre le cou une fois pour toutes au déficit de gouvernance qui affecte Haïti. N’allez surtout pas répondre qu’on n’y peut rien. Ce que nous vivons aujourd’hui est le résultat de la décadence des tontons macoutes. Haïti paiera encore davantage dans cinquante ans si triomphe la coupable mentalité d’assistés encouragée par cette nouvelle race de malfaiteurs. Alors, ce qui reste de la maison Haïti sera entrainée dans la chute. Le cynisme de la bande à Martelly est de se dire : « On peut investir dans la bêtise, se faire un capital de popularité et engranger ensuite grâce à la publicité et aux techniques de communication de masse [10]. » Les démocrates se doivent d’indiquer aux jeunes que cette réponse est illusoire et fausse. Leur avenir est aujourd’hui. L’impunité des gens au gouvernement ne peut continuer indéfiniment. L’opposition démocratique se doit de dire au pouvoir qu’il doit payer un prix pour ses violations de la Constitution. L’heure de la justice a sonné. Sortir du déficit de gouvernance c’est permettre que le vice ne soit pas récompensé et que la vertu gagne.
 
…………..
 
- Leslie Péan est économiste, écrivain
 
[1] Jacky Dahomay, « Le retour de Duvalier », Madinin’Art, Martinique, 8 janvier 2014.
 
[2] David Odalle, « More than a dozen Haitians die in boat tragedy off Turks and Caicos », Miami Herald, December 25, 2013.
 
[3] AKJ (Haïti Grassroot Watch), Les causes de la faim en Haïti, P-au-P, 10 octobre2013.
 
[4] « Haïti-Justice : Manifestation des avocats du barreau de Port-au-Prince le 6 novembre », AlterPresse, 4 novembre 2013.
 
[5] Edmond Paul, Œuvres posthumes, Paris, Dunod, 1896, p. 326.
 
[6] Pablo Fajnzylber et J. Humberto López, Close to Home The Development Impact of Remittances in Latin America, World Bank, 2007, p. 11.
 
[7] Ibid. p. 4.
 
[8] Georges Castera, « Rankit », Platte Valley Review, Volume 32.1, Winter 2010-2011.
 
[9] « Attorney in Haiti who brought government corruption cases detained », Associated Press, October 23, 2013. Lire aussi Kevin Edmonds, « Haitian Senate Committee Calls for President Martelly to be Charged with High Treason », NACLA, August 15, 2013
 
[10] Leslie Péan, « Diriger un pays au rythme de « Fè Wana mache », 2e partie, Radio Kiskeya, 20 janvier 2013.
 
Source: AlterPresse
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/82536
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