Les blocages au changement démocratique en Haïti (2 de 2)

06/07/2016
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6) L’absence d’autolimitation de soi

 

L’éducation de notre classe politique ne limite pas les actions que nous pouvons entreprendre en fonction de nos compétences mais plutôt en fonction des pouvoirs (souvent occultes) que nous nous octroyons. L’école ésotérique des Griots a même fait découler ces pouvoirs des puissances tutélaires. Comment des individus qui n’ont jamais occupé un poste quelconque dans les affaires d’État peuvent-ils décider un matin d’être candidats à la présidence ? Cela relève de la folie. Ce sont nos frères et sœurs qui sont malades et qui doivent être traités. Il est important de se pencher sur cette question. Il est clair que les illettrés veulent avoir le pouvoir et ne tiennent pas à être tenus à l’écart sous prétexte qu’ils sont incompétents. La nation fait face à un dilemme étant donné le fort taux d’analphabétisme et d’illettrisme.

 

À cette étape, nous sommes confrontés à la question du leadership qui ronge Haïti depuis sa naissance. Haïti doit-elle être dirigée par des analphabètes qui sont la majorité ? À cette question, il n’y a pas de réponse royale. La sphère publique appartient à tout le monde. Ceci est bien établi depuis le Protagoras de Platon. Tout au plus, on peut établir des règles pour empêcher n’importe quoi. En Haïti, certains cadres ont tenté d’y répondre par une totale immersion dans la culture populaire dont ils en sont sortis mentalement dérangés. Gagner la confiance des masses tout en gardant une rationalité scientifique est un délicat casse-tête. Un pèlin-tèt pour employer le langage de Frankétienne.

 

En attendant que le savoir ait atteint une masse critique dans la société haïtienne pouvant neutraliser les chercheurs de gloire, de pouvoir et d’autorité, les intellectuels doivent accepter d’éclairer la société sans être nécessairement présidents de la République. En ce sens, leurs aspirations ne doivent pas être dissimulées. Ils doivent être sans état d’âme. C’est le prix à payer pour combattre le factionnalisme, empêcher que les populistes fassent bande à part et maintenir l’unité nationale. Avec sa candidature à la députation en 1902, Anténor Firmin remet en question le leadership de Nord Alexis qu’il avait contribué à créer au cours des vingt années antérieures. En effet, Firmin avait soutenu le général Hyppolite contre le général Légitime d’une part, puis avait avalisé la marche sur Port-au-Prince des troupes du général Nord Alexis à la chute du gouvernement du général Tirésias Simon Sam en 1902 d’autre part.

 

7) Domination de l’ésotérisme et la magie

 

Un courant de pensée martèle dans les esprits que les causes du mauvais sort d’Haïti sont la cérémonie du Bois-Caïman et le pacte conclu alors avec le diable. D’un autre côté, nombre de fanatiques du mysticisme prétendent que le mal d’Haïti vient justement du fait que la société s’est éloignée des dieux tutélaires qui l’ont enfantée en galvanisant les esclaves. Duvalier a exploité ce pan de la société haïtienne se réclamant de l’occultisme et de l’ésotérisme. Pour assurer sa domination de l’univers imaginaire, il a non seulement recruté des bòkò parmi les tontons macoutes mais aussi il s’est assuré que sa photo figure au potomitan de tous les péristyles vodou. Tout comme il s’est déclaré le protecteur des loges maçonniques.

 

Ainsi, ce qui était pendant longtemps à la périphérie est maintenant au centre. La laïcité de l’État est compromise avec des entités religieuses impliquées de plus en plus dans les affaires publiques. Les luttes de pouvoir ont produit un refus de savoir où l’absolu et la certitude n’existent pas. Tout est relatif. Il n’y a pas le bien et le mal. Il n’existe pas de vérité objective et tout est ramené aux intérêts de la personne qui parle. Les intérêts mesquins d’un groupe politique sont la vérité. Le sens du bien commun s’en ressent. Les convictions basées sur la conscience disparaissent au profit des postes politiques convoités à cause des avantages matériels qui leur sont associés. De ce fait, la loi ne saurait être une pour tous ni s’appliquer dans toutes les circonstances. Les structures mentales ainsi conditionnées dès la tendre enfance sont prêtes à accueillir toutes les déviations de la conscience au point de l’annihiler elle-même en atteignant ainsi le point ultime de la clochardisation. C’est justement le constat auquel aboutit l’agronome Jean-André Victor qui écrit : « Le carburant qui nourrit l’instabilité politique est dans l’âme de nos dirigeants. C’est le fait de vouloir rester au pouvoir par la ruse, la violence, la tricherie et la manipulation [1]. » On ne se détache pas de ce rapport ancré dans l’âme de nos dirigeants avec la promotion de l’ésotérisme, du mysticisme et de la magie. Haïti ne pourra faire un pas en avant sans privilégier la rationalité dans la manière de concevoir la réalité.

 

8) Le refus d’intégration de la diaspora

 

Sans la diaspora, l’économie haïtienne serait déjà morte. Les transferts de la diaspora ont un effet multiplicateur non négligeable sur la société en général. Le PIB de la diaspora haïtienne est de 30 milliards de dollars, soit près de quatre fois celui d’Haïti qui est de 8 milliards [2]. Les transferts ne sont qu’un quart des revenus des migrants haïtiens. Contrairement à une école de pensée qui y voit uniquement l’aspect microéconomique i.e. la consommation des ménages, les transferts ont un impact macroéconomique significatif. Ils permettent aux paysans d’améliorer la productivité agricole en achetant des intrants, mais aussi participent dans les investissements en éducation, santé et logement. Les transferts qui représentaient 2% du PIB en 1991 représentent vingt ans plus tard plus de 20% du PIB. Les finances de l’État dépendent à 75% des transferts dont les montants servent à payer les droits de douane et autres taxes.

 

On s’en est rendu compte lors de l’embargo de 1991-1994 quand les Américains décidèrent de réduire les transferts à US$ 50 par mois. Ce qui fit diminuer les transferts de $123 US million en 1989 à $43 US million en 1994. Dans tous les cas, les transferts ont joué un rôle important pour ralentir la dégringolade de la gourde face au dollar. Selon Jude-Henri Jeanniton, « une augmentation d’un pour cent des envois de fonds (respectivement le différentiel entre le log de la masse monétaire américaine et le journal de l’offre de monnaie haïtienne) donne lieu à une appréciation de 27 pour cent (respectivement 30 pour cent) du journal des taux de change [3]. »

 

Une politique d’intégration de la diaspora permettrait d’attirer des flux de capitaux pour des investissements. Mais il y a une réticence systématique à ouvrir les portes et les fenêtres pour accueillir les Haïtiens de la diaspora en les intégrant complètement dans la vie sociopolitique et économique. L’épargne de la diaspora pourrait mieux être mise en valeur de cette manière pour résoudre les problèmes d’électricité, d’eau potable, d’assainissement.

 

9) Le syndrome de la division

 

La société haïtienne ne peut pas avancer quand le syndrome de la division porte ses enfants à avoir 54 candidats puis 27 candidats à la présidence. Ceci est tout simplement absurde et ridicule. La société doit établir des balises pour l’empêcher de continuer sur cette voie dangereuse. Cette problématique de la division est d’autant plus importante qu’elle ne concerne pas uniquement le personnel politique de droite ou du centre. Les divisions marquent aussi le camp des gens de gauche qui se réclament de la majorité et qui veulent le progrès social. Pourquoi des courants politiques identiques refusent de s’associer ? Pourquoi la culture politique est-elle rébarbative aux pratiques des élections primaires ?

 

Qui expliquera aux nouvelles générations l’histoire du mouvement communiste haïtien (PEP, PUDA, PPLN, PUCH) dont de nombreux cadres ont arrosé la terre d’Haïti de leur sang ? Des Eddy Petit, Bob Désir, Gérald Brisson, Alix Lamauthe, Joël Liautaud, Adrien Sansaricq ne demandaient rien d’autre que de voir un pays où règnent la justice et le droit. Nombre d’entre eux sont les victimes du traitre Franck Eyssalène qui les dénoncèrent aux tontons macoutes. Selon Milo Gousse [4], la division au sein du PUCH entre Beauhaurnais Dornéval et Siegfried Sanders devait conduire à l’élimination de deux cent jeunes du quartier de l’Arcahaie entre 1972 et 1977. C’est alors que sont tués René Franex, Jean Souffrant, Alix Thomas, Quiquite Florestal, Marie-Thérèse Féval, les frères Guélo et Horace Daccueil, Ronald Duchemin, Reynold Timoléon, etc.

 

Ces hécatombes n’empêchent pas la division de s’installer une décennie plus tard entre René Théodore et Gérard Pierre-Charles, deux vétérans des luttes politiques. On connait la suite. Le premier crée le Mouvement de Reconstruction Nationale (MRN) qui aura le soutien de Washington pour promouvoir la candidature de Théodore comme premier ministre lors du coup d’état militaire de Cedras. Solution rejetée par les groupes locaux qui lui préfèrent Marc Bazin. Le second rejoint Fanmi Lavalas qui contribue à propulser Aristide à la présidence. Cette union ne devait pas résister à la grosse artillerie populiste qui instaure le brouhaha en 1996 entre les protagonistes avant la rupture qui sera consacrée après les élections de l’an 2000. Le pire est que tout continue comme si de rien n’était. Comme si la division était sacrée. Comme si l’esprit haïtien exigeait cela ! Comme si c’était la condition pour pavoiser !

 

10) La confusion politique avec l’absence de pensée et d’idéologie

 

Enfin, il convient de faire une analyse sérieuse des classes moyennes et de ce que le professeur Marcel Gilbert a nommé la « classe politique régnante de pouvoir d’État » dans le blocage du processus du changement démocratique en Haïti. À ce sujet l’expérience du président Dumarsais Estimé (1946-1950) doit être étudiée dans ses détails pour comprendre comment elle a été vaincue de l’intérieur avec la corruption de la figue-banane, celle du Bicentenaire, et surtout la révision de la Constitution pour que le président ait un second mandat. Ce dernier point devait servir de prétexte aux militaires pour réaliser le coup d’État du 10 mai 1950. C’est aussi à cette époque que nait le courant idéologique pernicieux du PCH de Roger Mercier qui va fourvoyer un tas de jeunes, leur mettant dans la tête des idées confuses dont ils ne s’en débarrasseront jamais. Ce courant idéologique a revendiqué pour des raisons folkloriques l’alliance avec le fascisme des Duvalier.

 

De son expérience dans ce fameux PCH dont il fut un membre de 1966 à 1968 avant d’être expulsé et jugé, l’écrivain Frankétienne en a tiré l’expression Sacacacas. Frankétienne le dit lui-même : « Membre du Parti communiste haïtien dans les années 60, j’ai rompu bruyamment avec le secrétaire général du parti qui était de connivence avec le régime d’alors pour envoyer de jeunes militants à la boucherie [5]. » Il n’empêche que près d’une décennie plus tard, des jeunes continuaient de tomber dans le Sacacacas. C’est le cas avec Maxon Charlier et un groupe de ses amis dénoncés par Roger Mercier [6] et qui sont arrêtés et torturés aux Casernes Dessalines pendant neuf mois en 1976. Mais ce qui est plus grave encore, c’est l’impunité dont bénéficient les tortionnaires et les stratèges de cette association de malfaiteurs. Une question qui devrait brûler les lèvres. Ils ne font aucune autocritique et ils ne sont pas sanctionnés. Les survivants répondent avec des sourires entendus et des sous-entendus alambiqués du genre « les morts ont toujours tort ».

 

Sortir du repli sur soi

 

Ces obstacles peuvent être surmontés si d’abord nous en sommes conscients de leur importance et de leur impact. Un autre cadre mental est nécessaire pour réaliser le changement démocratique en Haïti. Seulement alors pourrons-nous sortir du repli sur soi qui nous a été imposé par la communauté internationale raciste pendant près de deux siècles. Un repli sur soi devenu une culture cannibale incapable de gérer les conflits d’intérêts des uns contre les autres sans que la société entière soit lésée. Mais aussi sans que l’arbitrage se fasse toujours au détriment de la grande majorité au bas de l’échelle sociale. L’intégration pleine et entière de la diaspora peut contribuer dans ce processus pour inventer une forme originale d’adaptation au XXI siècle. En ce sens, les jeunes de la diaspora haïtienne et en particulier ceux qui sont en République Dominicaine peuvent être convertis en des atouts pour une projection dynamique dans l’avenir.

 

Bien sur, tout ceci commence par le souci de rompre avec la façon de faire la politique à l’haïtienne. Un personnel politique cultivé c’est-à-dire qui lit, s’informe et participe aux débats est plus que jamais nécessaire. Haïti ne peut pas avancer tant que les classes possédantes de ce pays méprisent le savoir. Comme l’explique Gary Olius, « La politique à l’haïtienne a son langage, ses mimiques et son système de codification. C’est ce dernier, d’ailleurs, qui permet aux politiciens de se comprendre facilement et de s’entendre au détriment du reste de la société. …. La politique à l’haïtienne c’est aussi ça : un jeu cynique, macabre, rocambolesque et joué par des joueurs sans pitié, sans humanisme pour ne pas dire sans humanité [7]. »

 

Loin de toute réflexion pour faire avancer l’action, les activistes politiques ne tiennent pas compte assez de la pensée pour servir le bien commun et se lancent tête baissée dans des pratiques pour prendre le pouvoir et le garder.

 

……….

 

- Leslie Péan est économiste, écrivain

 

[1] Jean-André Victor, « Pourquoi et comment Haïti s’effondre-t-elle ? », Le Nouvelliste, 28 novembre 2012.

 

[2] Kesner Pharel, « Entrevue avec Pierre Marie Boisson : Analyse de l’évolution de l’économie mondiale et Haïtienne au 11/1/2015 (2ème partie), Groupe Croissance, 2015.

 

[3] Jude-Henri Jeanniton, « Monetary Models of Exchange Rate in a Remittance Receiving Economy : The Case of Haiti », Research Papers. Paper 38, Southern Illinois University Carbondale, 2013, p. 14.

 

[4] Milo Gousse, « Pourparlers secrets », Haiti-Observateur, 11-18 août 1978, p. 7, 11, 15.

 

[5] Rencontre avec Frankétienne », Le National, 15 octobre 2015.

 

[6] Ghislaine, André, Gérarda, Vélina, Monique D. et Maguy M. Charlier, Notice biographique de Max Etienne Rey-Charlier, dit Maxon, Montréal, 16 octobre 2011.

 

[7] Gary Olius, « La politique à l’haïtienne et un Etat à moderniser », AlterPresse, 25 janvier 2008.

 

 

Source: AlterPresse, 5 juillet 2016

http://www.alterpresse.org/spip.php?article20352#.V31GWxLYSyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/178626
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