Des idées, des événements et des personnes

12/02/2012
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On l’a échappé belle !!! Les points d’exclamation s’imposent. Sous le régime des Duvalier père et fils, la dénonciation par coups de langue d’un soi-disant complot aurait envoyé sous terre tous ceux qui étaient à la résidence du Premier Ministre ce mercredi soir 1 er février 2012. La machine de répression se serait refermée sur tous les présents et, en une nano-seconde, les puissances diaboliques du pouvoir auraient fait passer de vie à trépas premier ministre, sénateurs, députés et autres. La subjectivité maladive d’un individu aurait ainsi confectionné des habits sur mesure aux soi-disant comploteurs pour les livrer à la mort. L’absurde érigé en système aurait triomphé une fois de plus, avec la fierté de s’enfoncer dans l’erreur, dans cette accumulation de l’appauvrissement qui est le sort réservé par la malédiction du pouvoir absolu aux détenteurs de subjectivité archaïque.
 
Loin de tout réductionnisme, ne cherchons pas à savoir qui est cet individu, ni à discuter de cet évènement dont les traces seront gommées par le temps. Mais arrêtons-nous aux idées dominantes du pouvoir dans notre société, lesquelles idées font que nous n’arrivons pas à résoudre les problèmes qui nous assaillent et sur lesquels nous refusons de réfléchir. Le président Martelly l’a échappé belle, lui aussi, en ne versant pas tête baissée dans la répression arbitraire. Sa fougue impétueuse lui a servi en lui permettant de se défouler dans la transgression des principes élémentaires de bienséance. Évitant de tomber dans le piège du logiciel du châtiment, il a préféré passer outre les étiquettes de la fonction présidentielle pour demander des comptes. Avec une absence de décence publique et de pudeur, certains diront d’hypocrisie, à la manière d’Aristophane le comédien.
 
Mais, en deux temps trois mouvements, il s’est vite rendu compte qu’il avait été trompé. Il s’est alors calmé, non sans laisser aux uns et aux autres l’image impérissable du théâtre qu’il a animé ce soir-là. Comment le condamner sans appel, sans impliquer du même coup les Haïtiens qui ont élu leur vedette du spectacle, président de la République ? On savait donc à quoi s’attendre surtout quand les circonstances le mettent le dos au mur. Il en sort des débordements auxquels les étrangers sont épargnés et qui semblent être réservés uniquement aux compatriotes. Des débordements qui reflètent les incohérences de nos modes de pensée et les contradictions de ce quotidien qui nous fit l’élire en premier lieu. La grivoiserie alors représentait le moindre mal. Cela fait penser à Platon qui, pour faire comprendre au tyran Denys de Syracuse la démocratie du gouvernement d’Athènes, ne trouva rien de mieux que de lui envoyer les comédies d’Aristophane. Désaveu cinglant de ceux qui vouaient Aristophane aux gémonies. Toutefois, dépendant de la juridiction, les injures de nature sexuelle et les grossièretés sont traitées différemment dans les tribunaux et autres Cours de justice et, dans certains cas, justifient des licenciements pour faute grave.
 
La raison commande de ne pas se laisser distraire
 
Par delà injures et insultes, à ce carrefour de la vie nationale, la sagesse est nécessaire pour garder les yeux sur les grands objectifs de responsabilité qui nous incombent. Comme le veut Hegel, « la chouette de Minerve se lève tard à la tombée de la nuit ». Nous vivons encore la pertinence des pratiques duvaliéristes d’arbitraire dans la vie politique et sociale. Les conditions de possibilité de l’exercice de la déraison continuent d’exister. Il est tout à fait normal que des parlementaires se réunissent chez le Premier Ministre pour discuter des questions nationales. C’est ce qu’exige même la cohabitation. D’ailleurs les deux échecs subis par le président Martelly lors du choix de son premier ministre lui ont ouvert grands les yeux sur le caractère incontournable du pouvoir parlementaire. On avait donc tourné le cap et l’heure était aux initiatives entreprises par le gouvernement Martelly-Conille pour trouver une porte de sortie à la dépression dans laquelle végète l’économie haïtienne. En effet, le président Martelly et son premier ministre se démènent comme des diables pour trouver les investissements nécessaires à la création d’emplois afin de soulager les conditions de vie de la population haïtienne. Aussi, ils ne gagneraient rien à divorcer car cela risque de précipiter une crise qui ne serait pas prometteuse pour attirer les investissements étrangers.
 
La voix de la raison commande de ne pas se laisser distraire par la grossièreté du langage et des gestes traduisant le brouillard intérieur de ce temps de carnaval que nous vivons. Notre tâche est ne de ne pas laisser ceux qui s’occupent des événements et des personnes bricoler dans leur coin. Sans sectarisme, il faut leur tendre la main pour les amener à réfléchir et à s’occuper des idées. Il faut les amener à réfléchir sérieusement par delà les préoccupations légitimes de la presse, des parlementaires, et des citoyens sur les relations entre le Président et le premier Ministre, lesquelles relations ont été mises à mal avec « l’incident » du 1 er février à la résidence privée de ce dernier. Deux ans après le séisme qui a ravagé Haïti, la moindre maturité psychique recommande une certaine sagesse pour se relever. La sagesse d’une culture politique contre l’exclusion.
 
En effet, le Premier Ministre a été désigné par le président comme chef de gouvernement. Il n’a pas été élu et en tant que tel, il est limité dans ses attributions. C’est vrai qu’il a reçu la confiance d’une très large majorité du Parlement élu comme on le sait au cours d’élections officielles organisées sous le gouvernement de René Préval. Mais cette majorité a tendance à s’effriter du fait même qu’elle n’a pas les moyens pour mener une politique de développement dont les rênes sont entre les mains du pouvoir exécutif. C’est une situation particulière que nous vivons du point de vue du fonctionnement de notre régime politique. Dans pareille situation, il importe de s’appuyer non seulement sur une culture générale de base, mais aussi sur la connaissance réflexive de nos traditions politiques pour trouver une honorable porte de sortie sans effusion de sang.
 
Au-delà des contraintes, amertumes et frustrations
 
Le pays connait une situation extrêmement difficile. C’est en connaissance de cause, conscient de toute la complexité de cette situation que la fonction de Premier Ministre doit être assumée malgré ses contraintes et parfois ses amertumes et frustrations. L’enjeu en vaut la peine pour Haïti et pour les Haïtiens, dans la perspective que l’homme est appelé à s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable [1] ». D’où la nécessité de se focaliser sur les idées à partir d’un retrait des personnes et des événements considérés comme éphémères. Haïti ne s’est pas encore relevée de la fracture historique duvaliériste qui empêche la présidence de faire la différence entre l’État et le gouvernement. La subjectivité collective est conditionnée par l’absolutisme présidentiel qui accapare 80% du budget national laissant des miettes aux pouvoirs législatif et judiciaire et à l’Université.
 
Dans l’orbite de l’anti-modernité dans laquelle nous évoluons, de deux maux, il faut choisir le moindre. Le chaos haïtien est borné par la dictature et l’anarchie. Entre ces deux pôles, le pays est astreint à une futilité légendaire dans un climat de mortification globale aux relents de macoutisme produisant cette subjectivité qui rend difficile toute retenue et toute maitrise de soi. S’exhiber pour se sentir exister, koupe rache, kraze brize, faire des ridicules contorsions, tout voum se do, sont devenus des comportements acceptables dans un monde où le sens du sacré a disparu. Dans la lutte pour le rétablissement de relations sociales fondées sur une éthique et le respect mutuel, la sagesse recommande de ne pas se laisser distraire par des incidents de parcours finalement secondaires par rapport à l’essentiel, c’est-à-dire l’amélioration des conditions de vie de plus de trois-quarts des ménages qui vivent avec moins d’un dollar américain par jour [2]. Les « incidents » à la Arnel Bélizaire et ceux qui ont eu lieu à la résidence privée du premier ministre le 1 er février sont tout simplement regrettables. Ce sont les mécanismes de défense de ce refoulé que nous charrions tous, cette incapacité à sortir du chen manje chen et à produire une société vivable. D’où la difficulté à présenter des excuses autant par les partisans du mutisme arrogant que par ceux du silence hypocrite. De toute façon, la conception archaïque du pouvoir absolu bloque tout repentir sincère.
 
Un effort de tolérance, d’intelligence et de patience
 
En réalité, les uns comme les autres sont pris, malgré eux, dans un système qui les précède. Leur sujétion à ce système est perceptible dans le savoir des pratiques d’exclusion bétonnées dans nos Constitutions. Savoir multiséculaire d’un système dont l’éthique s’articule sur la loi excessive en apparence du refus de la propriété du sol haïtien au Blanc et aussi du refus de sa participation dans l’administration publique, surtout au sommet de l’appareil d’État. Refus signifié qui, à défaut de s’appliquer au Blanc, est réservé aujourd’hui aux Haïtiens de la diaspora. L’exclusion de l’Autre demeure l’idéal, l’impensé fondateur, la substance du système d’absolutisme du pouvoir que nous charrions depuis plus de deux siècles. Par système il faut entendre, dit Foucault, « un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment indépendamment des choses qu’elles relient… [3] ». Le corpus de savoir, les règles sans auteur, le contenu anonyme des vérités d’une époque est bien la somme de toutes les pratiques de pouvoir constituant l’ordre des mots et des choses de cette époque. C’est à cette structure théorique que Foucault réfère quand il écrit : « Avant toute existence humaine, toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système que nous redécouvrons [4] ».
 
Dans le calme et la fermeté, la réponse des démocrates se doit d’être sans ambigüité. La réflexion et la lucidité ne doivent pas être assimilées à des signes de faiblesses. La priorité aux affaires de l’Etat prend le dessus sur les questions personnelles. Ce sont les progrès dans la lutte contre le chômage, les maladies dont le choléra, l’absence d’instruction et la misère qui transformeront les comportements individuels de manière durable. Une telle lecture revendique la libération de l’État marron de sa capture par une minorité égoïste et ouvre la porte à la correction des errements manifestes dans la sphère privée. Dans les circonstances présentes, nous devons tous faire un effort de tolérance, d’intelligence et de patience pour ne pas aggraver une situation générale déjà complexe et difficile. Il y a des opportunités pour Haïti, et nous devons mettre de coté notre ego en vue de mettre l’intérêt du pays au dessus de tout. Eleanor Roosevelt disait : « Les grands esprits débattent des idées, les esprits moyens débattent des événements, les petits esprits débattent des personnes ». Puissent nos compatriotes, gouvernants et gouvernés, travailler à être des grands esprits !!! Et à trouver une solution consensuelle à la crise actuelle. Essayons pour une fois de faire triompher la raison en réfléchissant à partir des universaux, ces valeurs qui ne cessent de se manifester, mais qui sont combattues, dans notre singularité.
 
[1] Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Collection Tel, Gallimard, 1966, p. 398.
 
[2] Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI), Enquête Budget Consommation des Ménages (EBCM) 1999 – 2000, P-a-P, Haïti, 2000.
 
[3] Michel Foucault, Dits et Écrits, Tome I, Paris, Gallimard, 1994, p. 514
 
[4] Ibid, p. 515.
 
Source: AlterPresse
 
https://www.alainet.org/fr/active/52776
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