Le réflexe de rejet des Haïtiens de l’extérieur mis à l’épreuve (I)
16/10/2011
- Opinión
La conjoncture politique actuelle, qui a une fois de plus exposé au grand jour le traditionnel réflexe de rejet des Haïtiens formés à l’étranger ou expatriés, est une excellente occasion de méditer sur ce sujet qui nous interpelle tous. À la fois les Haïtiens de la diaspora, qui s’estiment à bon droit autorisés à revenir au pays pour contribuer à son développement, et ceux de l’intérieur dont un grand nombre voit en eux une menace. Sous couvert d’exigence de connaissance des problèmes du pays, la disposition constitutionnelle prévoyant un nombre minimum d’années de résidence au pays institue une forme à peine voilée d’ostracisme.
L’opprobre sociopolitique dont Daniel-Gérard Rouzier, Bernard Gousse et Garry Conille ont été tour à tour victimes, — et longtemps avant eux Robert Manuel — est symptomatique d’un mal profond de la société haïtienne. Si Garry Conille a pu finalement bénéficier d’une certaine flexibilité pour sortir du dogmatisme constitutionnel à plusieurs vitesses en vigueur, la question de l’aliénité demeure centrale dans la politique haïtienne. Par aliénité, le sociologue Dauge désigne un « ensemble de modes d’être et d’agir étrangers et contraires au Moi véritable (ou au je) » [1]. Nous nous proposons ici d’essayer de comprendre comment s’est faite la construction psychologique de la société haïtienne, comment se sont organisées la perception et la dévalorisation de l’Autre, et comment se sont imposés les clichés sur les Haïtiens de l’extérieur. Le cas de Garry Conille est une illustration de l’aliénité qui n’a rien de positif pour la société haïtienne.
Haïti est-elle au bout de ses peines avec la création du gouvernement dirigé par le premier ministre Garry Conille, près de cinq mois après l’investiture du président Michel Martelly ? Le vote positif du Sénat peut être perçu comme une preuve que le dicton « Haïtien signifie haïr les siens » est faux ou, du moins, n’est pas toujours vrai. La conjoncture a aidé à vaincre le syndrome de la haine de soi et Garry Conille a pu se faufiler par le chas de l’aiguille d’exclusion qui mine de l’intérieur notre entité de peuple déjà persécuté par des ennemis de l’extérieur. C’est dans ce contexte que se poursuit sans pitié la malédiction infligée par les puissances coloniales racistes pour faire dérailler l’expérience haïtienne et abêtir les Haïtiens.
Les circonstances ont contraint des adversaires d’hier à travailler ensemble
Les Anglo-Saxons ont raison de dire « la politique crée d’étranges amitiés » (politics makes strange bedfellows). Dans le cas de Garry Conille, il semble étrangement que ce ne soit pas la politique qui ait joué en sa faveur, mais plutôt l’adversité. En effet, les adversaires du président Martelly, si ce ne sont ses ennemis, ont décidé d’apporter leur concours à Garry Conille pour tenter de freiner une tendance de la présidence à l’absolutisme. Les treize votes des sénateurs mal élus du Parti INITE ont été déterminants dans la victoire de Garry Conille. Ce n’est pas de la comédie. C’est plutôt la preuve que même des adversaires ont souvent des intérêts communs. La guerre, la guéguerre, a paralysé le pays pendant cinq mois. Les bailleurs de fonds n’ont rien décaissé, attendant la mise en place d’un nouveau gouvernement. Certains voulaient faire durer encore le plaisir pour de multiples raisons, réelles ou farfelues. Pendant cinq mois, les uns et les autres ont été incapables de distinguer l’arbre de la forêt, l’intérêt personnel de l’intérêt national. Le syndrome haïtien dans toute sa beauté !
Mais par-delà les alliances de circonstances, notre pays est tiraillé par des intrigues qui le tirent systématiquement vers le bas, surtout depuis l’ère duvaliériste. On ne saurait laisser les exigences du moment cacher ces vérités, aussi déshonorantes qu’elles soient. C’est d’ailleurs leur méconnaissance qui explique aujourd’hui l’exacerbation de certaines passions. Il est difficile, sinon impossible, pour notre pays de s’épanouir si ses enfants s’amusent à rouler dans la poussière ses meilleurs fils et filles. La société dépérit à se perdre dans des petits combats de pacotille qui l’ébranlent jusque dans ses fondements. Comme ceux menés ces derniers cinq mois pour ne pas ratifier le choix d’un premier ministre. Que d’arguments décousus et de propos calamiteux n’a-t-on pas entendus dans l’offensive déglinguée menée contre les trois candidats à la primature ?
Ceux qui n’ont « jamais bu, comme eux, l’eau de la Seine ou de la Loire »
Le fondement des dissensions internes haïtiennes est le pouvoir. C’est de la fermentation continuelle de ce lieu que se dégagent les politiques d’exclusion qui jalonnent notre histoire de peuple. Combien de cerveaux déconcertés par les voix discordantes du parlement et de la présidence ont trébuché dans la trivialité des luttes politiciennes ou ont été subjugués ? Deux fois avec Ericq Pierre et deux fois avec Hervé Denis.
La politique des « vieux temps » a commencé dès l’assassinat de Dessalines. Elle s’est raffermie d’abord sous le gouvernement d’Alexandre Pétion avant de s’étendre sous celui de Jean-Pierre Boyer. Déjà en 1817, l’historien Thomas Madiou dénonce le fait que des Haïtiens étaient souvent rapatriés de France aux frais de l’État et qu’arrivés au pays, ils étaient considérés comme des pestiférés. Déjà, les Haïtiens de l’extérieur étaient ostracisés, car le statu quo, conservateur par nature, craignait ce potentiel novateur susceptible de secouer le cocotier.
« Ceux qui arrivaient au Port-au-Prince étaient les bienvenus de Pétion, mais leurs compatriotes leur faisaient subir quelquefois un traitement moral assez pénible. Dans leurs moindres contestations, on leur demandait où se trouvaient-ils (sic) pendant la guerre de l’Indépendance, s’ils n’étaient pas dans les rangs des Français, les oppresseurs des Haïtiens. Les plus policés se glorifiaient de n’avoir jamais bu, comme eux, l’eau de la Seine ou de la Loire [2]. »
L’ostracisme contre les “vent poussé” et “dl’eau min-nin”
L’hostilité contre la diaspora prend sa source dans cette attitude de rejet, alimentée par une mentalité archaïque encouragée par des manœuvriers assoiffés de pouvoir et d’argent. L’aristocratie de Boyer versera dans une sorte de phobie de l’influence contagieuse des Haïtiens venus de l’extérieur. Le mérite personnel, présenté comme essence de la démocratie par Périclès dès l’Antiquité, sera combattu au profit de la médiocrité des derniers de classe. La dictature de Duvalier élèvera cette pratique abjecte au rang de politique d’État. Les tontons macoutes feront la chasse aux enseignants compétents pour remplacer le savoir et la civilité par l’ignorance et l’arrogance. Nous sommes bien obligés de citer à nouveau Thomas Madiou pour bousculer l’arme de destruction massive qu’est l’inculture dans notre classe politique.
« Nous sommes entrés pleinement dans le terre à terre du “statu quo” qui rétrograde toujours par la force des choses : ne rien promouvoir, ne rien réparer, laisser tout s’anéantir, pourvu que le peuple n’ait rien à sa disposition pour se porter soit vers le bien, soit vers le mal. Boyer sacrifiait aussi l’avancement du pays à l’étroitesse de l’esprit local qui voyait avec défaveur et mépris les hommes que le peuple appelait “vent poussé” et “dl’eau min-nin” i.e. des hommes qui n’étaient pas dans le pays pendant nos guerres pour l’indépendance et que le vent et la mer avaient conduits sur nos rivages [3]. »
Les forces conservatrices peuvent bien exister au sein d’un peuple. Dans ce cas, il ne s’agit pas de les entretenir mais de les combattre au profit des valeurs progressistes. Le mal qui nous étreint est que des magouilleurs patentés soient en mesure d’attiser les intérêts mesquins du peuple. Ils le font en entretenant des histoires de loups-garous, de zombies et en posant mal les problèmes de l’heure. Ainsi la question sociale de la propriété, toujours inflammable, embrase et paralyse le pays depuis des mois, des années, des décennies. Ceci n’est pas particulier à Haïti comme en témoignent depuis quatre semaines les manifestations tenues contre la voracité de la Corporate America aux États-Unis et dans le reste du monde développé. En Haïti, l’embrasement augmente en intensité du fait même de l’augmentation de la population et de la diminution de la production des richesses.
L’animosité envers les Haïtiens de l’extérieur ne date pas d’aujourd’hui. Elle vient en ligne droite de l’époque coloniale avec le refus par les nouveaux libres, anciens esclaves, de devoir rendre leurs propriétés aux anciens colons et affranchis qui avaient fui en abandonnant leurs plantations après la révolte générale des esclaves d’août 1791. L’acharnement contre les Haïtiens de l’extérieur sera partagé par les détenteurs du pouvoir qui s’étaient accaparés des biens des expatriés. C’est bien là l’enjeu traditionnel : la propriété. Il y avait la convoitise des détenteurs du pouvoir politique qui voulaient s’accaparer des terres au détriment des anciens libres, mais aussi des cultivateurs nouveaux libres. Dans le royaume du Nord, l’ordonnance de Christophe du 30 juillet 1817 stipulait que les « biens abandonnés » depuis le 1er janvier 1791 fassent partie du patrimoine de l’État, remettant ainsi en question la prescription de 20 ans sur les biens dont les propriétaires sont à l’étranger. Le président Boyer tentera avec précipitation de régler la question de ces anciens propriétaires en acceptant de payer l’indemnité de 150 millions de francs-or. Mais la hantise du retour de ceux qui ont été forcés de partir s’était déjà imposée.
La flatterie et l’absence de personnalité comme des vertus
Par-delà la création, pour la forme, d’un Ministère qui en porte le nom, la position de refus d’intégration des Haïtiens de l’extérieur s’inscrit dans une continuité historique malgré les multiples apports de la diaspora pour sortir Haïti de sa solitude. C’est le cas dans le dossier du SIDA, quand la marche de 100 000 Haïtiens à New York le 20 avril 1990 a contraint les autorités américaines de la Federal Drug Administration (FDA) à enlever le nom des Haïtiens de la catégorie des personnes à risques ne pouvant donner leur sang dans les banques de sang. Perçus comme des déracinés de la culture de prédation ambiante, la diaspora est marginalisée quand elle n’est pas considérée comme une vache à lait bonne seulement pour envoyer des transferts monétaires, de la nourriture, payer 5 centimes sur chaque minute d’appel téléphonique entrant et $1.50 sur chaque transfert en Haïti. Tout comme la vie monastique était le chemin obligé pour la sanctification au Moyen-âge, les mœurs et usages de la vie politique haïtienne recommandent la flatterie et l’absence de personnalité comme des vertus. Rappelons que Madame Isaac Louverture, née Louise Chancy, nièce de Toussaint Louverture [4] et épouse du fils de Toussaint Louverture vivant à Bordeaux, crut nécessaire de mettre en garde notre Thomas Madiou quand ce dernier décida en 1835 de retourner vivre en Haïti.
« Elle me donnait de bons conseils, écrit Madiou, à l’égard de mon pays et me signalait tous les dangers sociaux et politiques auxquels était exposé un jeune homme élevé en Europe qui ne savait pas se conformer aux mœurs et usages du milieu où il retournait. Elle admirait beaucoup le président Boyer auquel elle ne reconnaissait qu’un défaut, c’était d’être trop accessible à la flatterie. ….. Le jour où je pris congé d’elle et de son mari, elle me dit : “Mon jeune homme quand vous arriverez dans votre pays, si vous voulez devenir un jour sénateur, apprenez à bien flatter le petit Boyer” [5]. »
(à suivre)
[1] Yves-Albert Dauge, Le Barbare, Recherche sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles, éd. Latomus, 1981, p. 32.
[2] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome V 1811-1818, Imprimerie Deschamps, P-au-P, Haïti, 1988, p. 451.
[3] Ibid, p. 520.
[4] Louise Chancy est la fille de Geneviève Affiba, sœur de Toussait Louverture, qui eut comme concubin un blanc de la ville des Cayes nommé Bernard Chancy duquel elle eut douze (12) enfants. Voir Jacques de Cauna, « La famille et la descendance de Toussaint L’Ouverture », Société haïtienne d’histoire et de géographie, no. 164, P-au-P, septembre 1989. L’article a été reproduit dans Généalogie et Histoire de la Caraïbe (G.H.C.), Bulletin 90, Février 1997, p. 1874-1875.
[5] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome VI, 1819-1826, Imprimerie Deschamps, P-au-P, Haïti, 1988, p. 228.
https://www.alainet.org/fr/active/50221
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