La pensée émancipatrice doit appuyer la conscience publique (première partie)
26/05/2010
- Opinión
Cet article aborde deux questions qui sont dialectiquement liées. La première partie traite de la conjoncture politique et du mouvement de protestation pour demander la démission du président Préval. La seconde partie concerne les questions économiques et de la reconstruction des zones dévastées après le séisme du 12 janvier 2010.
Le zig et le zag
Dans un précédent article, nous avons dit « Le temps de l’écriture des unions imprévisibles frappe à la porte. C’est d’ailleurs d’une telle union imprévisible des nouveaux et des anciens libres, des cultivateurs et des propriétaires, de Dessalines et de Pétion qu’est née Haïti en 1804. » [1] Certains feignent de ne pas comprendre. Surtout quand des manifestants affichent des photos de l’ancien président Aristide et demandent qu’un passeport lui soit délivré afin qu’il puisse retourner en Haïti. Pour les adversaires d’Aristide qui ont contribué à son exil, même s’il ne s’énonce pas, un tel retour serait, pour certains, synonyme de catastrophe. Tout comme les aristidiens ont une peur bleue de tout retour de l’armée d’Haïti. Qu’ils se rassurent. Après le 12 janvier 2010, les temps ont changé et les réponses déviantes à la complexité du réel doivent être écartées. Le président Aristide, pas plus qu’un autre ou l’armée d’Haïti, ne peut plus faire à sa guise. La participation des dirigeants lavalas au mouvement demandant la démission du président Préval est une bonne chose. C’est un pas franchi dans la bonne direction. Vers une unité dans la lutte. Les puristes qui croient pouvoir appeler au changement en voulant écarter les bases du mouvement lavalas se trompent. L’analyse concrète de la conjoncture exige d’avoir toutes les forces sociales disponibles pour construire le renouveau. Sans exclusive. On ne peut donc pas avoir un pied dans le zig et un autre dans le zag. Il faut rentrer dans la lutte avec les deux pieds cheminant dans la même direction. Contre la subordination à laquelle la communauté internationale semble vouloir confiner le peuple haïtien.
Ce n’est pas nouveau que des ennemis d’hier deviennent les amis d’aujourd’hui. Alexandre Pétion était bien rentré en février 1802 avec les soldats de l’expédition du général Leclerc. Pourtant, cela n’a pas empêché l’alliance ouverte avec Dessalines en 1803 à l’Arcahaie (alliance commencée dès octobre 1802) pour vaincre l’armée de Napoléon. Dans son discours d’investiture du 20 janvier 2009 devant le Capitole, le président Barack Obama eut à déclarer : “Avec de vieux amis et d’anciens ennemis, nous allons travailler inlassablement pour réduire la menace nucléaire et faire reculer le spectre du réchauffement de la planète”. Rien n’est donc figé et les ennemis d’hier peuvent devenir les amis d’aujourd’hui et vice versa. Qu’on se rappelle les rencontres entre Nixon et Mao en 1972 ou encore entre Anouar el-Sadate et Menahem Begin en 1978. Dans ces cas précis, des ennemis d’hier ont effacé des ardoises lourdes pour répondre aux intérêts supérieurs de l’heure.
Le groupe de Fort Jacques
La force de la multitude dans les rues de nos villes a eu au moins la conséquence de faire tomber certains masques. On a pu voir le visage de ceux qui appuient le statu quo de la mafia au pouvoir sous prétexte de recherche de stabilité. On a pu aussi voir en action les manipulateurs de l’imaginaire qui, à chaque crise politique, sortent les histoires de zombies pour occuper les esprits et détourner les consciences. Mais la plus importante des réactions demeure la cristallisation des préoccupations autour de la fin du mandat du président Préval le 7 février 2011. Le pouvoir joue sur la confusion pour contaminer l’esprit public et affiche sa pensée involutive qui veut que le soulèvement de la population représente une tentative de coup d’État. Cette situation préoccupe six anciens premiers ministres ainsi que des chefs de parti et candidats à la présidence qui refusent de prendre position clairement pour dire que le gouvernement Préval doit démissionner pour ses crimes de haute trahison des intérêts nationaux. Que doit donc faire de plus hideux le gouvernement de Préval pour susciter la réprobation en bloc de la classe politique ?
Nous sommes loin de penser que la majorité a toujours raison et nous ne sous-estimons pas la clairvoyance de l’intelligence des ex-Premiers ministres parmi lesquels nous comptons de vieux amis. Mais il importe d’analyser objectivement le mobile de leur prudence caverneuse (celle de leurs yeux dans l’obscurité de la caverne) en demandant pourquoi ils acceptent sans broncher de jouer le jeu de la fin du mandat de Préval le 7 février 2011 ou de sa prolongation au 14 mai 2011. Le groupe de Fort Jacques composé des six anciens Premiers ministres Marc Louis Bazin, Robert Malval, Yvon Neptune, Rosny Smarth, Jacques-Edouard Alexis et Jean Marie Chérestal est tombé dans le piège du gouvernement Préval. Tout en appelant à la sérénité suite à la manifestation populaire du 10 mai, le groupe de Fort Jacques a appelé à la création d’un nouveau CEP qui soit crédible et à la clarification de la question de restriction des libertés fondamentales. Une position mitigée. C’est un peu souffler le chaud et le froid pour que les choses fondamentales telles que la gestion du pouvoir en Haïti ne changent pas.
S’agit-il d’un appel du pied du groupe de Fort Jacques pour protéger un ordre sociopolitique qui a fait d’Haïti un pays où il fait bon vivre pour la grande majorité de la population ? C’est peut-être le cas pour certains d’entre eux. Considèrent-ils que les violations de la Constitution du gouvernement Préval ne sont pas graves au point de demander la démission du président ? Pourquoi acceptent-ils d’avaler la couleuvre malgré le caractère handicapant pour eux-mêmes (et leur parti) de la politique absolutiste du parti INITE du président Préval ? S’agit-il simplement de la politique équilibriste consistant à ne pas se mettre à dos le pouvoir et/ou la communauté internationale en ne secouant pas le cocotier ?
Acteurs ou zo pope
Prolongeons le questionnement sur la béquille offerte par ces anciens premiers ministres et certains candidats à la présidence au pouvoir moribond de Préval. Pensent-ils que la vague déferlante des manifestations n’atteindra pas la masse critique pour provoquer la démission du président ? Croient-ils comme certains que la démission forcée du président à huit mois de la fin de son mandat serait un dangereux précédent pour tout futur chef d’État ? Veulent-ils tout simplement protéger la dictature présidentielle et ses politiques trompeuses face à un tocsin qui menace de tout emporter ? Comment assurer la clarté et la fiabilité du processus électoral sans un audit du fichier électoral et le changement du CEP ? Questions de fond auxquelles il faut apporter des réponses de fond en refusant de maintenir le vernis démocratique cachant la face hideuse d’une société qui se ment à elle-même. C’est justement ce qui est en jeu à cette étape post-sismique. Car seuls ceux qui ne sont pas victimes peuvent vouloir assurer la reproduction de l’ordre cannibale qui sévit en Haïti. Nous ne souscrivons pas ici à la thèse de la violence symbolique de Pierre Bourdieu qui veut que les dominés et exclus soient inconscients de leur situation de domination et d’exclusion qu’ils trouvent normale et naturelle.
Il n’empêche que les suspicions de chacun sont légitimes à cette étape. À la comédie d’une classe politique de chercheurs de pouvoir succède la tragédie d’une société qui coule à pic dans l’abîme de l’occupation étrangère. La solution du « sauve qui peut » et du « chacun pour soi » provoquée par la répression duvaliériste tonton-macoute a déjà montré ses limites en propulsant au pouvoir des nuls qui ne comprennent rien à la situation nationale et internationale. Il y a toujours eu des éléments qui ont affiché une résistance à la gabegie et qui proposent un gouvernement d’union nationale ayant pour tâche essentielle la convocation d’une conférence nationale au nom de laquelle le cahier de doléances de la Nation serait établie. Ce chemin obligé ne peut plus être différé car il est évident aux yeux de tous qu’aucune personne, et à fortiori aucun groupe, ne détient à lui seul la solution aux problèmes qui assaillent le peuple haïtien.
On doit reconnaitre que le fil est embrouillé, bien embrouillé. Mais on doit aussi admettre que si on ne fait rien, en se contentant uniquement de le constater, il restera embrouillé. C’est vrai que quand on tire d’un côté, cela provoque des nœuds d’étranglement. Après avoir tout essayé, s’il faut utiliser des ciseaux pour désembrouiller, ajoutons cette fois un moment sérieux d’intelligence et de réflexion. Ce sera peut-être la manière de mettre fin à la politique de la mendicité des milliards de dollars avec laquelle la communauté internationale fait rêver l’Haïtien lambda. Pour qu’il vienne manger dans le creux d’une main qui lui donne de l’aide tandis qu’il est étranglé par l’autre main.
Des amis qui ne sont pas nés de la dernière pluie dans le combat politique se posent des questions sur le leve kanpe à travers le sol national. Ils y voient de la manipulation des masses populaires. Dans leur esprit, la conscience publique n’existe pas. Elle a été totalement éradiquée par le duvaliérisme puis par le populisme du gauchisme chrétien. Les gens protestent seulement s’ils sont payés par tête pour s’agiter dans les rues ou encore s’ils sont manipulés par la CIA et d’autres officines similaires. Dans cet entendement, le peuple haïtien est totalement corrompu et on doit le payer pour voter pour un candidat, pour envoyer ses enfants à l’école, pour nettoyer son quartier, pour défendre ses intérêts, etc. La sous-traitance a gagné toutes les sphères de l’existence et les donneurs d’ordre sont tapis dans l’ombre attendant le résultat de leurs combines de protestation pour engranger financièrement. Le refus d’être des marionnettes, des ZO POPE, aux mains des manipulateurs, comme ce fut le cas avec les 184 en 2003-2004, fait que certains soient encore indécis, même s’ils ont des bases revendicatives réelles pour descendre dans la rue et dire NON à un gouvernement d’incapables qui a conduit Haïti à sa perte.
Connaître pour ne pas faire les mêmes erreurs
Les mobilisations populaires des 184 en 2004 se terminèrent par une grande déception pour les jeunes devant l’attitude un tantinet accommodante du gouvernement de transition qui facilitera l’accession au pouvoir du gouvernement de René Préval. Cette situation créera un réservoir de frustrations et de suspicions de trahison qui mettra à couteaux tirés nombre de militants qui avaient risqué leurs vies pour aider à sortir Haïti de la mélasse dans laquelle elle gisait. La chienlit s’est installée dans le landernau politique et le président René Préval en a profité pour prendre le pouvoir avec la complicité de la communauté internationale. La messe est dite. L’opposition prendra du temps pour tenter de sortir du désordre et pour recoller les bouts. En transgressant toutes les règles de la Constitution de 1987, le président Préval donnera l’occasion à l’opposition de se ressaisir, d’élargir sa marge de manœuvre et d’étendre son influence. À l’image d’un avion sans pilote au milieu de nuages assombris, les émeutes de la faim de 2008 ont surpris le gouvernement haïtien. La zone de turbulence est allée en s’amplifiant depuis.
Le crash annoncé s’est donc produit et Préval s’est aventuré à évoquer des raisons fallacieuses pour organiser la défection de nombre de militants des partis d’opposition vers son parti INITE. La technique utilisée fut celle de la corruption en monnayant la réélection de certains députés et sénateurs contre leur adhésion au parti présidentiel. Préval ne recule devant rien pour mener l’offensive de démantèlement des partis à travers le débauchage tout azimut de leurs militants. L’éthique n’est pas sa tasse de café. Croyant avoir enserré l’opposition dans le corset de l’amorphisme, le président Préval va utiliser le tremblement de terre du 12 janvier pour parfaire ses muscles politiques en consolidant son centralisme personnalisé.
En faisant montre d’une outrecuidance ébouriffante provoquant d’abord le rire puis la colère, le président Préval, avec un toupet extraordinaire, a pensé que l’opposition allait souscrire à toutes les forfaitures (manœuvres déloyales pour amender la Constitution, conseil électoral bidon, élections frauduleuses, Loi d’urgence et prolongation de son mandat) au nom du respect des principes républicains qui lui servent d’exutoires. Ayant gagné plusieurs batailles, le président Préval a continué avec sa saignée. Mais l’opposition s’est réveillée en descendant sur le macadam à travers le pays. Préval est dans un cul-de-sac. Désemparé par la levée de boucliers contre ses positions autocratiques, il essaie de faire faire des élections par un Conseil électoral qui n’inspire confiance à personne. Encore une fois, les élections sont présentées comme la panacée au détriment du processus électoral. Et quelques semaines avant leur déroulement, comme en 2006, les agents de l’USAID publieront à nouveau un sondage déclarant qu’un autre René Préval est le favori. Et le peuple haïtien sera mangé à la même sauce.
Tout en admettant que le scepticisme soit compréhensible, la vraie question est plutôt celle de savoir si l’état de mal haïtien est définitif et irrécouvrable. Et même dans cette optique, il y a une charge que nous devons assumer en tirant les leçons, toutes les leçons qui s’imposent, afin que les autres peuples noirs ne fassent pas les mêmes erreurs qui ont fait de nous ce que nous sommes. Il y a donc obligation de penser l’avenir d’Haïti et ne pas esquiver les manifestations de la multitude. Le soulèvement doit donc continuer et s’amplifier sur les mêmes bases, avec la même mouvance, sans leaders qu’on puisse corrompre ou assassiner.
Les dirigeants de la classe politique traditionnelle doivent sortir de toute posture consistant à vendre du vent. Ils se doivent d’être pratiques, militants et rejoindre les manifestants sur le macadam. C’est la seule façon de casser l’alliance de l’internationale et du gouvernement Préval, l’alliance du mauvais et du pire. Les saltimbanques qui sont en charge du CEP doivent être isolés. Il n’y a aucun risque d’éclatement social comme le craint Rosny Desroches. Nombre de gens avisés flairent le coup de Préval qui peut encore utiliser les brigands au Parlement élus frauduleusement en 2006 et 2009 pour bloquer le fonctionnement d’un nouveau président élu. Ce n’est donc pas simplement Préval qui doit être renversé, mais toute cette kyrielle de députés et sénateurs qui ont prémédité, planifié et réalisé froidement la transformation d’Haïti en un repaire de gredins.
[1] Leslie Péan, « La puissance d’un soulèvement général contre l’imposture », AlterPresse, 17 Mai 2010.
-Leslie Péan est économiste, écrivain
AlterPresse http://www.alterpresse.org/spip.php?article9550
https://www.alainet.org/fr/active/38594
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