Le cataclysme des Duvalier et celui du 12 janvier 2010
- Opinión
Les difficultés actuelles de la société haïtienne pour faire une transition vers un régime démocratique sont liées au refus des puissances tutrices de procéder à une vraie dé-duvaliérisation et une réelle dé-macoutisation après 1986. Il y a eu un refus systématique de savoir ce qui s'est passé de 1957 à 1986. La communauté internationale a imposé son refus de faire le procès du duvaliérisme sous le fallacieux prétexte que ce serait une « chasse aux sorcières ». C'était sa condition expresse pour forcer Jean-Claude Duvalier à abandonner le pouvoir. Le changement recherché n'a pas eu lieu et on est resté à la surface. La société haïtienne ne s'est pas donné la peine d'identifier les comportements qu'elle condamne et encore moins d'expliquer à la jeunesse les causes de nos malheurs.
Les Haïtiens n'ont pas essayé de penser ce qui a rendu le duvaliérisme possible afin d'éviter son renouvellement. Trop préoccupée par la prise du pouvoir, l'opposition a vite absous le duvaliérisme de son carnage. Ainsi, les bourreaux et leurs complices ont repris du service sans aucun sentiment de culpabilité. Pas même en apparence. La classe politique et économique a recommencé avec la même technologie duvaliériste pour faire du pouvoir son lieu de réalisation personnelle. Le résultat est qu'on se retrouve un mois après le tremblement de terre avec 20.000 manifestants dans les rues aux Cayes [1] où une foule de jeunes arborant des drapeaux américains appellent à la démission du président René Préval. Avec leurs pancartes et banderoles, les manifestants disent au président américain Obama qu'ils veulent se placer sous la tutelle américaine, préférant que les Américains leur sucent le sang au lieu d'être dévorés jusqu'aux os par le gouvernement actuel.
La criminalisation du politique
Comment en est-on arrivé là ? Un pas en arrière est nécessaire pour voir le cheminement qui a conduit au trou actuel. Aucune thérapie n'est possible sans connaître la source et l'origine du mal. En éliminant toute notion de justice dans la société haïtienne, Duvalier a procédé à la criminalisation du politique, du Port-aux-Crimes à l'échelle nationale. Cette criminalisation s'est faite non seulement par une alliance avec la mafia américaine pour les casinos et le trafic de la drogue mais aussi par une reconfiguration de la société haïtienne autour du crime. Duvalier propulse les activités des vendeurs de chair humaine dans le trafic des braceros avec
Les exactions commises par Duvalier constituent des crimes contre l'humanité et en tant que telles sont imprescriptibles et peuvent être jugées n'importe quand. Pour rentabiliser le pouvoir politique, les duvaliéristes se sont livrés à toutes sortes de trafic sans se préoccuper des conséquences. On voit leurs pratiques délétères dans bien d'autres secteurs dont l'environnement où la mafia duvaliériste s'est investie dans le commerce du charbon de bois estimé alors à plus de $50 millions de dollars l'an. [3] Ce commerce du charbon de bois est actuellement de $230 millions de dollars l'an. [4] L'impuissance à refonder un autre pays vient du refus de questionner ces pratiques aux ancrages profonds qui balisent notre univers. Ces activités criminelles, qui vont du commerce de drogues avec la mafia nord-américaine à la contrebande organisée par les potentats du régime, continueront dans les gouvernements qui succéderont à celui de son fils Jean-Claude.
Le séisme de Duvalier est perceptible non seulement dans les bidonvilles qui entourent la capitale mais particulièrement au niveau de l'éducation et des consciences. Les victimes des extorsions des tontons-macoutes pour leurs parents innocents emprisonnés se comptent par milliers. C'est aussi le cas pour les jeunes filles et femmes abusées et obligées de consentir des faveurs sexuelles pour sauver leurs vies et celles de leur famille. Duvalier met l'imaginaire sous contrôle et l'imagination en captivité. Les professeurs qualifiés sont pourchassés et partent en exil en masse, les programmes scolaires sont réduits, le bac est allégé, et les cours de chimie sont enseignés sans que les étudiants n'aient jamais mis les pieds dans un laboratoire. Duvalier fait intérioriser aux Haïtiens l'idée que les ressources de l'État sont la propriété privée des détenteurs du pouvoir politique et que la mort attend tous ceux qui osent se révolter contre cet ordre de choses.
C'est avec une stupeur dégoutée que les revenants d'un long exil contemplent le piteux état de la capitale. Les actions criminelles des tontons-macoutes s'étalent à longueur de vue dans l'utilisation surabondante du béton brut. Les brutes en usent et en abusent. C'est le cliché par excellence du pouvoir à vie qui sera suivi, en toute bonne foi, par le reste de la population. La contagion duvaliériste s'est propagée. Sans un minimum d'équipements urbains, le quartier de Delmas sera pris d'assaut dans cette entreprise de dilution de l'architecture qu'aucun correctif ne peut vaincre. L'imposition des blocs et des dalles de béton symbolise une réussite factice qui est un refus de dialogue avec la vie. Les macoutes ont investi dans le béton et le bloc de ciment comme marque exclusive de leur puissance. Sans savoir qu'ils faisaient leur lit de mort pour des secousses sismiques qui allaient transformer tout cela en un champ monstrueux de débris informes. Mais Duvalier ne gagne pas seulement la bataille des images de béton, mais aussi et surtout celle des idées.
Le paradigme de l'ensauvagement macoute
Le duvaliérisme a mis fin à la hiérarchie et au sens de l'organisation dans la société haïtienne. En infiltrant les tontons-macoutes partout dans l'administration, la confiance nécessaire pour vivre en société est sapée. Le dispositif tonton-macoute encourage l'anarchie et enseigne que le président de
Duvalier fait la chasse aux intellectuels et met au devant de la scène un grand nombre de satrapes . Tout est centralisé à
Le séisme duvaliérien introduit la violence dans la réalité quotidienne et l'éternité de celle-ci dans la subjectivité quotidienne des individus. Les esprits sont paralysés et les individus dépouillés de leur dignité, forcés de perdre leur humanité non seulement devant le président de la république mais devant n'importe quel tonton-macoute. L'assassinat devient un plaisir malsain, et les fils de fer barbelés du racisme sont placés dans les têtes pour maintenir l'esprit national dans un camp de concentration. Enfin, le séisme duvaliérien force les victimes à aimer leurs bourreaux, faute de quoi ils courent vers une mort certaine. Dans ce cadre, la plaie purulente de la corruption ne peut se cicatriser. La violence duvaliériste fait continuellement boule de neige et se renouvelle sans cesse.
Au lendemain de la chute du petit tyran en 1986, la vitalité des malfaiteurs devient folle avec la politique des gangs dans l'État marron. Les répliques terrifiantes du séisme duvaliérien ne diminuent pas avec le temps. Chaque saison apporte son lot de cadavres avec Charlot Jacquelin en 1986, Yves Volel en 1987, Lafontant Joseph en 1988, Alexandre Paul en 1989, Serge Villard en 1990, Sylvio Claude en 1991, Georges Izméry en 1992, Guy Malary et Antoine Izméry en 1993, Père Jean-Marie Vincent en 1994, Mireille Durocher Bertin et Michel Gonzalès en 1995, Pasteur Antoine Leroy en 1996, Robert Gaillard en 1997, Jean Pierre-Louis en 1998, Dr. Jimmy Lalanne en 1999, Dr. Ary Bordes et Jean Dominique en 2000, Brignol Lindor en 2001, Gérard Khawly en 2002, Danielle Lustin en 2003, Claude Bernard Lauture et Didier Mortet en 2004, Jacques Roche en 2005, Lucienne Heurtelou Estimé en 2006, François Latour en 2007, Monique Pierre en 2008, Roberto Marcello en 2009, Anil Louis Juste en 2010. Cette liste non exhaustive des assassinats d'un ordre cannibale constitue toutefois un faible indicateur de la violence qui ravage Haiti. En effet, des membres de la police et de la justice travaillent pour les trafiquants de drogues qui quadrillent le territoire national. C'est ce que révèle l'affaire du vol de narcodollars survenu à Port-de-Paix en novembre 2008. La violence des trafiquants vient s'ajouter à la violence politique pour créer un climat d'enfer. Les enlèvements d'adultes mais aussi de jeunes sont devenus une industrie. Les études sur la violence exercée contre les femmes en 2006 et 2008 indiquent qu'un tiers des femmes de l'échantillon sont victimes de viols et autres abus sexuels et 50% d'entre elles le sont avant l'âge de 18 ans. [6]
L'empreinte duvaliériste dans son fondement refuse toute transcendance à l'homme haïtien et s'impose, par le fait accompli , à toute remise en question basée sur des principes universels de la civilisation. Le modèle de gestion du pouvoir imposé par Duvalier pénètre dans l'inconscient collectif haïtien. La philosophie primaire de Duvalier basée sur les élites des classes moyennes se révèle une vision haineuse de la société. Cette vision axée sur « l'homme providentiel » est le paradigme qui informe la déclaration de Préval « Allez de par le monde prêcher la bonne nouvelle. Quiconque croit sera sauvé et ceux qui ne croient pas seront condamnés », faite le 20 octobre 2009 au ranch de
Du matériel acheté à 70 millions de dollars puis liquidé à 3.433 dollars
Robert Marcello, directeur de
En décidant de remettre sur pied le CNE une deuxième fois pour exécuter des contrats en régie, le président Préval a délibérément décidé de donner une certaine crédibilité à la forfaiture. On n'a jamais vu un Cahier des Clauses Administratives Générales applicables aux marchés publics de travaux (CCAG) et encore moins un Cahier des Clauses Techniques Particulières (CCTP) pour les travaux exécutés par le CNE. Créé en 1997 et financé à hauteur de 70 millions de dollars pour l'achat d'équipements lourds qui n'ont jamais fait l'objet d'appels d'offres transparents, le CNE a été cannibalisé en 2005 tout comme les 210 véhicules, tracteurs, bulldozers, etc. formant le matériel de l'Organisation de Développement de
On comprend que certains parlent de catastrophe répugnante en Haïti. Le président Préval revient à l'assaut en 2007 et demande de réhabiliter le CNE avec un financement de 30 millions de dollars de
Avec le tremblement de terre du 12 janvier, le CNE s'est retrouvé au centre des activités de sauvetage. Avec un esprit de sacrifice exemplaire pour sortir des gens sous les décombres, le CNE a soulagé des familles dans la détresse. Mais malheureusement, le CNE a jeté les cadavres dans des fosses communes sans les identifier comme s'il s'agissait d'ordures et de fatras. Le CNE continuait une pratique exercée par les sbires de Duvalier sur le cadavre d'Yvan Laraque, le guérillero du groupe des 13 de Jeune Haïti, dont le cadavre fut exposé pendant plusieurs jours à la capitale avant d'être pris par une fourche et envoyée dans une benne à ordures pour être jeté dans une fosse commune en novembre 1964.
Quand Duvalier demande de crier « Vive Henri Siclait »
Les Haïtiens sont prisonniers du carcan duvaliériste dans la mesure où il façonne les comportements, les valeurs, le mode d'accès au sens de la société. En creux et en saillance dans l'appropriation sans retenue du pouvoir, ce carcan participe de la banalisation du duvaliérisme en bloquant l'éclairage à porter sur ce séisme-là, parfois même par ceux qui en ont été de grandes victimes. Duvalier vole et laisse voler les deniers publics par ses partisans. Durant tout son règne, il soutient Henri Siclait qui organise la soustraction des revenus de l'État à travers
Notables de Pétion-Ville, Eugène Mellon, Séide Dorcé, criez avec Moi Vive Henri Siclait qui a permis à un homme de survivre et Je survivrai tout autant qu'il existe des Henri Siclait sur la terre de Dessalines. » [7]
Cinq mois avant le massacre de Jérémie de Septembre 1964, Duvalier conteste l'interprétation univoque de son mot « la reconnaissance est une lâcheté en politique ». Il dit en clair « Je ne suis pas un ingrat. » [8] Duvalier se dissocie de certains de ceux qui l'ont porté au pouvoir frauduleusement, dont les Antonio Th. Kébreau, Pressoir Pierre, Jean David, car il estime qu'ils ne sont pas des « duvaliéristes volcaniques » [9] prêts à faire « une rivière de sang et un Himalaya de cadavres » comme Jacques Fourcand menaçait de faire en 1963 à ceux qui voulaient renverser le gouvernement. Duvalier affiche sa cruauté en disant prêt à faire « disparaître 10.000 petites marionnettes de ce genre » en se référant à Jean David. [10] Il pèse sur le destin haïtien par le fait accompli du crime dans son irréversibilité. Duvalier prend le pouvoir à vie, pou tout tan, pour s'assurer de cette irréversibilité.
La gestion anarchique du temps pour faire dérailler le train social
Le président Préval donne la mesure de son affiliation à cette conception du fait accompli dans son refus d'observer les calendriers requis par les lois et
La nocivité de la démagogie fait caracoler dans l'ignoble un pays qui a changé la face du monde en 1804. Le duvaliérisme a contraint les Haïtiens à viser bas. Au nom du populisme, l'illégal, le marginal et l'horrible ont « droit de cité ». L'absurdité est érigée en principe et appliquée à grande échelle. Le virage duvaliériste est devenu irréversible. Car ses successeurs visent encore plus bas. Haïti est désertée par l'intelligentsia et, avant de mourir, Duvalier s'entend avec Nelson Rockefeller le 1et juillet 1969 pour réaliser la vision définitive d'Haïti en tant que lieu d'une main-d'œuvre à bon marché pour l'industrie d'assemblage américaine. Le duvaliérisme devient la référence implicite et le modèle rêvé des chercheurs de pouvoir. Duvalier qui disait « fè b… yo pase nan paswa » [11] domine l'inconscient de l'homme politique haïtien. Cette dimension est cruciale pour saisir les actions de la classe politique dans leur prédétermination ainsi que les secousses violentes du duvaliérisme dans les consciences haïtiennes pour plusieurs générations. Le bilan est lourd. Duvalier mobilise des énergies considérables pour caporaliser les esprits. Il annihile tout sentiment national et de communauté. La médiocrité est d'une constante permanence.
Faudra-t-il attendre une décennie ou des générations ?
Le duvaliérisme a fait école dans les pratiques d'humiliation des citoyens. Ce ne sont pas seulement des hommes d'affaires innocents qui sont arrêtés aujourd'hui. Sous le gouvernement de Préval, même ses proches, comme ce fut le cas pour le premier ministre Michèle Pierre-Louis, sont l'objet des dommages collatéraux de sa politique intime de torture. Ce dernier ajoute un certain raffinement à la barbarie. Humilier et avilir l'Autre ne relèvent pas simplement d'un geste instinctif ou animal. Il y a carrément du sadisme à organiser contre Michèle Pierre-Louis ce petit théâtre au Parlement, sans sophistication, pour qu'il puisse jouir de son œuvre macabre. Cela prendra du temps pour éradiquer la mutation du duvaliérisme dans la société haïtienne. La reconstruction des zones affectées par le tremblement de terre prendra une décennie. Il faudra plusieurs générations pour se débarrasser des dégâts causés à la société haïtienne par le séisme des Duvalier.
Il ressort de ce qui précède que les racines de la destruction sont plantées dans le duvaliérisme dévastateur. Contrairement à ce qui se laisse dire et entendre, il n'y a pas de discontinuité dans le populisme post-duvaliérien. Pas seulement au niveau de l'urbanisme fou. Mais, sans incursion dans la vie privée, la superstructure jean-claudiste est omniprésente avec les modes d'élections à
[1] « Citizen of Haiti are in the streets today to claim
[2] Leslie Péan, Économie Politique de
[3] Ibid., p. 333.
[4] IDB and USAID/DEED, « Can the biodiesel value chain be an opportunity for Private Sector Investments in Haiti ? », Biodiesel Value Chain Feasibility Study for Haiti –International Business Meeting, Port-au-Prince, 1-2 October, 2009.
[5] Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, Éditions Fata Morgana, Payot & Rivages 1997.
[6] A. R Kolbe, et R. A. Hutson, “ Human rights abuse and other criminal violations in Port Au Prince”, Lancet, 2006 et Amnesty International Don't Turn Your Back on Girls : Sexual Violence Against Girls in Haiti, 27 November 2008.
[7] François Duvalier, « Allocution du Chef de
[8] Ibid.
[9] Ibid, p. 156.
[10] Ibid., p. 157.
[11] Faire passer leurs fesses dans une passoire
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