Série : Les banques et la doctrine « trop grandes pour être condamnées » (Partie 2)
Les abus des banques dans le secteur immobilier et les expulsions illégales de logement
08/04/2014
- Opinión
Au cours des années 2010-2013, les autorités des Etats-Unis ont passé des accords avec les banques pour leur éviter une condamnation en justice dans le scandale des crédits hypothécaires et des expulsions illégales de logement[1]. Il a suffi aux banques de payer une simple amende. Depuis l’éclatement de la crise en 2006-2007, plus de 14 millions de familles ont été expulsées de leur logement. Au moins 500 000 l’ont été de manière illégale. De nombreuses victimes aidées par des mouvements sociaux, notamment Strike Debt[2], ont réagi en s’organisant pour affronter les huissiers et refuser l’expulsion. Des milliers de plaintes ont été déposées contre les banques.
Une des accusations portées contre les banques reposaitsur leur incapacité à fournir les documents justifiant l’expulsion de propriétaires en retard de paiement d’un crédit hypothécaire. La régulation inexistante et le volume élevé de crédits de ce type, accordés dans la période précédant la crise, ont amené les banques à embaucher du personnel chargé de signer quotidiennement des dizaines, voire des centaines, de documents approuvant les expulsions sans suivre la procédure légale(on parlait de « robot signing » ou « signature robot »)[3]. Les banques ont saisi des logements sans justification économique ou légale dans près de 500 000 cas (le chiffre final pourrait nettement augmenter car il ne prend pas en compte tous les résultats des enquêtes menées et des plaintes déposées). En dépit des dommages massifs causés par les pratiques frauduleuses des banques, l’amende ne s’élève qu’au paiement de moins de 300 dollars par foyer affecté dans certains cas[4], dans d’autres cas, il atteint entre 1 500 et 2 000 dollars. Les autres accusations portées contre les banques concernent les ventes des produits structurés composés de crédits hypothécaires toxiques (Mortgage Backed Securities) vendus par les banques notamment aux sociétés publiques du logement (Freddie Mac et Fannie Mae).
Retour sur les politiques qui ont conduit à la crise des subprimes
L’administration de George W. Bush avait fait de la « société de propriétaires » un thème central de son discours politique : « Nous sommes en train de créer une société de propriétaires dans ce pays, dans laquelle toujours plus d’Américains auront la possibilité d’ouvrir la porte de l’endroit où ils vivent, et diront : "Bienvenue dans ma maison", "Bienvenue dans ce que je possède". »[5]
Alan Greenspan confirme, dans ses mémoires écrits juste après l’éclatement de la crise en 2007,qu’il y avait une stratégie politique à la base de l’attitude adoptée par la Réserve fédéraleen soutien à la politique de Bush : « Je me rendais bien compte que l’assouplissement du crédit hypothécaire accroissait le risque financier et que l’aide au logement exerçait un effet distorsifsur le marché. Mais j’ai compris aussi que l’augmentation du nombre de propriétaires renforçait le soutien au capitalisme de marché – vaste question. J’estimais donc, et continue de le faire, que les avantages de cet élargissement de la propriété immobilière individuelle valaient bien l’accroissement inévitable des risques. La protection des droits de propriété, si essentielle dans une économie de marché, a besoin d’une masse critique de propriétaires pour bénéficier d’un soutien politique. »[6]
Il est également nécessaire de mentionner, comme on le fera dans les chapitres suivants, que les administrations de Bill Clinton et de George W. Bush ont appuyé systématiquement les grandes banques dans leur volonté de se débarrasser définitivement des contraintes qui pesaient encore sur elles comme héritage des mesures de la discipline bancaire imposée par Roosevelt dans les années 1930[7].
Le détonateur de la crise est venu de la bulle spéculative qui avant d’éclater avait gonflé le prix de l’immobilier[8] et engendré une augmentation démesurée du secteur de la construction par rapport à la demande solvable. La quantité de nouveaux logements proposés chaque année est passée de 1,5 million en 2000 à 2,3 millions en janvier 2006. Une proportion croissante de nouveaux logements n’a plus trouvé d’acquéreurs malgré les facilités de crédit accordées aux ménages par les banques et malgré les encouragements des autorités américaines.
Cette surproduction a fini par provoquer une chute brutale du prix de l’immobilier. Les prévisions des ménages qui avaient souscrit des crédits hypothécaires subprimes[9] ont été bouleversées par ce changement radical de circonstances. En effet, aux États-Unis, les ménages ont la possibilité et la coutume, quand les prix de l’immobilier sont à la hausse, de renégocier au bout de 2 ou 3 ans sur base d’une hypothèque qui a gagné de la valeur leur contrat de prêt initial afin d’obtenir des termes plus favorables, des taux plus avantageux. Notons que dans le secteur des prêts subprimes, le taux des deux ou trois premières années était faible et fixe, autour de 3 %, alors que la troisième ou quatrième année, non seulement le taux augmentait de manière conséquente (passant à 8 ou 10 %), mais il devenait également variable et pouvait, dans de nombreux cas, atteindre facilement 14 ou 15 %.
A partir de 2006, lorsque les prix de l’immobilier ont commencé à baisser, les ménages qui avaient eu recours aux prêts subprimes n’ont plus été en mesure de renégocier favorablement leur crédit hypothécaire afin d’en améliorer les termes.
Comme le déclare Paul Jorion dans La crise du capitalisme américain, les crédits au secteur subprime visaient « en réalité à délester de leurs économies les malheureux qui cherchent à souscrire au ‘rêve’ sans disposer en réalité des moyens financiers d’y accéder, au premier rang desquels la population noire et celle originaire d’Amérique latine. Les combines sont ici nombreuses, allant des contrats aux conditions écrites différentes de celles de l’accord verbal, jusqu’aux offres qui visent simplement à acculer le candidat à la faillite pour bénéficier ensuite de la saisie du logement, en passant par les refinancements présentés comme « avantageux » mais aux conditions en réalité calamiteuses. »[10].
Dès le début de l'année 2007, les défauts de paiement des ménages ont commencé à se multiplier. Entre janvier et août 2007, 84 sociétés de crédit hypothécaire aux États-Unis se sont retrouvées en faillite. Les sociétés et les ménages riches qui spéculaient à la hausse sur l’immobilier jusque-là et avaient engrangé de copieux bénéfices se sont retirés brutalement, accélérant du même coup la chute des prix. Les banques qui avaient placé les créances hypothécaires dans des produits structurés et les vendaient en masse (notamment aux grandes banques européennes avides de rendement) ont été au centre de la crise.
Ainsi, le gigantesque édifice de dettes privées a commencé à s’effondrer avec l’éclatement de la bulle spéculative du secteur immobilier nord-américain et a été suivi par d’autres crises de l’immobilier en Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne, à Chypre, dans plusieurs pays d’Europe centrale et de l’Est et, depuis 2011-2012, aux Pays-Bas…
Il vaut la peine de mentionner que Nicolas Sarkozy[11], emboîtant le pas de George W. Bush, invitait les Français à s’endetter beaucoup plus. Dans le numéro d’avril 2007 de la Revue Banque, il écrivait : « Les ménages français sont aujourd’hui les moins endettés d’Europe. Or une économie qui ne s’endette pas suffisamment, c’est une économie qui ne croit pas en l’avenir, qui doute de ses atouts, qui a peur du lendemain. C’est pour cette raison que je souhaite développer le crédit hypothécaire pour les ménages et que l'Etat intervienne pour garantir l'accès au crédit des personnes malades. (...) Si le recours à l’hypothèque était plus facile, les banques se focaliseraient moins sur la capacité personnelle de remboursement de l’emprunteur et plus sur la valeur du bien hypothéqué. »
On peut imaginer ce qui ce serait passé si la crise des subprimes n’était pas survenue en 2007-2008 et si, du coup, Nicolas Sarkozy avait continué à promouvoir le modèle appliqué aux Etats-Unis…
Entre 2010 et 2013, les grandes banques des Etats-Unis ont payé 86 milliards $ pour éviter des condamnations
Entre 2010 et fin 2013, rien que dans l’affaire des crédits hypothécaires, sont intervenues 26 transactions impliquant différentes autorités des Etats-Unis et les principales banques du pays[12].
Toutes les grandes banques des Etats-Unis sont concernées : JPMorgan, Bank of America, Citigroup, Wells Fargo, Goldman Sachs et Morgan Stanley. En tout, depuis 2008, elles ont accepté de payer environ 86 milliards $ pour échapper à des condamnations en matière de crédits hypothécaires[13]. Bank of America a accepté des amendes s’élevant à environ 44 milliards $, JPMorgan, 26,4 milliards $, Well Fargo, 9,5 Milliards $, Citigroup, 4,7 milliards $, Goldman Sachs, un peu moins d’un milliard $ et Morgan Stanley, 330 millions $. Il faut y ajouter les frais d’avocats et quelques autres dépenses. Pour donner un élément de comparaison, rien que pour l’année 2012, les bénéfices nets des 6 banques concernées se sont élevés à 59,5 milliards $ (après paiement des amendes de cette année-là bien sûr). Elles ont fait mieux en 2013. Après avoir défalqué de leurs profits 18 milliards $ pour faire face aux amendes de la même année, leurs bénéfices nets ont progressé de 21 % en 2013 pour atteindre 74 milliards $[14]. Si ces six banques n’avaient pas dû payer d’amendes, leurs profits auraient dépassé le record historique atteint en 2006 en pleine bulle immobilière ! Cela montre que ces amendes présentées au public comme exceptionnellement lourdes n’empêchent pas les banquiers de sabrer le champagne pendant que des millions de familles sont victimes de leurs abus.
Malgré les preuves des escroqueries et des abus auxquelles les banques se sont livrées, malgré les millions de victimes dans les classes populaires, aucune charge criminelle n'a été retenue à leur encontre, aucune arrestation n'a été réalisée. Les accords qui sont intervenus entre les autorités et les banques exemptent ces dernières de leur responsabilité à répondre financièrement ou légalement d’accusations similaires survenues au cours de la période antérieure[15]. Comble d’ignominie, ou comme dirait les Britanniques, pour « ajouter l’injure à la blessure », Jamie Dimon, le patron de JPMorgan, a vu en 2013 sa rémunération augmenter de 74 % pour atteindre 20 millions $[16].
- Eric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique et est membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010.
[1] Voir la première partie de cette série : "Les banques et la nouvelle doctrine Too Big to Jail ", 9 mars 2014, http://cadtm.org/Les-banques-et-la-nouvelle
[2] Strike Debt, "United States: The Debt Resisters’ Operations Manual", 25 mars 2014, http://cadtm.org/The-Debt-Resisters-Operations
[3] Democracy Now, "As Wells Fargo is Accused of Fabricating Foreclosure Papers, Will Banks Keep Escaping Prosecution?", 22 mars 2014, http://cadtm.org/As-Wells-Fargo-is-Accused-of
[4] Tyler Durden, “The Banks penalty to put robosigning behind them : 300 dollars per person”, 9 avril 2013, http://www.zerohedge.com/news/2013-04-09/banks-penalty-put-robosigning-behind-them-300-person
[5] George W. Bush, 2 octobre 2004, « Remarks at the National Association of Home Builders », Columbus, Ohio. Cité par Gaël Giraud (2013), p. 21.
[6] Alan Greenspan, L’Age des Turbulences, Paris, JC Lattès, 2007 p. 304.
[7] Voir Eric Toussaint, « Comment les banques et les gouvernants détruisent les garde-fous », 13 janvier 2014,http://cadtm.org/Comment-les-banques-et-les
[8] Entre 2001 et 2007, le prix de l’immobilier a augmenté de 100 % aux États-Unis.
[9] Subprime désigne des emprunts hypothécaires plus risqués pour le prêteur (mais à meilleur rendement) que la catégorie prime, particulièrement pour désigner une certaine forme de crédit hypothécaire.
[10] Paul Jorion, Inédit : les 3 premières pages de « la crise du capitalisme américain » (2007), publié le 23 février 2012, http://www.pauljorion.com/blog/?p=34264
[11] Nicolas Sarkozy, politicien de droite, a présidé la République française de 2007 à 2012.
[12] SNL, “Timeline Credit crisis and mortgage-related settlements” http://www.ababj.com/images/Dev_SNL/120913_MortgageTimeline.pdf consulté le 22 février 2014
[13] SNL, “Credit crisis and mortgage-related settlements for select bank holding companies” http://www.ababj.com/images/Dev_SNL/CreditCrisis.pdf consulté le 22 février 2014
[14] Bloomberg, "Big Six U.S. Banks’ 2013 Profit Thwarted by Legal Costs", 9 Janvier 2014, http://www.bloomberg.com/news/2014-01-09/big-six-u-s-banks-2013-profit-thwarted-by-legal-costs.html Voir aussi Thinkprogress, "Profits At The Biggest Banks Bounce Back To Post-Crisis Record High", 21 janvier 2014, http://thinkprogress.org/economy/2014/01/21/3184401/banks-profits-2013-record/#
[15] Parmi les voix critiques, lire Huffingtonpost, “The Top 12 Reasons Why You Should Hate the Mortgage Settlement”, 2 septembre 2012, http://www.huffingtonpost.com/yves-smith/mortgage-settlement_b_1264806.html
[16] Financial Times, “Dimon’s pay soars 74 % to $20m”, 25-26 janvier 2014.
https://www.alainet.org/fr/articulo/84679
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