La question de la colonialité/décolonialité dans le contexte de la mondialisation
09/01/2014
- Opinión
Il nous faut penser la question de la colonialité du pouvoir alors que la mondialisation lance ses tentacules dominatrices et étouffantes sur l’ensemble du monde, y compris dans le cadre du processus des forums sociaux mondiaux et particulièrement dans le cadre du conseil international.
Elle étreint les peuples en les maintenant dans une précarité de plus en plus grande et lorsque ses objectifs rencontrent des résistances, ses alliés portent la guerre au nom de valeurs démocratiques et humanitaires qui, dans leurs propres pays, sont bafouées, voire revues à la baisse.
Elle creuse les inégalités entre dominants et dominés, réduit les libertés privées et publiques pour mieux assouvir ses objectifs. Elle contrôle les esprits en les sommant de se référer à une pensée unique lénifiante et abêtissante distillée par la plupart des médias.
Cette organisation capitaliste mortifère est basée sur la croyance qu’il y a une hiérarchisation des « races » et des cultures, avec l’idée forte que la civilisation européenne est supérieure à toute autre.
La permanence de la colonialité est maintenue dans les rapports sociaux, les relations internationales, les institutions et les esprits.
En définitive, 50 ans après les indépendances, on peut dire que si le colonialisme n’existe plus sous ses formes directes et brutales, la colonialité n’a jamais disparu des esprits et particulièrement de ceux qui dominent et organisent le monde au regard de leurs intérêts.
Cela oblige à regarder et à comprendre la nature de la domination et la structure sociale dans laquelle vivent les peuples. Lors de la disparition du bloc socialiste et plus encore après la guerre impériale menée en Irak et en Afghanistan sans oublier l’occupation illégale de la Palestine, des changements de fond concernant la régulation juridique et politique internationale se sont produits, ce qui s’est traduit, entre autres, par une dégradation généralisée du droit international avec des répercussions directes sur le droit interne des Etats, spécialement en ce qui touche à l’exercice des compétences des pouvoirs publics.
Si dans les années 70-80, le rôle de l’Etat, en tant que régulateur des rapports sociaux, était ouvertement revendiqué, de nos jours ce rôle se trouve profondément érodé par l’offensive idéologique et politique du capitalisme mondialisé. Cette offensive a pour conséquence un vrai recul des fonctions de l’Etat sur le plan de l’exercice traditionnel de ses compétences. Les pouvoirs publics se contentent de réguler juridiquement les privatisations ainsi que la vente des biens publics aux transnationales, de gérer les « restructurations » entraînant leurs lots de licenciements et de délocalisations.
En un mot, l’Etat est réduit au rôle de gardien des intérêts privés. Le pouvoir politique, enfoncé dans une profonde crise de crédibilité et de légitimité, devient le facteur qui véhicule « les valeurs » du capitalisme et les mots d’ordre l’accompagnant, compétitivité, récompense au mérite, responsabilité individuelle, égalité des chances et bonne gouvernance sont devenus l’orientation principale des politiques. L’objectif étant l’accaparement de la richesse au profit d’une minorité.
Le résultat est sans appel : les femmes et les hommes sont traités à la fois, comme une ressource exploitable que l’on peut sélectionner, évaluer, éliminer et comme une marchandise que l’on peut jeter ou remplacer ainsi que cela se faisait au temps de la traite négrière, de la mise en esclavage et du colonialisme.
Ces « croyances » n’ont jamais cessé de peser sur l’organisation du monde. Leurs conséquences sont innombrables et s’expriment, entre autres par une réécriture et une mystification de l’histoire et par l’expression d’un racisme venant frapper de plein fouet ceux et celles qui en sont victimes. La race, « comme mode et résultat de la domination coloniale moderne[1] », n’a jamais cessé d’investir tous les champs du pouvoir capitaliste et le racisme, ainsi que le souligne Frantz Fanon est devenu « l'élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d'une structure donnée[2]» et pèse fortement sur les constructions identitaires des individus.
Il se caractérise par un manque de respect pour les personnes identifiées selon leur «race», ce qui fonctionne dans une interrelation étroite, aussi bien au plan individuel qu’au plan institutionnel, via la mise en place de redistribution de ressources matérielles et symboliques selon des lignes raciales. A cela s’ajoute la construction d’une représentation concernant une certaine « identité nationale » devant assurer une « pureté biologique, religieuse et culturelle » afin de cimenter la cohésion sociale pour se protéger de supposés ennemis, qu’ils soient de l’intérieur ou de l’extérieur. Il ne faut pas oublier la représentation de la diversité des groupes organisés entre maîtres et esclaves, je reprends ici la réflexion d’Etienne Balibar à ce sujet, ou plus simplement entre civilisations déclarées « incompatibles », ce qui a permis l’installation du colonialisme et qui permet aujourd’hui le néocolonialisme en imposant à une partie du monde une pauvreté généralisée et le pillage des ressources naturelles au détriment de la coopération, la paix et la sécurité internationales.
Ainsi, l’humanité n’est toujours pas parvenue à une reconnaissance mutuelle mais plutôt à une intensification d’intolérance et de repli identitaire.
Dès lors, nous sommes devant un dilemme. Comment réduire, voire annihiler, l’écart entre la proclamation de principes normatifs universels portant sur la non-discrimination avec son corollaire l’égalité des droits et leur application particulariste, discriminante et racialisée dans la plupart des sociétés contemporaines ?
Comment dès lors sortir de l’assignation raciale qui, dans les sociétés contemporaines, est toujours réelle pour que cette catégorisation n’entraîne plus ni stigmatisation, ni domination ni perpétuation des inégalités sociales, économiques et politiques, afin d’éviter que les hiérarchies ontologiques continuent de différencier irrémédiablement pour mieux exploiter et particulièrement dans un climat de xénophobie ascendante et d’émiettement social ?
N’oublions pas que les représentations et les structures socio-politiques ont été construites au cours de processus historiques dans lesquels les catégorisations raciales ont joué un rôle fondamental dans la construction d’un discours de justification des inégalités sociales qui ont durablement structuré de nombreuses sociétés.
La crise économico-financière construit et renforce le phénomène du bouc-émissaire attisant ainsi le rejet de groupes de personnes qui partagent en commun une provenance géographique, une appartenance ethnique, un mode de vie nomade, une couleur de peau, voire même une particularité physique, une religion. Par ailleurs, on voit apparaître une nouvelle catégorisation, celle des « migrants » qui devient un substitut contemporain à la notion de race.
Suffirait-il de bannir le mot « race » -concept construit socialement mais sans référent et sans signification- ?
Certainement, pas. Nous sommes dans l’obligation de reconnaître que les races, dans les sociétés contemporaines, sont réelles parce que la catégorisation raciale existe et entraîne une stigmatisation, une domination et une perpétuation des inégalités sociales, économiques et politiques en défaveur des minorités.
A ce titre, la notion de domination est utile, elle insiste sur les relations de pouvoir et non sur les relations d’identité dans le traitement des conflits ethniques et culturels contemporains. Elle ne fait pas référence à des identités essentialisées mais à des conditions sociales assignées, historiquement et politiquement, ainsi qu’aux stratégies d’émancipation associées à ces conditions. Il est dès lors important de s’attaquer aux structures de domination qu’elles servent à désigner et de voir comment des politiques de reconnaissance et de restauration -qui ne soient pas des politiques d’identité mais des politiques de parité- pourraient être promues ?
La seule manière de parvenir à une société idéale n’est pas de fermer les yeux sur ces constructions mais d’oser s’en saisir pour les déconstruire, mettre à jour leur arbitraire, leurs effets discriminants, parfois masqués, en vue de leur transformation. En ce sens « explorer la décolonialité » oblige à se focaliser sur le principe de la reconnaissance comme une question de statut social et politique afin de ne plus appréhender les membres par leur origine ethnique originelle mais en leur reconnaissant un statut de partenaires égaux et différents dans les interactions sociales. Cela oblige à travailler sur la transformation des conditions structurelles de la domination pour déconstruire la catégorisation raciale.
- Mireille Fanon-Mendes-France, Fondation Frantz Fanon.
Intervention présentée lors du Conseil international des forums sociaux mondiaux, Casablanca, 16 décembre 2013
https://www.alainet.org/fr/articulo/82212
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