La théorie du « découplage » économique fait controverse

20/12/2013
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La théorie selon laquelle les principaux pays en développement se sont désolidarisés des économies avancées a été soutenue par d’influentes organisations telles que le Fonds monétaire international (FMI). De récents événements ont toutefois réfuté cette théorie.
 
Avant la crise financière, le produit intérieur brut (PIB) des pays en développement  progressait à un taux exceptionnel, avoisinant 7,5% par an entre 2000 et 2008, alors que celui des  économies avancées  restait relativement faible.  Le Fonds monétaire international (FMI), entre autres, justifiait cette différence par le découplage économique entre le Sud et le Nord.  Bien sûr, le découplage économique ne signifie pas que les pays du Sud ne dépendent plus du tout des pays du Nord (cette affirmation serait exagérée étant donné que les pays en développement sont à présent plus intégrés à l’économie mondiale) ;  cela signifie plutôt que, à l’aide de politiques nationales appropriées et ajustées pour neutraliser les bouleversements venant du Nord, les pays en développement devraient davantage être capables d’entretenir leur propre croissance économique, indépendamment de la situation conjoncturelle des économies avancées.
 
Le concept du découplage avait été examiné dans le rapport de Yılmaz Akyüz, publié en 2012. Selon plusieurs auteurs cités dans ce rapport, les cycles de l’activité économique, entendus comme étant les écarts entre les productions tendancielles ou les productions potentielles, sont toujours étroitement liés.  Une des questions fondamentales était de savoir si le taux de croissance tendanciel (ou potentiel) des pays en développement avait enregistré une hausse par rapport à ceux des économies avancées. Il a été conclu que l’accélération de la croissance économique des pays en développement qui s’est produite avant la crise n'était pas tant due à l’amélioration de leurs paramètres économiques fondamentaux, mais plutôt à des conditions économiques mondiales exceptionnellement favorables, bien que non viables, dont la poussée des exportations vers les économies avancées, l’intensification des mouvements de capitaux, la progression des envois de fonds de la part des ressortissants émigrés et la hausse des prix des produits de base, résultant principalement des bulles immobilière et de la consommation aux États-Unis et en Europe, de l’expansion rapide des liquidités internationales et des taux d’intérêts historiquement bas.
 
Dans les premiers mois de la crise, les prévisions annonçaient que les pays en développement ne subiraient pas par ricochet les difficultés que rencontraient les économies avancées du fait du découplage.  En soutenant que la croissance du Sud ne dépendait plus autant du Nord qu’avant, le FMI a sous-estimé la gravité de la crise et ses répercussions sur les pays en développement, (FMI, « Perspectives de l’économie mondiale », avril 2007 et avril 2008). Après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, tous les facteurs économiques mondiaux qui avaient contribué à  la croissance dans les pays en développement se sont détériorés, entraînant un net ralentissement dans plusieurs pays en développement.
 
Toutefois, dès 2009, ce ralentissement a été suivi par un rapide redressement, intervenu suite à la mise place de mesures anticycliques solides dans les pays en développement. Celles-ci ont pu être adoptées parce que la situation budgétaire et la position de la balance des paiements de ces pays s’étaient améliorées au cours de la période d’expansion qui avait précédé.  Les politiques monétaires prises par les États-Unis et l’Europe en réaction à la crise financière ont également contribué à la reprise des pays en développement, car elles ont concouru au retour des capitaux dans les pays en développement  après leur interruption soudaine puis leur fuite brutale provoquées par la faillite de Lehman Brothers.
 
Encore une fois, le fait que les économies avancées ralentissent tandis que les pays du Sud se redressaient fortement avait été interprété comme étant le résultat du  découplage économique. Les pays en développement ne pouvaient toutefois pas continuer sur cette lancée.  Même si la situation des marchés mondiaux de capitaux et de produits de base est généralement restée favorable depuis 2009, la nette progression des mouvements de capitaux et des prix des produits de base a pris fin et les exportations vers les économies avancées ont considérablement ralenti.  De plus, les effets ponctuels des mesures anticycliques prises par les pays en développement ont commencé à s'estomper et la marge de manœuvre pour prendre d’autres mesures expansionnistes s’est considérablement réduite. 
 
La plupart des grands pays en développement, en dehors de la Chine, se sont heurtés à des contraintes financières et de balance des paiements à la suite de leur transition vers une croissance tirée par la demande intérieure, qui a conduit à un resserrement budgétaire. Par conséquent, la croissance des pays en développement a reculé en 2011 et en 2012 après une forte reprise en 2010. En Asie, la région en développement la plus dynamique, le taux de croissance a baissé de cinq points de pourcentage par rapport aux taux enregistrés avant la crise ; en Amérique latine, il a presque diminué de moitié. 
 
Le FMI a depuis « redéfini » sa position sur le découplage économique, en réexaminant la question dans ses « Perspectives de l’économie mondiale » d’octobre 2012 (au chapitre 4, intitulé « La résilience des marchés émergents et des pays en développement sera-t-elle durable ? »).  À l’aide d’une analyse quantitative, qui examine l’évolution de plus de 100 marchés émergents et  en développement (dont le revenu par habitant varie entre 200 et 20 000 dollars) au cours des 60 dernières années, le FMI a conclu que « la dernière décennie a été si fructueuse pour eux que, pour la première fois, ils ont enregistré de plus longues phases d’expansion et des ralentissements moins marqués que les pays avancés. Le redressement de leurs résultats s’explique à la fois par la qualité de leurs politiques et par une moindre incidence des chocs extérieurs et intérieurs — l’amélioration des premières est à l’origine des trois cinquièmes environ du renforcement de leur performance, le reste étant dû à la raréfaction des chocs. (FMI « Perspectives de l’économie mondiale », octobre 2012, p.135.)
 
Les politiques de « qualité » qui, selon le FMI, ont amélioré les résultats économiques des pays en développement comprennent « une plus grande marge de manœuvre (caractérisée par un faible taux d’inflation et des positions budgétaire et extérieur favorables) » créée par « un cadre d’action amélioré (mesures anticycliques, ciblage de l’inflation et régimes de change souples). » Aucun lien solide ne peut être établi entre les différents facteurs structurels qui comptent, d’un côté, les structures des échanges, l’ouverture financière, les mouvements de capitaux et la répartition des revenus et, de l’autre côté, la « résilience » des pays en développement aux autres pays.  Le FMI ne tient pas compte de l’effet des bouleversements externes positifs dans la stimulation de la croissance et dans la création d’une marge d’action pour les pays en développement, et se concentre sur l’absence de bouleversements préjudiciables forts.  Dans son rapport publié en 2012, Yılmaz Akyüz, démontre que l’amélioration des résultats économiques des pays exportateurs de produits de base, qui a largement contribué à l'accélération de la croissance des pays du Sud après 2002, était le résultat de la flambée des prix des produits de base et de l’intensification des mouvements de capitaux, qui ont également offert la marge de manœuvre nécessaire à l’élaboration de mesures anticycliques pour faire face aux retombées de la crise financière mondiale. Ces bouleversements positifs expliquent mieux les  résultats exceptionnels réalisés par de nombreux pays en développement durant la dernière décennie que la « qualité » des politiques orthodoxes telles que le ciblage de l’inflation, le taux d’inflation à un chiffre et le régime de change flottant.
 
 Depuis 2011, le FMI n’a cessé de surestimer le taux de croissance des pays émergents et en développement. En avril 2011, le FMI prévoyait dans ses « Perspectives de l’économie mondiale » un taux de croissance de 6,5% pour 2012. Ce pourcentage a été revu à la baisse et les prévisions sont tombées à 6,1% en septembre 2011, à 5,7% en avril 2012 et à 5,3% en octobre 2012. Dans l’édition 2013, le FMI a estimé le taux de croissance à 5,1%, presque 1,5 point de pourcentage de moins que la première estimation, et a reconnu qu'il était possible que « les récentes prévisions trop optimistes soient symptomatiques de problèmes structurels plus profonds » (p.19), révisant à la baisse ses prévisions à moyen-terme dans les économies avancées et dans les pays en développement (p.24).  Dans un autre rapport, le FMI prévoit une légère progression de plus de 3% du taux de croissance potentiel moyen des pays en développement situés sur l’hémisphère occidentale, un pourcentage bien trop bas pour garantir un véritable « essor du Sud » et rattraper les économies avancées ; le FMI reconnaît que le taux de croissance supérieur au taux potentiel  enregistré entre 2003 et 2012 n'est pas viable sans apporter des changements fondamentaux (FMI, 2013).
 
- Yilmaz Akyüz est économiste en chef du Centre Sud.
 
Source : SouthViews N° 94, 18 décembre 2013
Centre Sud : www.southcentre.int
https://www.alainet.org/fr/articulo/81876
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