Cinq yeux, une seule langue

11/08/2013
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Contrairement à ceux des pays de langues latines, les dirigeants des pays anglo-saxons – en premier lieu ceux des Etats-Unis – ont depuis longtemps compris la densité stratégique du lien linguistique entre les individus. Le contraste avec la France, pour ne prendre que cet exemple, est frappant : à Paris, il y a certes toujours un ministère chargé de la francophonie dans chaque gouvernement, mais sans moyens financiers, sans visibilité médiatique et surtout sans la moindre influence politique. Qu’ils se réclament de la gauche ou de la droite, la plupart des responsables publics, au pouvoir ou dans l’opposition, prononcent occasionnellement quelques phrases de soutien à la francophonie – comme s’ils déposaient de manière rituelle un bouquet de fleurs sur une tombe – mais ils n’y croient pas une seconde. Ils sont trop fascinés par l’anglais, et leur seule véritable politique linguistique consiste à promouvoir l’usage de cette langue dans le système éducatif et dans la vie professionnelle des Français.
 
A Londres et à Washington, la démarche est tout autre : pas de grands discours ni d’institutions de défense de l’ « anglophonie », mais une action permanente, discrète et persévérante pour imposer l’anglais comme langue « naturelle » des échanges internationaux, de la science, de la technologie, des forces armées et des industries du divertissement. En conséquence, et avec le soutien actif des « colonisés » locaux – les Européens figurant parmi les plus zélés –, la toute-puissante galaxie communicationnelle anglo-saxonne présente ceux qui refusent encore de se plier à cette volonté hégémonique comme autant de passéistes, de protectionnistes, voire de nationalistes. S’il existait le moindre doute sur le potentiel de solidarité politique induit par l’usage partagé d’une langue maternelle [1], il suffit d’observer l’énorme dispositif d’espionnage planétaire mis en place par l’Agence nationale de sécurité (NSA) des Etats-Unis et révélé par Edward Snowden.
 
Ce n’est plus un secret : les « grandes oreilles » qui écoutent tous les messages de la planète pour le compte des Etats-Unis ne sont pas seulement américaines, mais également australiennes, britanniques, canadiennes et néozélandaises. Dans le jargon de la « communauté du renseignement », on désigne les pays concernés comme les « cinq yeux ». Cinq yeux qui n’ont qu’une seule langue : l’anglais. En fait, les stratèges américains n’accordent leur confiance totale qu’aux Britanniques et aux ressortissants des trois anciens dominions « blancs » : l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande. Ce Club des Cinq a été formalisé par des traités secrets signés après la deuxième guerre mondiale, le premier d’entre eux, en 1946, entre Washington et Londres, étant le United Kingdom-United States Communications Intelligence Agreement (Ukusa).
 
Quelle que soit la couleur politique des gouvernements, ces accords n’ont jamais été remis en cause, ni par l’un des Cinq anglophones « purs » ni par un gouvernement extérieur. Ils devraient pourtant poser un sérieux problème à l’Union européenne (UE). Pas seulement parce que ses institutions et ses capitales sont placées sous surveillance par l’ « allié » américain, mais surtout parce que l’un de ses Etats membres, le Royaume-Uni, est un complice actif de cet espionnage. C’est l’une des raisons pour lesquelles Barack Obama tient absolument à ce que Londres reste au sein de l’UE. On se demande même pourquoi la NSA dépense beaucoup d’argent à espionner Bruxelles, alors qu’elle a directement accès à tous les documents réputés confidentiels de sa bureaucratie via le 10 Downing Street et les fonctionnaires britanniques des institutions communautaires…
 
Notes
 
[1] Dans ses Mémoires, Winston Churchill fait régulièrement référence aux « peuples de langue anglaise » dotés d’un statut particulier au sein des Alliés du temps de guerre. Il devait expliciter cette solidarité linguistique dans sa théorie des « trois cercles » : http://www.medelu.org/Le-Royaume-Uni-Etat-offshore-de-l
 
1er août 2013
 
- Bernard Cassen
Secrétaire général de Mémoire des luttes, président d’honneur d’Attac
 
 
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/78367
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