Étude sur le Partenariat Transatlantique
26/06/2013
- Opinión
La réunion du G8 qui s’est tenue à Lough Erne, en Irlande du Nord, les 17 et 18 juin 2013, a été l’occasion de lancer officiellement les négociations pour aboutir à un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), Transatlantic Trade & Investment Partnership (TTIP) en anglais. Quelques jours avant à Luxembourg, dans une opacité totale, les ministres du Commerce des Vingt-Sept avaient adopté le mandat à confier à la Commission européenne pour conduire les négociations au nom de l’Union européenne.
Le gouvernement français PS-EELV qui, avant cette réunion, avait annoncé qu’il allait faire un malheur en brandissant la menace d’utiliser son droit de veto si une « exception culturelle » n’était pas accordée, s’est finalement, comme prévu, lamentablement couché, contrairement à la propagande massive qui tente de faire croire l’inverse. En effet, selon le commissaire européen au Commerce Karel De Gucht : « le mandat est très clair. D’un côté, il est dit que audiovisuel est exclu du champ des négociations. Dans un autre paragraphe, il est dit très clairement que nous pouvons faire de nouvelles propositions au Conseil sur un mandat additionnel, sur n’importe quelle question y compris l’audiovisuel ». Cette façon de procéder est un grand classique de la diplomatie : on rédige un texte qui dit une chose et son contraire en organisant volontairement le flou artistique pour éviter que l’une des parties ne perde la face. Chacune peut alors crier victoire, les larrons jouant la comédie. Si la France avait vraiment voulu mettre son veto, elle aurait empêché que la question de l’audiovisuel, dans le mandat, puisse revenir sur le tapis. En réalité, tout le battage organisé autour de l’ « exception culturelle » avait pour but de répandre un rideau de fumée sur les autres sujets, précisément en les faisant oublier au profit d’une victoire à la Pyrrhus du gouvernement, programmée d’avance dans un jeu de rôle savamment orchestré avec monsieur Barroso dont les talents de comédien sont certainement ce qu’il y a de meilleur en lui. Le journal Le Monde a encore été pris la main dans le sac de sa mauvaise foi en indiquant, dans son éditorial du 19 juin 2013 : « la France a fini par imposer ses vues et à remporter une victoire politique ».
Il n’y aurait rien à redire si ces négociations entre les USA et l’UE avaient pour objectif de rapprocher les peuples des deux côtés de l’océan. Un tel partenariat, s’il avait pour ambition d’améliorer la prospérité générale, de s’attaquer radicalement aux désastres environnementaux, d’établir des normes de haut niveau en matière de protection sociale, tant du point de vue des soins de santé que de retraites ou de conditions de travail, d’éradiquer définitivement le chômage et la précarité, et donc la pauvreté, susciterait un enthousiasme universel. Il serait un exemple pour le reste du monde.
Hélas, non seulement il ne s’agit pas du tout de cela, mais de l’inverse. La décision prise en Irlande les 17 et 18 juin 2013 est monstrueuse à tous égards. Il s’agit ni plus ni moins de mettre en place un empire euro-atlantique pour restaurer le leadership mondial des États-Unis, de privatiser le droit et la justice en les remettant dans les mains des firmes multinationales, anéantissant ainsi la démocratie, de parachever le libre-dumping qui met en concurrence les travailleurs des différents pays et n’est profitable qu’aux très grandes entreprises. La grande presse évoque un accord de « libre-échange ». Bien sûr, la composante libre-échangiste est présente (parlons plutôt de « libre-dumping » pour ne pas salir les jolis mots de « libre » et d’ « échange »), mais elle est loin d’être l’essentiel. Derrière la perspective impériale des États-Unis il y a, pour la consolider, la volonté de s’attaquer principalement aux « barrières non-tarifaires » que sont les normes sociales, environnementales, alimentaires, techniques, etc. Car en matière de droits de douane il n’y a plus grand-chose à gratter.
C’est un tournant de la géopolitique mondiale qui est train de s’amorcer sous nos yeux, c’est un « OTAN économique » qui se met en place.
Ce projet ne date pas d’hier et résulte d’une série d’étapes aisément traçables depuis la création de l’OTAN (militaire !) en 1949 et du Marché commun en 1957 (voir l’annexe 1 pour un résumé des principales étapes de ce projet depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale).
Le PTCI est le résultat direct d’un intense travail mené par les lobbies américains et européens, financés par les grands groupes industriels, de services ou financiers. Les plus actifs ont été les chambres américaines de commerce, le Transatlantic Business Council (TBC) et le Transatlantic Policy Network (TPN). Ce dernier est composé pour moitié de représentants des firmes multinationales surtout américaines comme AT&T, BASF, Bayer, Dow Chemical, Hewlett Packard, Nestlé, Time Warner, Walt Disney Company, etc. L’autre moitié est composée de 60 députés européens et d’élus du congrès des États-Unis. Une partie du monde politique, manifestement, n’a pas été insensible aux « arguments » de ces lobbies. Ainsi 8% des parlementaires européens sont membres du Transatlantic Policy Network (TPN)…
Il est vrai que les intérêts en jeu sont considérables. Les États-Unis et l’Union européenne comptent pour presque la moitié du PIB mondial et 30% du commerce international. Chaque jour, 2,7 milliards de dollars (2 milliards d’euros) de biens et de services sont échangés entre les deux rives de l’océan. Les investissements directs représentent quant à eux 3,7 trillions de dollars (2,8 trillions d’euros). Un trillion = 1 000 milliards. Selon le « mémo » 13/95 du 13 février 2013 de la Commission européenne, « les relations commerciales transatlantiques constituent l’épine dorsale de l’économie mondiale ». Ce mémo ajoute que « d’ici 2027, des gains annuels totaux se traduisant par une hausse du PIB de 0,5% pour l’UE et de 0,4% pour les États-Unis » devraient intervenir, soit « des revenus annuels supplémentaires de 86 milliards d’euros pour l’économie européenne et de 65 milliards d’euros pour l’économie américaine ». Un rapport du Center for Economic Policy Research fait des prévisions encore plus mirobolantes, l’Union européenne gagnerait 119,2 milliards d’euros par an, les USA 94,9 ! Les exportations de l’Union européenne vers les États-Unis augmenteraient de 28%.
Le PTCI aborde trois sujets : d’abord « les règles, les principes et les nouveaux modes de coopération permettant de répondre aux défis partagés et aux opportunités communes du commerce mondial » ; ensuite « les questions de réglementation et les obstacles non tarifaires » ; et enfin « l’accès au marché » (l’annexe 2 détaille le contenu des négociations).
Au total le PTCI vise à redonner le leadership mondial aux États-Unis en faisant de l’Union européenne son arrière-cour. Si par malheur cet accord était conclu, une nouvelle vague de libéralisation destructrice s’abattrait sur la planète. La lutte contre cet accord ne doit pas se limiter à la revendication de l’ « exception culturelle ». Elle doit se fixer pour perspective d’empêcher la conclusion de cet accord, dans son intégralité, et de construire un ordre mondial fondé sur la coopération entre les peuples dans le respect de leur souveraineté nationale.
I.- L’OBJECTIF DU PARTENARIAT TRANSATLANTIQUE EST DE REDONNER LE LEADERSHIP MONDIAL AUX ÉTATS-UNIS EN FAISANT DE L’UNION EUROPÉENNE SON ARRIÈRE–COUR
Nous ferions preuve d’une grande naïveté si nous nous laissions aller à croire les propos doucereux qui enrobent ce projet. Il s’agit en vérité d’une vaste offensive géostratégique des États-Unis visant à reconquérir une hégémonie mondiale qu’ils ont perdu cette dernière décennie. Elle inclut – sans s’y réduire - une reconfiguration complète de l’ordre commercial mondial puisque cet accord bilatéral entre les États-Unis et l’Union européenne sonne le glas de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui est court-circuitée. Quant à l’Union européenne, nous approchons de la fin de sa « construction ». En effet son objectif initial fixé par son tuteur américain sera bientôt atteint : faire de l’Union européenne une filiale des États-Unis.
Les États-Unis, depuis l’implosion du système soviétique, étaient la seule superpuissance mondiale. C’est pourquoi on parlait de monde « unipolaire ». Cette situation a changé avec la montée en puissance des BRICS, particulièrement de la Chine, et les révolutions en Amérique du Sud. C’est pourquoi on parle maintenant de monde « multipolaire ». Ayant perdu le statut d’unique superpuissance, les États-Unis veulent reprendre le leadership mondial.
1.- Après la chute de l’URSS, les États-Unis restent la seule superpuissance : le monde devient unipolaire
Pendant presqu’une vingtaine d’années, entre la dislocation du système soviétique à partir de 1989 et le milieu des années 2000, le monde a vécu sous un régime unipolaire. Les États-Unis étaient la seule superpuissance mondiale. La planète avait connu, précédemment, dans le cadre de la confrontation « Est-Ouest » (bloc occidental contre bloc soviétique dans le cadre d’une « guerre froide »), une organisation bipolaire. Après l’effondrement des pays du camp soviétique (on ne compte pas ici la Chine), il ne restait plus que le seul régime capitaliste, et particulièrement le capitalisme des États-Unis d’Amérique.
Cette période a été mise à profit par les classes dirigeantes occidentales pour accélérer la révolution conservatrice et les politiques néolibérales. Les pays de l’Est européen se sont vus appliquer une « thérapie de choc » dont ils ne se sont pas encore remis. À l’Ouest les politiques néolibérales se sont poursuivies, conduites indifféremment par des gouvernements de droite ou socialistes. Quant aux pays pauvres, ils n’intéressent plus personne et ont été laissés à leur sort.
2.- Le monde est devenu multipolaire avec la montée en puissance des BRICS, particulièrement de la Chine, et les révolutions en Amérique du Sud
L’hégémonie américaine s’est peu à peu émoussée, non par la montée en puissance d’une Europe libre, indépendante et prospère – c’est exactement le contraire qui s’est produit -, mais par l’aiguisement des contradictions internes à ce système et l’irruption des pays appelés « émergents » ainsi que les révolutions en Amérique du Sud.
Les crises à répétition dans lesquelles s’enfonce la planète trouvent toutes leur origine aux États-Unis. Leur choix politique de faire de la mondialisation / financiarisation une stratégie universelle en est la cause profonde. Il s’agit désormais d’une crise sans fin de nature systémique. On n’en voit pas le bout, et elle concerne un grand nombre de secteurs : la destruction de l’emploi et des régimes de protection sociale, le saccage de l’environnement, les prix des matières premières, la qualité de l’alimentation, les dérèglements du climat… Parallèlement les inégalités se sont encore creusées, les riches n’ayant jamais été aussi riches. Les profits des grandes entreprises, en effet, battent tous les records, les Bourses flambent, préparant ainsi le prochain krach.
L’apparition des « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est venue perturber le leadership américain puisque de très grandes entreprises des pays émergents concurrencent désormais avec succès les firmes multinationales à base américaine ou européenne. Certes, les pays émergents ne représentent pas encore une puissance globale organisée, nul ne sait d’ailleurs s’ils y parviendront un jour. Néanmoins, ils apparaissent sans aucun doute comme un nouvel acteur économique et politique mondial, ravivant, sans faire d’amalgame, le souvenir du Mouvement des Pays non-alignés dans les années 60 et 70.
Dans cet ensemble, la Chine tient une place à part compte tenu de sa taille et de son régime politique. L’objectif des USA est aujourd’hui de contenir la montée en puissance de la Chine. Ils veulent la prendre en tenaille par, d’un côté, un accord avec l’Asie (sans la Chine) appelé Trans-Pacific Partnership (TPP), et d’un autre côté par l’Union européenne au travers du (TIPC). Il est assez probable que le TPP sera conclu avant le TIPC. Les États-Unis seront alors en position de force pour imposer des standards à l’Union européenne qu’ils auront déjà négociés dans le cadre du TPP.
On ne sait plus très bien qui a inventé l’expression, mais les dirigeants des États-Unis ont toujours considéré que les pays situés au sud de leur frontière étaient leur « arrière-cour ». Pendant de longues décennies, cette « arrière-cour » a concerné l’ensemble de l’Amérique centrale et du sud. Après les révolutions en Amérique latine des années 2000, il ne reste plus guère qu’une partie de l’Amérique centrale, le Mexique et la Colombie, périmètre plus modeste témoignant de l’affaiblissement des positions américaines et de leurs firmes multinationales.
Le monde est aujourd’hui devenu multipolaire, aucun bloc ne peut plus prétendre à un contrôle total et global de la planète.
Cet objectif est très clairement affirmé, dans le langage diplomatique qui convient, lorsque les deux partenaires expliquent dans un communiqué que cet accord donnera aux États-Unis et à l’Union européenne « la possibilité non seulement de développer le commerce et les investissements de part et d’autre de l’Atlantique, mais également de contribuer à l’élaboration de règles mondiales pouvant renforcer le système commercial multilatéral » (13 février 2013, MEMO/13/94 de la Commission européenne, Déclaration commune d’Obama, Van Rompuy et Barroso).
Barack Obama l’a confirmé lors du sommet du G8 en invitant les Européens « à regarder au-delà des petites préoccupations pour avoir en tête l’image d’ensemble », en comparant le partenariat transatlantique à une « alliance économique aussi forte que l’alliance diplomatique et militaire » qu’est l’OTAN (Le Monde, 19 juin 2013). Une fois n’est pas coutume, faisons confiance, en ce domaine, au Wall Street Journal. Dans son édition du 17 juin 2013 il rappelle que cet accord « est une opportunité de réaffirmer le leadership global de l’Ouest dans un monde multipolaire ».
Les choses sont parfaitement claires à propos de l’objectif principal du partenariat transatlantique. Il n’y a que la « grande » presse française, par incompétence, ignorance ou malveillance, qui fait semblant de ne rien voir et de rien comprendre, et qui persiste à parler d’un simple accord de libre-échange.
Les États-Unis n’ont plus les forces de parvenir seuls au rétablissement de leur leadership. Ils veulent donc embarquer l’Union européenne – consentante et frémissante car préparée depuis des décennies - dans leur aventure afin de créer un ensemble euro-atlantique systémique qui prendra la forme d’un nouvel empire.
Pendant toute la période qui a suivi la création de l’OMC en 1995, celle-ci a été l’instrument des États-Unis pour ouvrir les marchés à ses exportations, « au pied de biche si nécessaire » pour reprendre la célèbre expression de Bill Clinton quand il était président. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car malgré d’importantes contradictions et des défections, les pays émergents et les pays en développement ont pu bloquer la stratégie américaine (et européenne). C’est pourquoi les États-Unis et les Occidentaux veulent désormais contourner l’OMC. Alors qu’ils adoraient hier le multilatéralisme, ils le brulent aujourd’hui et se sont trouvé une nouvelle idole : le bilatéralisme.
Le « cycle de Doha » lancé en 2001 avait pour objectif d’imposer une aggravation de la libéralisation. Il a été bloqué par les pays les plus pauvres et les pays émergents. Du coup l’OMC n’est plus l’espace permettant de poursuivre la libéralisation et de servir les intérêts américains. C’est pourquoi les accords bilatéraux de libre-échange se multiplient à l’initiative des USA et de l’UE. Ce n’est pas l’élection du nouveau directeur général de l’OMC, le Brésilien Roberto Azevedo, qui va rassurer les Américains. Car il a été élu contre le candidat des États-Unis, le Mexicain Herminio Blanco, confirmant ainsi combien ce pays a perdu la main.
Les 135 pays membres de l’OMC, à l’époque, se sont réunis du 30 novembre au 4 décembre 1999 à Seattle aux États-Unis. Ils voulaient trouver un accord sur le programme d’un nouveau cycle de négociations, après celui de l’Uruguay Round, abordant des questions comme celles des normes sociales et environnementales, de l’agriculture, de la concurrence et des investissements. La rencontre s’est soldée par un échec cuisant pour l’OMC et a été marquée par une très forte contestation à l’extérieur de la réunion, comme à l’intérieur.
Les pays pauvres, majoritaires, ont rejeté à juste titre les manœuvres des États-Unis et de l’Union européenne. Les pays pauvres, en effet, tenus à l’écart des discussions qui se déroulaient en petit comité entre grands pays, n’ont pas voulu d’un accord élaboré dans leur dos. En outre, les exigences des pays riches d’intégrer des normes sociales et environnementales – d’ailleurs largement factices - au programme ne visaient en réalité qu’à protéger leurs propres marchés tout en demandant aux autres de les ouvrir. Par ailleurs, Américains et Européens n’avaient pu trouver de compromis entre eux sur l’agriculture.
Après cet échec, les représentants des firmes multinationales voulaient donc relancer le libre-échange pour ouvrir de nouveaux débouchés, et trouver à cette fin un lieu paisible et difficile d’accès aux manifestants pour éviter un nouveau Seattle : ce fut Doha au Qatar, en novembre 2001. Il fallait aussi imaginer un intitulé « marketing » à ces négociations en leur donnant une couleur sociale, humanitaire et compassionnelle : ce fut « Mettre la libéralisation des échanges au service des pays pauvres ». Un slogan exactement inverse à la réalité.
Si le cycle de Doha était parvenu à ses fins, il aurait notamment aggravé la crise alimentaire en libéralisant encore davantage les marchés agricoles. La pauvreté n’aurait pas été réduite, les industries naissantes des pays pauvres auraient été annihilées. Comme le dit Evo Morales, le président de la République de Bolivie : « Les négociations de l’OMC se sont converties en une lutte des pays développés pour ouvrir les marchés des pays en développement en faveur de leurs grandes entreprises » (L’Humanité, 21 juillet 2008).
Les négociations du cycle de Doha portaient sur trois dossiers principaux et trois dossiers annexes. Les dossiers principaux étaient les produits agricoles, l’industrie et les services ; les dossiers annexes étaient la banane, les produits tropicaux et les appellations d’origine contrôlée.
L’agriculture est depuis plusieurs années au cœur des discussions à l’OMC. C’est en effet cette question principale que les pays membres ne parviennent pas à résoudre, notamment depuis Seattle en 1999, Doha en 2001, Cancun en 2003 et Hong Kong en 2005. Le problème est le suivant : les produits agricoles doivent-ils être considérés comme de pures marchandises échangeables sur un simple « marché », avec toutes les conséquences qui sont associées : fluctuation erratique des cours, surproduction ou sous-production dans certains secteurs, spéculations… ? À cette question, les dignitaires de l’OMC, les élites mondialisées et les firmes multinationales dont celles de l’agroalimentaire, répondent en chœur : « oui ». Mais en face, de plus en plus, particulièrement dans les pays pauvres et les opinions publiques des pays riches, l’idée de la souveraineté et la sécurité alimentaires progresse rapidement.
L’échec du cycle de Doha tient notamment au fait que les pays riches voulaient maintenir les produits agricoles dans de seules logiques de marché, alors qu’un nombre croissant de pays pauvres ou « émergents » ont exigé le respect de leur souveraineté alimentaire. Cette position des pays pauvres et « émergents » était d’autant plus justifiée que les États-Unis et l’Union européenne n’ont pas véritablement progressé dans le démantèlement des subventions à leurs gros agriculteurs et firmes agroalimentaires. Elles sapent les cours mondiaux et détruisent les agricultures des pays du Sud où les produits subventionnés du Nord sont souvent moins chers que les produits locaux.
L’échec du cycle de Doha et du multilatéralisme traduit à l’évidence un changement majeur des intérêts commerciaux des différents pays avec la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, de la Russie et du Brésil, venant perturber le duo bien rodé entre les États-Unis et l’Union européenne. Les divergences au sein de l’OMC sont la marque des contradictions croissantes au sein du capitalisme.
2.- Le multilatéralisme remplacé par le bilatéralisme pour imposer unilatéralement de nouvelle normes mondiales
Cette stratégie américaine, soutenue par les oligarques européens, est très bien expliquée par Marie-Françoise Calmette, professeure dans une université française au nom ridicule, la Toulouse School of Economics (École d’économie de Toulouse). Dans Le Monde du 5 juin 2013 elle affirme que « bien qu’étant bilatéral, un accord UE-USA serait un pas vers un retour à une reconnaissance de la primauté des règles commerciales multilatérales ». Étonnant, comme raisonnement, non ? Elle ajoute que cet accord « ouvrirait à nouveau la voie à un système commercial multilatéral solide ». C’est ce que confirme Jose Manuel Barroso : un tel accord « fixera la norme non seulement pour le commerce et les investissements transatlantiques, mais aussi pour le développement du commerce à travers le monde ».
Comment ce qui était impossible hier avec l’OMC le deviendrait aujourd’hui avec le partenariat transatlantique ? La réponse est simple : en cédant sur ce qui faisait obstacle dans le cadre de l’OMC. Les BRICS et les pays en développement subiront une pression accrue, l’objectif sera de leur imposer les nouvelles normes mises au point par les Américains et les Européens. Cet accord, en effet, a vocation à s’appliquer au reste du monde.
C.- Mettre un terme définitif à la « construction » européenne puisque son objectif sera bientôt atteint : faire de l’Union européenne une filiale des États-Unis
Des inexactitudes grossières circulent à propos des origines de la « construction » européenne. Elles sont le résultat d’une gigantesque guerre de propagande soigneusement orchestrée dans les bureaux de la Commission et des boites à idées. Elles trouvent dans les grands médias des relais dociles et enthousiastes. Tous les journalistes ayant pignon sur rue (sur antenne !) ont été intoxiqués ou achetés. Les trois contre-vérités les plus énormes sont la « construction » européenne comme facteur de paix, la mise en place du « modèle social européen » et l’équilibre avec les États-Unis. Tout est faux dans ces assertions particulièrement stupides.
La « construction » européenne a été conçue pour faire la guerre froide. Chacun devrait savoir que la période de paix actuelle est le résultat de la victoire sur le nazisme. Quant au « modèle social européen », la « construction » européenne vise précisément à déconstruire l’œuvre sociale des gouvernements de l’immédiat après-guerre. Il est également nécessaire de rappeler que dès son origine, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la forme prise par la « construction » européenne était américaine. Aujourd’hui, le projet de partenariat transatlantique rend plus actuel que jamais ce que disait Pierre Bourdieu en 2000 dans Contre-feux 2 (Raisons d’Agir, 2001) : « L’Europe est […] vouée à un destin analogue à celui du Canada, c’est-à-dire à être progressivement dépossédée de toute indépendance économique et culturelle à l’égard de la puissance dominante. En fait l’Europe vraiment européenne fonctionne comme un leurre dissimulant l’Europe euro-américaine qui se profile et qu’elle facilite en obtenant l’adhésion de ceux qui en attendent l’inverse exact de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est en train de devenir ».
Rappelons quelques faits historiques soigneusement masqués pour laisser se déployer le mythe européen.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, face à l’extension du camp communiste en Europe de l’Est et ensuite en Asie, les Américains ont déployé une stratégie visant à consolider et à réorganiser le capitalisme sous leur leadership. C’est le cas, par exemple, lors des Accords de Bretton Woods en 1944 qui consacrent le dollar, de fait, comme la monnaie mondiale. Le président américain Harry Truman, le 12 mars 1947, décidait de mettre en place la politique de containment (l’ « endiguement »). Il annonçait sa vision d’un monde scindé en deux camps opposés et irréconciliables. À la tête du « monde libre », opposé au communisme, les États-Unis prennent rapidement la tête d’initiatives politiques, économiques et militaires qui avaient pour but d’empêcher l’expansion du communisme.
Ils décident notamment de :
· Contenir le bloc soviétique en construction.
· Endiguer les partis communistes d’Europe de l’Ouest, principalement en France et en Italie.
· Favoriser la reconstruction économique et industrielle de l’Europe de l’Ouest pour qu’elle puisse acheter les produits américains et produire elle-même ses propres moyens de défense sur le plan militaire.
À partir de 1947, le plan Marshall n’a pas été l’œuvre philanthropique que certains croient voir, mais l’outil de financement de la stratégie américaine. L’Organisation européenne de coopération économique (OECE), qui deviendra plus tard l’OCDE, mise en place par les États-Unis pour gérer les prêts du plan Marshall, va contraindre les pays européens à abaisser leurs protections douanières. Il fallait en effet que les États-Unis puissent déverser en Europe leurs marchandises et leurs capitaux. Le terrain avait été soigneusement préparé par un groupuscule appelé Mouvement européen, dont ont été président Winston Churchill, Konrad Adenauer, Robert Schuman. Il était financé par la CIA au travers du American Committee on United Europe (ACUE).
Le projet américain de faire de l’Europe une filiale s’est également incarné dans la tentative de création d’une armée fédérale européenne sous la supervision du commandant en chef de l’OTAN, nommé par le président des États-Unis, la Communauté européenne de défense (CED). C’était la manière la plus simple de priver les États européens d’une défense souveraine, puisque placée sous commandement de l’OTAN, donc des États-Unis. Ce projet prend naissance en 1950, un traité est même signé par 4 États en 1952 : République fédérale d’Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas. Ce traité instituant la CED sera rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954 par 319 voix contre 264. Les communistes et les gaullistes ont voté contre, ainsi que la moitié des députés socialistes. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, était un défenseur acharné de la CED, comme Jean Monnet son comparse. Ce dernier, désavoué après l’échec de la CED, était contraint de démissionner de son poste de président de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
Quant aux « pères fondateurs » de la « construction » européenne dont on vient de parler, Schuman et Monnet, à qui on élève des statues, ils mériteraient qu’on rappelle quelques vérités. Ils étaient en effet des agents américains, Robert Schuman étant de surcroit un collaborateur notoire du régime de Vichy. Ainsi la prédiction de Karl Marx s’est réalisée. Mais à l’envers. Car ce ne sont pas les « prolétaires de tous les pays » qui se sont unis – le système les a divisés – mais ce sont les grands patrons. Pour mieux exploiter les salariés en les mettant en concurrence.
II.- SI CET ACCORD VOYAIT LE JOUR, UNE NOUVELLE VAGUE DE LIBÉRALISATION AUX EFFETS DESTRUCTEURS S’ABATTRAIT SUR LA PLANÈTE
Ce sont neuf effets destructeurs qui ont pu être identifiés.
Le monde, avec les négociations du PTCI, va entrer dans une période de turbulences, montrant une nouvelle fois que l’UE n’était pas la paix. On peut espérer que ceux qui croient encore à ce mythe ouvriront les yeux et agiront pour empêcher la guerre commerciale qui s’annonce.
L’objectif du PTCI vise à contourner l’OMC, précisément parce que les pays émergents et en développement n’ont pas accepté les propositions injustes faites par les Américains et les Européens, notamment en matière agricole. Les tensions seront donc inévitables entre les USA et l’UE d’un côté, les BRICS et les pays en développement de l’autre. Nous sommes loin du « doux commerce » de Montesquieu !
Les choix des mots n’est pas anodin. Quand Barack Obama parle à propos du PTCI d’en faire l’équivalent de l’OTAN sur le plan économique, c’est bien une perspective guerrière qui est en arrière-plan. Au-delà des BRICS, c’est la Chine qui est plus particulièrement dans le collimateur.
2.- Concurrence accrue entre les travailleurs des deux côtés de l’Atlantique et pression sur les salaires, les conditions de travail et l’emploi
Même si les droits de douane entre les USA et l’UE ne sont pas la question essentielle puisqu’ils ne dépassent pas 3% en moyenne, Washington, au nom de ses firmes multinationales, cherche l’augmentation de ses exportations en Europe. La même ambition est affichée par l’Union européenne. Les droits de douane, pourtant, restent non négligeables dans certains secteurs. Ainsi ceux qui s’appliquent sur les produits industriels importés dans l’UE sont de 3,3% en moyenne, contre 2,2% aux États-Unis. L’UE ne gagnera pas grand-chose par ses exportations de produits industriels. En revanche, dans certains secteurs, les droits de douane de l’UE sont plus élevés qu’aux États-Unis. C’est le cas pour le matériel de transport avec 7,8% (droits nuls aux États-Unis). Si ces droits venaient à être supprimés, les risques pour l’industrie automobile de l’Union européenne seraient considérables.
Concernant les services, des « équivalents droits de douane » ont été calculés en France :
· Assurances 61,7% (43,7% aux USA)
· Communication 37,6% (36,9% aux USA)
· Construction 36,4% (95,5% aux USA)
Les parts de marché respectives des États-Unis et de l’UE se déplaceront selon les secteurs.
Cependant, globalement, ce qui sera acheté par l’un sera vendu par l’autre, et inversement. Il n’y aura simplement que des reclassements sectoriels. Les dindons de la farce seront les travailleurs à qui il sera demandé d’être toujours plus « compétitifs », c’est-à-dire d’accepter des salaires et une protection sociale moindre, de travailler plus, afin que les prix des produits qu’ils fabriquent soient moins élevés que ceux fabriqués par leurs camarades de l’autre côté de l’océan. Cette hypothèse incluant évidemment, dans le raisonnement patronal et gouvernemental, non seulement le maintien des profits privés réalisés par les grandes entreprises, mais leur augmentation.
La situation va donc s’aggraver pour les travailleurs de l’UE. Cette prévision se fonde sur l’expérience. Après l’intégration de 10 nouveaux pays dans l’UE en 2004, lorsque l’UE s’est ouverte aux Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), la situation des travailleurs des Quinze s’est-elle améliorée ? Au contraire, les délocalisations se sont accélérées, partout le chômage a augmenté. Il en sera de même avec le PTCI. Les salariés des États-Unis, de leur côté, ont déjà subi les effets négatifs de l’ALENA. Leur situation a été tirée vers le bas, ainsi que celle des travailleurs du Mexique et du Canada.
Le pouvoir de négociation des pays émergents et en développement, pris individuellement, sera très réduit face aux USA et à l’UE si ces deux blocs parviennent à un accord. Regroupés au sein de l’OMC, pays émergents et en développement étaient parvenus à bloquer le cycle de Doha. C’est bien pour imposer leurs normes et une ouverture des marchés des pays émergents et en développement – pas seulement pour augmenter le volume des échanges USA-UE – qu’Américains et Européens se sont engagés dans le PTCI. S’ils parviennent à leur but, les inégalités Nord-Sud s’aggraveront.
Nul ne peut prédire l’avenir. Insistons toutefois sur le fait que ce type de bilatéralisme dans lequel s’engagent les États-Unis et l’Union européenne les placera devant des pays ou des ensembles de pays infiniment moins puissants. Le rapport des forces fera pencher la balance du côté de l’occident. Les pays émergents et en développement n’ont donc rien de positif à attendre de cette stratégie de guerre commerciale déclenchée en réalité contre eux.
Après le premier rapport de forces qui mettra face à face le bloc USA-UE d’un côté et les pays émergents et en développement d’un autre côté, un second rapport de forces opposera les États-Unis à l’Union européenne. Il sera, dans tous les domaines, en faveur des États-Unis, l’Union européenne étant battue dès le départ. D’autant que les dirigeants de l’UE, pour la plupart, sont des victimes consentantes de cette annexion de l’UE par les USA.
· Les USA sont une puissance militaire, pas l’UE puisqu’elle est soumise à l’OTAN dirigée par… les USA !
· Les USA mènent une politique étrangère de grande puissance, pas l’UE. Cette dernière, d’ailleurs, ne peut pas en avoir car l’article 28A du traité de Lisbonne oblige le Conseil européen à prendre en ce domaine les décisions à l’unanimité. C’est tout à fait cohérent, au demeurant, avec le principe suprême de souveraineté des nations. Cependant, la conséquence est que sur tous les grands sujets internationaux de ces dernières décennies, l’Union européenne n’a jamais pu parler d’une seule et même voix. Par conséquent, elle n’a pu peser en quoi que ce soit sur les affaires du monde. Il en sera évidemment de même dans le cadre du PTCI, les États-Unis seront le géant et l’Union européenne le nain.
· Les USA conduisent une politique industrielle, pas l’UE. Les articles 107 à 109 du traité de Lisbonne interdisent en effet aux États membres et à l’UE de verser des aides publiques aux entreprises. Aux USA, pour ne prendre que deux exemples, le Buy American Act de 1933 accorde une préférence aux produits américains dans les contrats publics fédéraux. Il faut ajouter le Jones Act de 1920 qui impose que toutes les marchandises échangées entre des ports américains soient transportées sur des navires construits aux États-Unis avec un pavillon et un équipage américains.
· Les USA disposent d’une politique de change, pas l’UE. Celle-ci a assigné un objectif unique à la Banque centrale européenne : combattre une inflation qui n’existe plus depuis des années. De leur côté les États-Unis peuvent faire varier la valeur du dollar par rapport à l’euro en fonction de leurs intérêts. Ainsi la valeur du dollar a augmenté de 70% entre 2002 et 2010, pénalisant fortement les exportations des pays de la zone euro. À côté de ces vastes fluctuations des parités de change, les quelques points de pourcentage des droits de douane ne pèsent pas lourd.
· Les USA ont une politique monétaire, pas l’UE. La politique monétaire américaine, autorisant sa banque centrale à acheter des titres d’État, est un instrument de politique macroéconomique considérable à la disposition du gouvernement américain. En revanche, la monnaie de l’UE, l’euro, est un boulet qui la tire vers le fond. L’interdiction qui est faite à la BCE d’acheter des titres des États membres est une des causes de la crise dans la zone euro.
L’augmentation du commerce international entre les USA et l’UE, si elle a lieu effectivement, va augmenter mécaniquement les émissions de gaz à effets de serre. Ils sont évalués par la Commission européenne elle-même entre 4 et 11 000 tonnes, en contradiction totale avec les engagements de l’UE de les réduire.
Par ailleurs, un grand nombre de mesures de libéralisation auront un impact très négatif sur la santé publique et l’environnement. D’une manière générale, les normes américaines en matière de santé publique et de sécurité alimentaire, par exemple, sont nettement en retrait par rapport à celles qui existent dans beaucoup de pays de l’UE. Si les normes américaines devaient s’imposer – ce qui est le cas le plus probable – les pays de l’UE connaîtraient une formidable régression.
La libéralisation des normes aura de multiples conséquences extrêmement négatives dans d’autres domaines. Par exemple l’extraction des gaz de schistes est autorisée aux USA, interdite dans l’UE. Quelle est la norme qui va s’imposer ? Celle des États-Unis ou celle de l’UE ? Poser la question s’est y répondre ! Le cas est exactement le même pour les Organismes génétiquement modifiés (OGM).
6.- Privatisation du droit et de la justice par la mise en place d’un mécanisme de règlement des différends hors la loi
L’Union européenne s’apprête à signer un accord stratégique avec un pays hors la loi. Les États-Unis, en effet, sont actuellement en dehors des principaux cadres du droit international dans les domaines social, environnemental et culturel. Ils ne sont pas signataires de nombreuses conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), du protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique, de la convention pour la biodiversité, des conventions de l’UNESCO sur la diversité culturelle… Toute l’UE sera tirée vers le bas.
Trouvant probablement que c’était un modèle à suivre, les oligarques européens ont anticipé les demandes américaines pour mieux s’y soumettre. Ainsi le mandat donné à la Commission européenne, élaboré dans le plus grand secret, prévoit un dispositif appelé Investor-State Dispute Settlement (ISDS). C’est un arbitrage commercial international qui permet aux firmes multinationales de contourner les tribunaux respectueux de la souveraineté des États et de leurs droits nationaux et de s’attaquer directement aux États. Les 400 millions d’euros « gagnés » par Bernard Tapie donnent un bon exemple de ce qu’est cette « justice ». Les normes sociales, fiscales, techniques, de sécurité, d’hygiène, environnementales, etc., ne résulteront plus de la loi mais d’un accord entre groupes privés, les firmes multinationales et leurs avocats. Le règlement des différends entre organismes privés et États, tel qu’il est prévu, serait une remise en cause radicale de la démocratie.
Il faut insister sur ce point, car si un tel dispositif voyait le jour, ce serait un recul inimaginable du droit et de la démocratie. Les parlements élus et représentants du peuple devraient alors se soumettre à des règles privées. Les firmes multinationales, qui pourraient considérer que des règlements ou des lois d’un État sont contraires à leurs intérêts, auraient ainsi la possibilité de poursuivre les États qui veulent protéger l’environnement, la santé, les droits des travailleurs…
Cette procédure d’arbitrage bilatérale conduirait à une explosion des litiges provoqués par les firmes multinationales et les investisseurs, aux États-Unis comme en Europe. Confirmant nos craintes, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), dans un rapport d’avril 2013, estime que « en 2012, le nombre de différends entre investisseurs et États soumis à l’arbitrage international a battu un nouveau record, montrant une nouvelle fois la nécessité d’engager un débat public sur l’efficacité de ce mécanisme et la manière de le réformer ». Ce sont en effet 518 différends investisseur-État qui ont été recensés en 2012.
La CNUCED poursuit : « en 2012, les investisseurs étrangers ont intenté des actions contre un large éventail de mesures gouvernementales, dont la modification de règlements intérieurs (concernant le gaz, l’énergie nucléaire, la commercialisation de l’or et les changes) et la révocation de licences et de permis (dans les secteurs de l’exploitation minière, des télécommunications et du tourisme). Ils ont aussi engagé des poursuites, alléguant des violations de contrats d’investissement, des irrégularités dans les marchés publics, des retraits de subventions (dans le secteur de l’énergie solaire) ou des expropriations directes ».
Le Corporate Europe Observatory et le Transnational Institute, de leur côté, montrent que « en Uruguay comme en Australie, le géant du tabac Philip Morris, basé aux États-Unis, a mené des poursuites contre les avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes ; la multinationale suédoise de l’énergie Vattenfall réclame 3,7 milliards d’Euros à l’Allemagne suite à la décision démocratique d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire ; et la société états-unienne Lone Pine poursuit le Canada à hauteur de 250 millions de dollars concernant un moratoire sur l’extraction (fracturation) controversée du gaz de schiste au Québec ».
En France, la commission des Affaires européennes du Sénat, dans un rapport du 15 mai 2013, affirme que « en matière d’investissement, il est préférable d’éviter le règlement des différends entre les investisseurs et les États par l’arbitrage. La question du recours à un tel mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États, prévue actuellement par le mandat, devra être revue. Un tel dispositif est en effet contestable dans sa mise en œuvre, en raison des coûts très élevés qu’il risque de représenter pour les États, comme dans ses implications politiques : le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États. »
Selon les partisans du libre-dumping, la diversité des normes serait aujourd’hui un obstacle majeur au commerce. Créer un vaste marché atlantique passerait donc, pour eux, par une harmonisation de ces normes. Cependant, il faut avoir conscience que ces normes ne sont pas de simples dispositifs techniques. Elles sont aussi et d’abord l’expression d’un rapport de forces social (les normes sociales ou environnementales), que des cultures et traditions nationales voire régionales (normes sanitaires, alimentaires, appellations d’origine contrôlées…). Pour les firmes multinationales, il est nécessaire de contrôler la production des normes qui relèvent aujourd’hui des parlements (les lois), des États (les règlements) ou de l’Union européenne que les lobbies ont déjà largement envahie (les directives notamment). C’est la condition mise par les firmes multinationales pour contrôler le commerce et les profits qu’il génèrera. On l’a vu en matière culturelle : les normes américaines se sont largement imposées. C’est ce que veulent poursuivre les dirigeants américains, porte-parole de leurs firmes multinationales, dans les autres secteurs producteurs de normes.
Une des conséquences principales de cette stratégie sera la tendance à l’uniformisation et à la standardisation des produits et des modes de vie. L’objectif est bassement matériel. Pour les grandes entreprises, la « compétitivité » passe aussi par le volume de la production. Plus le nombre d’unités produites sera élevé, plus le coût par unité diminuera. C’est ce qu’on appelle les « économies d’échelle ». La multitude de normes qui existent dans tous les domaines est un obstacle majeur à la réalisation d’économies d’échelle. Les firmes multinationales agissent donc sans relâche depuis des décennies pour éliminer tout ce qui peut entraver la standardisation la plus totale des produits qu’ils fabriquent. Le but, on l’aura compris, n’est pas le bonheur de l’humanité, mais celui des actionnaires. Les conséquences d’un tel tsunami seraient considérables.
Aux États-Unis, les « indications géographiques protégées » ne sont pas reconnues. Cet état de fait menace directement les « appellations d’origine contrôlées » (AOC) en France.
Dans le secteur de la construction, les normes françaises sont beaucoup plus contraignantes que les normes américaines. Résultat : la qualité des bâtiments se dégradera, en particulier en matière d’économies d’énergie.
Idem pour la limitation de la pollution automobile ou la production d’énergie.
Le cas le plus spectaculaire concerne probablement l’alimentation.
· Le bœuf aux hormones pourrait être autorisé dans l’UE. Rappelons qu’en Amérique du Nord les éleveurs utilisent cinq produits autorisés par les instances sanitaires locales : trois hormones naturelles (œstradiol, testostérone et progestérone) et deux hormones artificielles (trenbolone et teranol). Dès leur naissance, les bovins américains sont traités par les éleveurs qui vont vendre leurs veaux à d’autres producteurs dont le métier est d’engraisser les animaux (les feed lots). De petites capsules sont implantées derrière l’oreille de l’animal, qui vont libérer régulièrement les doses hormonales. Plus de 96% des bêtes qui arrivent à l’abattage ont été traitées aux hormones. Résultat : l’animal élevé aux hormones grandit plus vite et devient plus fort. Il arrive à maturité quinze à vingt jours avant une bête que l’on a laissé grandir naturellement. Une croissance qui se fait tout en muscles, sans graisse superflue. Si la communauté scientifique est partagée sur les conséquences pour la santé humaine, elle demande davantage de recul pour poursuivre les recherches. Parallèlement, seules quatre vaches sur cent aux États-Unis sortent d’un élevage sans avoir été traitées aux hormones. Monsanto, la plus grande entreprise de production transgénique a mis au point un nouveau produit : le Prosilac. Cette hormone stimule la production laitière de chaque vache, qui peut produire jusqu’à 15% de lait en plus. Aux États-Unis, près du tiers des vaches laitières subissent ce traitement. Deux types de doutes planent sur les conséquences pour la santé humaine : accroître le taux d’une substance hormonale (l’IGF 1) chez les personnes atteintes de cancers (du sein pour la femme, de la prostate pour l’homme). Les Canadiens ont interdit l’emploi de la BST : ils considèrent qu’elle augmente les risques de stérilité et d’infection mammaire.
· Même chose pour les poulets désinfectés au chlore. L’utilisation de produits chlorés aux États-Unis permet d’éliminer des bactéries comme la salmonelle, le E-Coli et le Campilobacter, qui sont très communes dans la volaille. La technique consiste à tremper les poulets dans une espèce de soupe au chlore en provoquant un important refroidissement (le froid ralentit la prolifération bactérienne). Les inquiétudes quant aux effets à long terme des produits chlorés sur la santé viennent du fait que lorsque le chlore entre en contact avec une matière organique – par exemple des protéines de poulet – il forme des composés organochlorés, dont certains ont un effet cancérigène ou mutagène.
· Les carcasses de bovins pourraient désormais être nettoyées à l’acide lactique, par pulvérisation ou brumisation. L’utilisation de l’acide lactique vise à réduire, à l’abattoir, la contamination microbiologique de surface des carcasses de bovins. Le règlement (UE) N° 101/2013 de la Commission du 4 février 2013 a autorisé cette pratique. La France s’est toujours exprimée contre l’adoption de ces dispositions. Cette position tient au fait que la décontamination chimique, dont l’objet est de pallier d’éventuels défauts d’hygiène lors des opérations d’abattage, va à l’encontre de la priorité attachée au respect des bonnes pratiques d’hygiène tout au long de la chaîne alimentaire depuis l’élevage jusqu’à l’assiette du consommateur. Pour l’UFC Que choisir, le risque avec une telle autorisation est que les pratiques se relâchent, puisque désormais la décontamination radicale à l’acide lactique est permise.
· Et finalement, les OGM prolifèreront…
On comprend immédiatement que le processus qui s’engage avec le PTCI n’est pas simplement d’ordre technique. Ses conséquences affecteront directement les modes de vie, les cultures, la démocratie, la souveraineté des peuples. Les domaines concernés s’élargiront sans cesse et ne mettront aucun secteur à l’abri. Les services publics qui n’auront pas encore été privatisés le seront afin que tout particularisme national soit éliminé. C’est en effet la condition pour que les firmes multinationales réalisent des économies d’échelle dans les domaines suivants : électricité, gaz, eau, téléphone, Internet, transport ferroviaire et aérien…
L’assurance-maladie, l’assurance-retraite, l’éducation, sont des secteurs dans lesquels l’intérêt général et la mise à disposition de ces services pour tous seront remplacés par les intérêts privés. Seuls ceux qui peuvent payer pourront accéder à ces services.
La langue en vigueur dans ce territoire magmatique ne sera même pas l’anglais mais le « globish » (version simplifiée de l’anglais), nouvelle langue de l’empire. Car le contrôle de la langue fait partie du formatage des esprits.
Deux grandes menaces planent sur l’agriculture de l’Union européenne et celle de la France. La première concerne la baisse des droits de douane sur certains produits français qui décimera l’agriculture dans ces secteurs. La seconde menace est la disparition finale du modèle agricole français.
Les droits de douane de l’UE sur les produits agricoles sont en moyenne de 12,8%. Mais :
· Viande 45%
· Produits laitiers 42%
· Minoterie 33,2%
· Sucres et sucreries 24,3%
La levée de ces barrières tarifaires provoquera par exemple un désastre chez les éleveurs et les betteraviers français. D’autant que la puissance de l’agriculture américaine balaiera ce qui peut rester non seulement d’agriculture familiale, mais également d’exploitations moyennes. Le processus de concentration des exploitations va donc se poursuivre et s’accroitre dans l’UE. Le nombre d’actifs agricoles va poursuivre son déclin aggravant le chômage dans les zones rurales. Par exemple, en 2007, la taille moyenne des exploitations agricoles était de 169 hectares aux États-Unis et de 12,6 hectares dans l’UE. Là encore les économies d’échelle couplées à l’utilisation massive de produits chimiques enfonceront l’agriculture européenne et française.
La désertification se poursuivra, tout comme la dégradation de l’environnement et de la biodiversité. Les circuits courts qui offraient une perspective intéressante seront rendus impossibles. Toute évolution du modèle européen d’agriculture pour aller vers un système plus durable sera rendue caduque, sans parler de l’agriculture biologique. C’est tout le modèle culturel alimentaire qui est remis en cause.
Une fois n’est pas coutume, la Commission européenne prépare un projet de règlement positif, même s’il comporte des lacunes, sur la protection des données personnelles des Européens quand elles sont stockées dans des bases de données ou circulent sur Internet. Ce projet s’intitule Data Protection Regulation (DPR). Il repose sur le principe du « consentement explicite » : le consommateur devra donner son autorisation à l’utilisation de ses données personnelles. Ce projet intègre également le principe du « droit à l’oubli » : chacun pourra demander que ses données soient effacées. La DPR s’appliquera à toutes les entreprises visant des consommateurs de l’UE, les amendes pouvant aller jusqu’à 2% du chiffre d’affaires mondial de la société en cas d’infraction.
Les entreprises les plus concernées par ce projet sont les sites Internet et les réseaux sociaux qui offrent des services gratuits, car ils revendent les données collectées. Ces données représentent une somme de 315 milliards de dollars en 2012. Sont concernées les sociétés Amazon, Apple, eBay, Facebook, Google, Microsoft… Pour les Américains, il s’agit de barrières tarifaires, c’est-à-dire du protectionnisme. Leurs lobbies agissent donc avec frénésie pour empêcher la décision de protéger les données personnelles.
III.- LA LUTTE CONTRE LE PTCI DOIT SE FIXER POUR PERSPECTIVE SON ABANDON INTÉGRAL ET LA CONSTRUCTION D’UN ORDRE MONDIAL FONDÉ SUR LA COOPÉRATION ENTRE LES PEUPLES DANS LE RESPECT DE LEUR SOUVERAINETÉ NATIONALE
Dans l’immédiat, la mobilisation la plus large doit s’organiser des deux côtés de l’océan. L’objectif doit être de peser sur chaque gouvernement et parlement, ainsi que sur l’Union européenne pour les contraindre à stopper les négociations. Cependant, cette mobilisation ne doit pas être simplement défensive, elle doit aussi être offensive. Autrement dit, les forces qui se mettront en mouvement, pour être cohérentes et efficaces, devront porter le projet d’un nouvel ordre commercial international. La charte de La Havane de 1948, à cet égard, offre des perspectives qui pourraient être reprises. Dans le même mouvement, des gouvernements « éclairés » issus des mobilisations sociales pourraient rompre unilatéralement avec l’ordre commercial néolibéral de l’OMC. Ils mettraient en place un réseau serré d’accords bilatéraux avec leurs partenaires commerciaux, au point de bâtir progressivement un second système commercial mondial, mais cette fois-ci reposant sur les principes de la charte de La Havane. Il serait en effet particulièrement naïf et inefficace de ne pas articuler les luttes aux différents échelons : international et national.
Le gouvernement français PS-EELV n’a exprimé aucune réserve sur le PTCI. Pire, Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, estime qu’on « ne peut être que favorable » à ce projet qui serait « une chance pour la France » (Les Échos, 19 mai 2013). Inutile, ici, de faire la liste des propos dithyrambiques tenus par le président de la République, le Premier ministre et les ministres à propos de l’ouverture des négociations sur le PTCI. Cependant, le public n’est probablement pas dupe. Car dans un contexte marqué par la crise de l’euro et la crise de confiance, en France, vis-à-vis de l’UE et de l’exécutif, il fallait que ce dernier trouve un sujet, n’importe lequel, pouvant être présenté comme positif. Peu importe le contenu réel des négociations sur le PTCI, il fallait que le gouvernement les fasse apparaître comme une chance historique pour la France et l’Union européenne. Cela s’appelle de la politique politicienne.
Les mobilisations doivent donc se fixer pour but de contraindre le gouvernement français à déclarer que ces négociations sont pour lui sans objet. Qu’il ne les reconnaît pas et qu’il n’appliquera sur le territoire national aucune des mesures qui pourraient résulter de ces négociations et de l’accord final. Autrement dit, il s’agit d’imposer au gouvernement français un changement complet de position. S’il annonçait que la France sort des négociations et qu’elle met son veto au mandat de la Commission européenne, l’impact serait considérable. Certes les négociations se poursuivraient, mais leurs conséquences éventuelles n’affecteraient pas la France. D’autres pays de l’UE pourraient suivre.
La même démarche doit être engagée dans chaque pays membre de l’Union européenne. Les mobilisations doivent se donner pour objectif de contraindre le plus grand nombre possible de pays à se retirer de ces négociations, sous une forme ou sous une autre. C’est vrai pour les pays membres de l’UE mais aussi pour les USA.
Parallèlement, les mobilisations au sein de l’Union européenne doivent aussi se fixer pour objectif de peser sur la Commission, le Conseil, le Parlement. Ainsi la lutte mettrait en place une tenaille dont la première mâchoire se refermerait sur les gouvernements de chaque pays, alors que la seconde mâchoire se refermerait sur les institutions de l’UE.
La lutte pour l’abandon des négociations sur le PTCI doit s’inscrire dans une perspective plus vaste que celle de son seul abandon. C’est tout l’ordre commercial mondial qui doit être l’objet d’une réflexion renouvelée par ceux qui veulent changer le monde. Plus que jamais le moment semble donc propice à la recherche d’alternatives au libre-échange et à l’OMC. Le cadre conceptuel de cette alternative existe : c’est la charte de La Havane de 1948. Rappelons sa genèse et son contenu.
Le Conseil économique et social des Nations unies, par une résolution du 18 février 1946, décidait de convoquer une « Conférence internationale sur le commerce et l’emploi en vue de favoriser le développement de la production, des échanges et de la consommation des marchandises ». La Conférence s’est réunie à La Havane (Cuba) du 21 novembre 1947 au 24 mars 1948. Elle a arrêté le texte de la charte de La Havane « instituant une Organisation internationale du commerce » (OIC), qui a été soumis aux gouvernements représentés à la Conférence. La charte de La Havane propose une approche qui se situe aux antipodes des conceptions libre-échangistes actuelles du commerce international. Pour elle ce commerce ne peut avoir qu’un seul objet : le développement de chaque pays considéré individuellement et le plein-emploi, dans un cadre de relations internationales fondées sur la coopération et non sur la concurrence.
La Conférence de La Havane a tenté de traiter une question essentielle : l’articulation entre le commerce et l’emploi. C’est pourquoi elle s’intitulait « Conférence internationale sur le commerce et l’emploi ». L’article 1 de la charte de La Havane, qui en fixe l’objet, est particulièrement clair : « Atteindre les objectifs fixés par la Charte des Nations unies, particulièrement le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et les conditions de progrès et de développement. »
Le Sénat américain n’a pas voulu ratifier la charte de La Havane. L’OIC ne verra donc pas le jour et tout ce projet restera lettre-morte. Ses principes, cependant, restent d’une actualité brulante.
Le principe fondamental de la charte de La Havane est celui de l’équilibre de la balance des paiements (différence entre les exportations et les importations). Il lui donne sa charpente. Il signifie qu’aucun pays ne doit être en situation structurelle d’excédent ou de déficit de sa balance des paiements. Autrement dit, pour simplifier, dans les échanges commerciaux bilatéraux entre pays, c’est la règle « je t’achète autant que tu m’achètes » qui doit prévaloir, sauf décision politique contraire prise par les partenaires.
Ainsi l’article 3 énonce-t-il que « les États membres chercheront à éviter les mesures qui auraient pour effet de mettre en difficulté la balance des paiements d’autres pays. » Ainsi la « priorité aux exportations », qui est le mot d’ordre général de tous les pays, et particulièrement de la France depuis l’alignement du Parti socialiste depuis 1982-1983 sur les politiques néolibérales, ne saurait être une politique acceptable pour l’OIC. En effet, cette « priorité aux exportations » affiche clairement son ambition : créer chez soi un excédent structurel de la balance des paiements. Comme on n’exporte pas sur la lune et qu’il faut bien que d’autres pays achètent ce qui est exporté, il est créé chez eux un déficit structurel de leur balance des paiements. Une telle situation, par définition, ne peut que déséquilibrer le commerce international et en faire un lieu d’affrontement au lieu d’en faire un lieu de coopération. C’est pourquoi l’article 4 de la Charte de La Havane parle du « rétablissement de l’équilibre interne de la balance des paiements » comme d’un objectif fondamental de l’OIC, par des mesures protectionnistes provisoires, négociées et acceptées par les parties.
La charte de La Havane est non seulement un cadre conceptuel permettant de remplacer le libre-échange par la coopération internationale, mais elle est aussi un ensemble de procédures et de règles immédiatement opérationnel. La lutte pour remplacer l’OMC par l’OIC est une perspective enthousiasmante.
C.- Pour atteindre la perspective universaliste de la charte de La Havane, des moments protectionnistes nationaux sont nécessaires
On ne pourra pas passer d’un seul coup de la guerre commerciale à la coopération internationale, du libre-échange au respect de l’égalité de traitement entre les nations, de l’OMC à l’OIC et à la charte de La Havane. Il faudrait qu’un grand nombre de pays, particulièrement les plus grands, partagent ces objectifs. Ce n’est pas faire preuve de pessimisme ou de refus du combat que de faire le constat qu’une telle unité internationale, sur des bases aussi élevées – anticapitalistes et antilibérales – n’était pas pour demain. Il faut pourtant lutter dans cette perspective. Il ne faut toutefois pas renoncer pour autant à prendre des décisions nationales unilatérales si le rapport des forces, en France ou ailleurs, le permet.
Certains objecteront que la France sera isolée, et que seule au monde elle ne pourra pas faire grand-chose. Ce discours défaitiste, munichois et démoralisateur doit être combattu avec vigueur. Il faut au contraire redonner espoir, force, combativité à notre peuple qui soufre et qui veut s’en sortir. Si la France prenait des mesures de rupture avec l’ordre commercial néolibéral, elle donnerait un énorme signal d’espoir au monde entier.
Comment faire ?
Tous les vrais et faux naïfs, qui prônent le rejet de la politique et préfèrent les « contre-pouvoirs » à la prise du pouvoir nous entraînent dans une impasse. Il faut clairement mettre le combat contre le PTCI sur le terrain politique puisque ce projet est avant tout politique. Pourquoi décider, dès le départ, de se créer un handicap en refusant l’engagement politique ? Pourquoi choisir ainsi une défaite assurée ?
La bataille contre le PTCI, au contraire, doit être à la fois nationale et internationale, revendicative et politique. La traduction politique logique de la mobilisation contre le PTCI doit être la mise en place d’une majorité politique favorable notamment aux principes de la charte de La Havane.
Un gouvernement qui voudrait mettre un terme à la guerre commerciale et au libre-dumping, participer à la construction d’un nouvel ordre commercial mondial s’inspirant des principes de la charte de La Havane, s’adresserait à tous les pays membres des Nations unies. Il proposerait à chacun un accord bilatéral de coopération commerciale définissant la nature et le volume des échanges et les conditions d’un retour à l’équilibre de la balance des paiements pays par pays. On verra plus loin que certains pays ne signeront pas, mais certains le feront. Ils créeront ainsi les bases de ce nouvel ordre commercial mondial débarrassé du libre-échange.
Les accords bilatéraux de coopération commerciale devront parvenir à un équilibre global de notre balance des paiements. Cela ne signifie évidemment pas que la balance des paiements de la France sera en équilibre exact, en permanence, avec tous les pays qui auront accepté ces accords et pour tous les produits. Il existe par exemple trois biens pour lesquels la France n’aura probablement jamais une balance équilibrée : le pétrole brut (30 milliards d’euros de déficit entre mai 2010 et mai 2011), le gaz naturel, liquéfié ou gazeux (12 milliards d’euros de déficit) et les produits du raffinage du pétrole (11 milliards d’euros de déficit). Ces trois postes, d’ailleurs, avec 53 milliards d’euros de déficit, représentent les deux tiers du déficit total de la balance des paiements (76 milliards d’euros de mai 2010 à mai 2011).
Ces accords bilatéraux devront permettre de tendre vers un certain équilibre pour les produits où la France connaît les déficits les plus importants, par exemple :
· Véhicules automobiles : 7 milliards d’euros
· Ordinateurs et équipements périphériques : 6 milliards d’euros
· Produis électroniques grand public : 5 milliards d’euros
· Équipements de communication : 4 milliards d’euros
· Autres vêtements de dessous : 4 milliards d’euros
· Produits pharmaceutiques de base : 3 milliards d’euros
· Vêtements de dessous : 3 milliards d’euros
· Chaussures : 3 milliards d’euros
· Appareils électroniques : 3 milliards d’euros
Refabriquer en France progressivement ces produits contribuera à réindustrialiser notre pays, à recréer de l’emploi dans le secteur marchand, à implanter de nouvelles usines dans les banlieues qui ont été saigné à blanc et dans les zones rurales désertifiées, à repenser l’aménagement du territoire, à renflouer les caisses de Sécurité sociale (pour financer l’assurance-maladie et l’assurance-vieillesse), et à améliorer radicalement la qualité de l’environnement. Car en même temps ces relocalisations devront s’accompagner d’une mutation écologique du mode de production.
3.- Prendre des mesures protectionnistes à l’égard des pays qui refuseraient la coopération en préférant la guerre commerciale
Des pays refuseront de sortir du libre-dumping et ne souhaiteront pas signer d’accord bilatéral avec la France. Il s’agit le plus probablement des pays très excédentaires comme la Chine et l’Allemagne. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ces pays sont totalement dépendants de leur capacité à nous vendre leurs produits fabriqués à bas coûts. C’est pourquoi, dans ce cas, il faudra prendre des mesures protectionnistes unilatérales de manière à permettre à la France de recréer les industries nécessaires à sa souveraineté industrielle et sociale. Prenons deux exemples.
En matière de textiles, le gouvernement devra reconstruire une véritable filière française par des financements publics et une coopération encadrée avec des industriels privés, français ou étrangers. Les importations de textiles chinois seront progressivement réduites au rythme de la montée en charge de la production française.
En matière de construction d’automobiles, si les dirigeants allemands ne souhaitent pas signer l’accord de coopération commerciale que la France leur proposera, une politique de quotas pourra être appliquée. Exemple : si 300 000 BMW ont été importées en France en 2013, le gouvernement français peut décider qu’il n’y en aura plus que 10 000 en 2014, et que, de surcroît, un droit de douane de 20% ou 30% leur sera appliqué. Dans le cas particulier de l’automobile, la question, ancienne, de la délocalisation d’une partie de la production française se pose. Les firmes Renault, Citroën et Peugeot devront immédiatement décider un changement de stratégie. Les véhicules vendus à l’étranger par ces firmes seront produits intégralement à l’étranger. Cela créera des emplois sur place et cette coopération exemplaire permettra des transferts de technologie. L’inverse sera vrai aussi : les véhicules vendus en France seront intégralement fabriqués en France de manière progressive.
C’est cette politique qu’attend une majorité de Français si on en croit un sondage réalisé par l’IFOP fin juin 2011. À la question « Si nos partenaires européens ne veulent pas relever les droits de douane aux frontières de l’Europe, faut-il alors les relever aux frontières de la France ? ». Le « oui » obtient 57%, le « non » 31% et 12% ne se prononcent pas. Ce qui est très intéressant, c’est que les sympathisants du Front de gauche sont 73% à être favorables à cette mesure. Pourquoi les dirigeants du Front de gauche ne mettent-ils pas cette proposition dans leur programme ?
L’addition, d’un côté, d’accords bilatéraux entre la France et un certain nombre de pays, et l’addition, d’un autre côté, d’accords bilatéraux entre une multitude de pays, créeront les conditions pour revenir à un nouveau système multilatéral. Cette fois-ci, toutefois, il ne ressemblera pas à l’OMC mais à l’OIC.
Telle est la ligne stratégique universaliste qu’il convient de suivre. Elle donne une perspective positive à la crise actuelle et devrait inciter les partis politiques à ouvrir le débat.
Annexe 1 - Résumé des principales étapes du partenariat transatlantique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
Le projet actuel de partenariat transatlantique ne date pas d’hier et résulte d’une série d’étapes aisément traçables depuis la création de l’OTAN en 1949 et du Marché commun en 1957.
· Le 22 novembre 1990, la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’Union européenne actuelle, adoptait avec les États-Unis la « Déclaration transatlantique ». Celle-ci avait essentiellement pour but, un an après la chute du Mur de Berlin, d’établir une nouvelle « architecture » du dialogue institutionnel transatlantique. Des sommets annuels UE-USA étaient institués au plus haut niveau, ainsi que des réunions ministérielles bisannuelles et des réunions régulières des hauts-fonctionnaires dans un grand nombre de secteurs. Le but était de discuter et de se coordonner sur les grandes questions mondiales.
· L’idée de mettre en place un bloc commun entre les pays membres de l’Union européenne et les pays signataires de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1994, qui rassemble les États-Unis, le Canada et le Mexique, revenait sur le tapis au milieu des années 1990. Il s’agissait de construire un nouvel ordre mondial après la chute du système soviétique. C’était la suite logique et cohérente de la stratégie des États-Unis incarnée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), créée en 1949, pour faire face au bloc soviétique. En effet l’OTAN n’a pas simplement une vocation militaire, comme beaucoup le croient. Son article 2 est essentiel et traite des questions économiques : « Elles [les Parties] s’efforceront d’éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques internationales et encourageront la collaboration économique entre chacune d’entre elles ou entre toutes ». Le but était parfaitement clair : faire disparaître toutes les barrières protectionnistes. Les deux blocs, de part et d’autre de l’Atlantique, avaient développé chacun de leur côté le libre-échange. En Europe la création de l’euro devait le faciliter.
· Le 3 décembre 1995 à Madrid, le président américain Bill Clinton, Jacques Santer (démocrate-chrétien luxembourgeois, président de la Commission européenne), et Felipe Gonzalez (socialiste espagnol, Premier ministre en Espagne et président du Conseil européen), lançaient l’idée d’un « nouvel agenda transatlantique » (NAT). Son but était de passer du dialogue à l’action. Ce sont 150 actions communes qui étaient définies dans quatre domaines principaux : promotion de la paix et de la démocratie ; réponse aux défis mondiaux (lutte contre le terrorisme international et la pauvreté) ; extension du commerce mondial ; construction de « ponts » transatlantiques entre entreprises, consommateurs, législateurs, défenseurs de l’environnement…
· En 1998, lors du sommet UE-USA tenu à Londres le 18 mai, le PET (« Partenariat économique transatlantique ») voyait le jour, inventé par Leon Brittan (conservateur anglais, homme de main de Margaret Thatcher, commissaire européen aux Relations extérieures), Mario Monti (libéral italien, commissaire européen au Marché intérieur) et Martin Bangemann (libéral allemand, commissaire européen à l’Industrie). Il s’agissait toujours de créer une zone de libre-échange avec suppression des barrières douanières et réglementaires.
· Le 20 juin 2005 à Washington, lors du sommet UE-USA, l’ « Initiative économique UE-États-Unis » était adoptée. Elle avait pour objectif de réchauffer les relations euro-américaines, après une année 2003 marquée par la guerre en Irak et les divergences franco-allemandes avec les États-Unis. Il s’agissait encore une fois « d’ouvrir les marchés de capitaux, de stimuler l’innovation et le développement technologique, de coopérer dans le domaine des énergies renouvelables, de protéger les droits de propriété intellectuelle contre la piraterie et la contrefaçon, de faciliter les investissements transatlantiques, de renforcer la coopération dans le domaine des services et de lutter contre le blanchiment d’argent et le terrorisme ».
· Le 30 avril 2007, lors du sommet UE-USA tenu à Washington, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, la chancelière allemande Angela Merkel présidente du Conseil de l’Union et le président des États-Unis George W. Bush, décident de donner un nouvel élan à leur coopération économique. Ils concluent un « accord-cadre » sur la suppression des entraves aux échanges dans tous les secteurs de l’industrie : chimie, industrie pharmaceutique ou génie mécanique. C’est le « Nouveau partenariat économique transatlantique » (NPET) qui vise à réduire les « obstacles bureaucratiques » et à tendre à l’harmonisation des normes. Seuls les droits de douane, traités au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans le cadre du cycle de Doha, n’étaient pas concernés. Cet accord-cadre prévoit la création du « Conseil économique transatlantique » qui entend renforcer l’action pour la réduction des obstacles réglementaires au commerce, la protection des droits de propriété intellectuelle, la sécurité des échanges, l’intégration des marchés financiers, la promotion de l’innovation et des technologies ainsi que l’encouragement des investissements.
· Un sommet UE-USA se tenait le 28 novembre 2011 et décidait de mettre en place un « groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance », coprésidé par le représentant américain au Commerce Ron Kirk et le commissaire européen au Commerce Karel De Gucht. Ce groupe de travail a d’abord produit un « rapport intérimaire » le 19 juin 2012 pour s’assurer que les perspectives qu’il proposait étaient bien dans la ligne attendue par les dirigeants politiques américains et européens. Puis il a rendu ses conclusions le 11 février 2013 dans son « rapport final », et a identifié les « politiques et les mesures permettant d’augmenter le commerce et l’investissement transatlantique, afin de faciliter la création mutuelle d’emplois, la croissance économique et la compétitivité internationale ».
· Immédiatement après, le 13 février 2013, le président des États-Unis, Barack Obama, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, et le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, publiaient une « déclaration commune ». Évidemment – qui aurait pu en douter ? – ces dirigeants politiques affirmaient que cet accord avait pour but de « promouvoir une meilleure croissance et faciliter la création d’emploi ». Il faudrait néanmoins, pour y parvenir, avancer dans la « libéralisation du commerce et des investissements et surmonter les barrières réglementaires et non-tarifaires ». Le but de ces négociations, surtout, « ne sera pas seulement d’étendre le commerce et les investissements à travers l’Atlantique, mais aussi de contribuer au développement des règles globales qui peuvent renforcer le système multilatéral de commerce ».
Le Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI) aborde trois sujets résumés dans le mémo/13/95 de la Commission européenne du 13 février 2013 :
· « les règles, les principes et les nouveaux modes de coopération permettant de répondre aux défis partagés et aux opportunités communes du commerce mondial » ;
· « les questions de réglementation et les obstacles non tarifaires » ;
· « l’accès au marché ».
1)- « Les règles, les principes et les nouveaux modes de coopération permettant de répondre aux défis partagés et aux opportunités communes du commerce mondial »
Pour le mémo de la Commission européenne, les négociations devront porter « sur des domaines qui vont au-delà du commerce bilatéral et contribueront également au renforcement du système commercial multilatéral ». C’est très clairement la composante impériale du projet.
2)- « Les questions de réglementation et les obstacles non tarifaires »
Ce « partenariat transatlantique […] cherchera à aller au-delà de l’approche classique consistant à supprimer les droits de douane et à ouvrir les marchés ». En effet, « il aura en outre pour visée d’aligner les règles et les normes techniques applicables aux produits, qui, à l’heure actuelle, constituent le principal obstacle aux échanges transatlantiques ». Le mémo de la Commission européenne chiffre le poids de ces différences réglementaires à 10%, voire 20% pour certains secteurs, alors que les droits de douane s’élèvent en moyenne habituellement à environ 3 ou 4%.
Le mémo de la Commission insiste sur le fait que dans les relations commerciales transatlantiques actuelles, « l’obstacle au commerce le plus important n’est pas le droit acquitté en douane, mais […] les différentes normes de sécurité ou environnementales ». Par conséquent, « les deux parties entendent aligner autant que possible leurs normes et procédures ou les accepter mutuellement, en négociant un accord ambitieux sur les obstacles sanitaires et phytosanitaires », c’est-à-dire les normes de santé et d’hygiène par exemple pour les produits alimentaires, « ainsi que sur les obstacles techniques au commerce ». « Elles s’emploieront en outre à assurer la compatibilité de leur réglementation dans des secteurs spécifiques, tels que les produits chimiques, le secteur automobile, l’industrie pharmaceutique », etc.
En matière de droits de la propriété intellectuelle, l’objectif « n’est pas de les harmoniser, mais d’identifier un certain nombre de questions spécifiques où les divergences seront réglées ».
En matière de commerce et développement durable, il faudra « travailler ensemble sur les aspects sociaux et environnementaux du commerce et du développement durable sur la base de ce que chaque partie a déjà mis en place dans les accords commerciaux existants ».
D’autre « défis et opportunités présentant un intérêt mondial » sont évoqués : « douane et facilitation du commerce, concurrence et entreprises publiques, matières premières et énergie, petites et moyennes entreprises et transparence ».
3)- « l’accès au marché »
En matière de droits de douane, l’objectif déclaré est de se rapprocher le plus possible de la suppression de tous les droits de douane sur les produits industriels et agricoles, « un traitement spécial étant réservé aux produits les plus sensibles ». Actuellement les « entraves tarifaires transatlantiques sont plutôt limitées, la moyenne étant de 5,2% pour l’UE et de 3,5% pour les États-Unis (selon l’OMC) ».
En matière de services, les deux parties « souhaitent ouvrir leurs services ».
En matière d’investissement, « L’objectif est d’atteindre les niveaux les plus élevés de libéralisation et de protection des investissements que les deux parties aient jamais négociés à ce jour ».
En matière de marchés publics, le mémo fait le constat que « les entreprises européennes dont l’activité repose sur les marchés publics représentent 25% du PIB et 31 millions d’emplois ». Par conséquent « l’ouverture de l’accès aux marchés publics à tous les niveaux d’administration, sans discrimination envers les entreprises européennes, est susceptible de créer de nouveaux débouchés commerciaux ».
- Jacques Nikonoff est porte-parole du M’PEP et ancien membre du collège exécutif du PCF, ex-président d’Attac. Derniers ouvrages publiés :
- « Sortons de l’euro ! Restituer au peuple la souveraineté monétaire » (Mille et une nuits, 2011).
- « La confrontation. Argumentaire anti-FN » (Le Temps des Cerises, 2012).
25 juin 2013
https://www.alainet.org/fr/articulo/77158
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