Capitalisme financier et régime d’endettement

14/02/2020
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« Il est plus que temps que la génération actuelle paie sa juste part des frais de scolarité. Il faut cesser de voir l’endettement étudiant comme un endettement, mais bien comme un investissement à long terme[1] . » C’est ce qu’affirmait le Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec (MESRQ), « un regroupement d’étudiants autonomes » mis sur pied pour défendre la hausse des droits de scolarité universitaires décrétée par le gouverne- ment de Jean Charest en 2011 et s’opposant au « boycottage des cours » déclenché à l’hiver 2012 en réaction à cette décision. Un investissement, l’endette- ment ? Tout à fait, à condition que l’on considère les individus comme des entre- prises vouées à faire croître l’économie. Mais il est aussi juste de dire que pour les individus et les fonds qui gèrent des portefeuilles d’actifs financiers, investir dans l’achat de titres adossés à des prêts étudiants peut s’avérer un investissement fort rentable ! C’est du moins ce que prétendait l’agence de notation DBRS (Dominion Bond Rating Service) en 2006, soit un an avant l’éclatement de la bulle des hypothèques à risque : « En comparaison avec d’autres formes de prêts à la consommation, DBRS croit que les prêts étudiants devraient continuer d’afficher une performance supérieure due au profil avantageux des emprunteurs et aux garanties institutionnelles qui s’y rattachent[2]. »

 

Voilà qui met en lumière les deux enjeux dont nous souhaitons traiter dans les quelques pages qui suivent : d’un côté, la normalisation de l’endettement étudiant a permis l’émergence d’un discours qui attribue une valeur positive au fait de s’endetter pour étudier[3] ; de l’autre, on constate que la transformation du mode de financement des universités, mesure qui viserait à contrer une supposée crise des finances publiques, conduit à l’explosion de l’endettement étudiant dans les pays anglosaxons. À cet égard, nous supposons que le discours sur

 

l’austérité budgétaire est un prétexte pour asseoir la légitimité de la régulation financière et que le régime d’endettement imposé aux étudiantes postsecondaires témoigne en ce sens de la primauté de l’accumulation financière comme mode de reproduction du capitalisme avancé.

 

L’essor du crédit à la consommation

 

Il faut, pour comprendre la banalisation de l’endettement étudiant, qui témoigne par ailleurs de la tourmente au cœur de laquelle est plongée l’éducation supérieure, l’examiner à l’aune du régime d’économie politique qui carac- térise les sociétés actuelles. L’endettement étudiant n’est qu’un des aspects du capitalisme avancé, régime qui se distingue par la centralité de la corporation, la forme d’entreprise typique de ce régime, par le maintien d’un salariat intégré qui assure l’essentiel de la demande finale, et par la nature financière de la régulation de l’économie, dont il sera plus particulièrement question ici[4].

 

Jusque dans les années 1920, le prêt usuraire était largement condamné et, de manière générale, seules les entreprises avaient recours aux prêts pour fi leurs activités. L’essor de la fi de masse va s’amorcer parallèle- ment à celui de la consommation de masse dans les pays industrialisés, phénomène à la fois économique, juridique et culturel. Cependant, c’est à par- tir de la deuxième moitié du xxe siècle que l’on peut véritablement parler d’une massification de la finance. Le crédit se répand comme moyen alterna- tif de s’acheter des biens de consommation (électroménagers, voitures, puis immobilier, par le biais de l’hypothèque), entre autres grâce à la diffusion de la carte de crédit. Cette innovation permet d’acheter à crédit sans distinction pour le bien ou le service recherché. Cette détermination fait du crédit une simple extension du pouvoir d’achat des salariées. Toutefois, l’accès au crédit demeure limité.

 

Dans une vidéo éducative produite par la National Consumer Finance Asso- ciation en 1960 et destinée aux jeunes États-Uninennes des collèges et universités, on peut voir John, un étudiant qui rêve de pouvoir se procurer une foule de choses, suggérer à « M. Argent » (Mr Money) de lui avancer des sous. Ce dernier lui répond :

 

Le crédit, ça se mérite. Pour mériter du crédit, il faut premièrement développer son caractère, il faut être digne de confiance. Deuxièmement, il faut avoir la capacité de payer ses factures. Et troisièmement, il faut détenir du capital sous la forme d’épargne ou de biens. Ces trois critères sont le gage d’une bonne cote de crédit.[5]

 

Une étudiante ne peut espérer obtenir la confiance d’une banque puisqu’il n’a pas pu, à ce stade de sa vie, démontrer que sa conduite morale était conforme aux attentes d’un créancier. « La dette implique donc une subjectivation, ce que Nietzsche appelle un “travail sur soi, une torture de soi”. Ce travail est celui de la production du sujet individuel, responsable et redevable face à son créancier[6]. » La relation créancier-emprunteur dépend de ce travail du sujet sur soi et restreint, grosso modo, l’usage du crédit aux salariées.

 

Dans ce régime qualifié de fordiste[7], où le salariat est la condition d’accès au crédit, l’étendue du crédit est limitée par une norme culturelle liant consommation et travail salarié. Cette norme devient désuète à partir des années 1970, alors que la finance acquiert une position centrale dans le processus d’accumulation capitaliste. La régulation dite postfordiste s’accompagne à la fois de nouvelles pratiques des consommateurs, qui permettent aux établissements financiers d’étendre leur offre de crédit, et de nouvelles stratégies d’accumulation de la part de ces derniers, qui se traduisent par une utilisation accrue du crédit par les ménages. Incidemment, nous verrons que le marché des prêts aux études se développe en balayant les contraintes évoquées par le sage « M. Argent ».

 

L’endettement des ménages : nouveau pilier du pouvoir financier

 

Le pouvoir grandissant des acteurs financiers (grandes banques, fonds, agences de notation, etc.) sur l’économie, résultat de la déréglementation progressive du secteur financier à partir des années 1970, se traduit chez les ménages par une explosion de l’utilisation du crédit à la consommation, plus particulièrement de la carte de crédit et du crédit hypothécaire. Cela témoigne à la fois de sa banalisation et de la stagnation des salaires que le recours au crédit vient compenser. En effet, il soutient la demande des consommateurs mise à mal par la fragilisation du salariat, la réduction de la couverture sociale et l’augmentation des dépenses et des tarifs. Ce qui, comme le souligne Maurizio Lazzarato dans son essai La fabrique de l’homme endetté, suppose une conception fort différente de la citoyenneté.

 

Le processus stratégique du programme néolibéral en ce qui concerne l’État- providence consiste en une progressive transformation de « droits sociaux » en « dettes sociales » que les politiques néolibérales tendent à leur tour à transformer en dettes privées, parallèlement à la transformation des « ayant droit » en « débiteur »[8].

 

L’éducation supérieure est aspirée par cette logique qui transforme les étudiantes en utilisateurs et qui force les moins nanties à s’endetter pour s’offrir ce service de l’État. Par ailleurs, la croissance de l’endettement résulte de la volonté des institutions financières d’élargir l’accès au crédit sans égard pour la condition économique des emprunteurs. Le calcul que font les banques est simple : les clientes qui ne sont pas en mesure de payer l’entièreté du solde de leur carte de crédit mensuellement sont en fait plus rentables puisqu’ils paient davantage d’intérêts que les payeurs assidus. Parmi ces clientes précaires, on retrouve évidemment les étudiantes.

 

Cette stratégie en appelle une autre, dont l’objectif est de rendre viables les prêts qu’on appellera « à risque ». Cette technique est celle de la titrisation, qui agit en fait en tant que couverture face au risque que constituent ces prêts. Elle consiste à regrouper plusieurs créances (dettes sur carte de crédit, prêts automobiles, hypothèques, prêts étudiants, etc.) dans un ensemble qui est ensuite divisé pour former des actifs dont la valeur dépend des propriétés (taux d’intérêt, cote de crédit, échéance, etc.) des prêts sous-jacents. De cette masse transformée en actifs valorisables, peuvent émaner d’autres titres (des dérivés), qui sont autant d’innovations financières propres à augmenter la liquidité des marchés et donc à créer des rendements futurs, en plus de constituer de nouvelles sources de revenus pour les institutions émettrices. Cette transformation de créances en actifs devient alors un moyen pour les banques d’élargir leur offre de crédit à des clientèles plus risquées.

 

Bref, loin de se limiter à créer de nouvelles occasions d’accumulation en diffusant davantage le crédit à la consommation, c’est en fait la médiation de la dette que s’est efforcée de généraliser l’industrie bancaire dans les quatre dernières décennies. Le cas de l’endettement étudiant est à cet effet exemplaire.

 

Le cas de l’endettement étudiant

 

Au moment de la démocratisation du système d’éducation dans les années 1960, si les programmes de prêts étudiants ont contribué à accroître l’accessibilité aux études, dans le contexte actuel, l’endettement étudiant constitue d’abord une stratégie visant à accroître le volume des prêts accordés par les banques – au détriment, bien entendu, de la condition économique des familles et des jeunes. Dans une économie de plus en plus financiarisée, le recours au crédit n’est plus l’apanage des seuls salariées en poste dans des emplois stables. En 2006, l’endettement total moyen d’une bénéficiaire de l’Aide financière aux études (AFE) représentait 85 % de son revenu brut (proportion qui atteignait 78 % en 2001)[9]. À la fin de leurs études de premier cycle à temps plein, les étu-

 

diantes ont estimé qu’ils auraient accumulé une dette moyenne de 12 800 dollars auprès de l’AFE, de 2 700 dollars sur une carte de crédit, de 9 900 dollars auprès d’une banque (prêt ou marge de crédit) et de 5200 dollars auprès de leur famille ou leurs amies, pour une dette totale moyenne estimée à 14000 dollars selon une enquête réalisée en 2009[10]. Qu’une étudiante commence sa vie active avec une dette et doive ensuite travailler pour honorer ses créanciers est, on le voit bien, une réalité banale du capitalisme financiarisé.

 

Les banques sont évidemment les premières à bénéficier de cet état de fait : les prêts aux études constituent pour elles un segment de marché parmi tant d’autres. En plus des intérêts qui y sont associés, ces prêts peuvent être transformés en titres rentables grâce à l’innovation financière. Aux États-Unis, le volume des prêts étudiants est actuellement estimé à 1000 milliards de dollars, alors qu’au Canada, ce montant frôlerait les 22 milliards[11]. L’émission d’actifs adossés à des prêts étudiants a pour sa part atteint un volume de 15 milliards de dollars en 2011, en baisse depuis le sommet de 60 milliards atteint en 2005[12], et qui témoignait de l’engouement des investisseurs pour ce marché avant qu’éclate la bulle des prêts à haut risque (subprimes) en 2007. Il faut cependant dire que les institutions financières canadiennes ne se sont pas encore lancées sur la voie de la titrisation. Mais elles ne sont pas pour autant en reste : l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) a estimé à 32 millions de dollars le montant versé en intérêts par les étudiantes pour la seule année 2006-2007 et a calculé que depuis 1989, c’est 1,4 milliard de dollars que le gouvernement avait payés en intérêts aux institutions financières québécoises (Desjardins en tête)[13].

 

Dans une perspective de normalisation du crédit, il semble par ailleurs avantageux de rendre le crédit accessible à un individu le plus tôt possible – et donc d’endetter les étudiantes et les jeunes en général. Les banques proposent ainsi des gammes de produits dédiés aux étudiantes (marge de crédit assortie de bourses d’études, carte de crédit avec avantages particuliers, compte bancaire sans frais, etc.). Selon une stratégie qui semble contradictoire, mais qui sert le même objectif de normalisation du crédit, nombre d’entre elles développent des outils d’éducation financière pour permettre aux jeunes de se familiariser avec les rudiments de l’achat à crédit. Le PDG de la Banque de Mont- réal, L. Jacques Ménard, en collaboration avec le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), connu pour sa défense de l’économie de marché et de la gouvernance néolibérale, et l’Autorité des mar- chés financiers participent même à l’élaboration d’un cours d’éducation financière qui, souhaitent-ils, pourrait occuper le créneau laissé vacant avec le retrait du cours d’économie au secondaire[14].

 

Il faut alors reconnaître à cet endettement précoce une fonction disciplinaire puisqu’il soumet le parcours de l’étudiante à l’obligation d’honorer ses créanciers. Inspiré par le concept foucaldien de gouvernementalité, Lazzarato soutient que…la dette n’est pas seulement un dispositif économique, elle est aussi une technique sécuritaire de gouvernement visant à réduire l’incertitude des comportements des gouvernés. En dressant les gouvernés à « promettre » (à honorer leur dette), le capitalisme dispose à l’avance de l’avenir puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir.[15]

 

Or, cette discipline influence doublement la trajectoire des étudiantes : d’une part, l’endettement oriente les pratiques en amont puisque la pression financière qu’il exerce aura tendance à déterminer le choix du programme d’études. En entrevue au réseau américain NPR, le spécialiste en aide financière aux études Mark Kantrowitz suggérait par exemple aux étudiantes d’emprunter pour leurs études en fonction du salaire prévu une fois sur le marché du travail, ou pour prendre le problème autrement, de choisir leur programme en fonction du type d’emploi vers lequel il peut mener.

 

Je peux concevoir qu’un étudiant en sciences, en technologie, en génie, en mathématiques, en sciences informatiques ou en soins infirmiers emprunte 10 000 $. […] Mais je conçois mal qu’on puisse emprunter une telle somme d’argent pour étudier en arts, en sciences humaines ou en sociologie, puisque les emplois dans ce domaine ne sont tout simplement pas assez payants, dit-il[16].

 

D’autre part, l’endettement influence le parcours de l’étudiante en aval, c’est-à-dire une fois ses études terminées, puisque l’obligation de rembourser (effective au Québec six mois après la fin des études à moins de toucher des revenus trop faibles) risque de précipiter son entrée sur le marché du travail ou d’infléchir son « choix de carrière ». En effet, bien que le gouvernement paie aux institutions financières les intérêts sur les prêts contractés dans le cadre de l’Aide financière aux études jusqu’à ce que l’étudiante ait complété sa formation, il garantit aussi que le prêt sera honoré en interdisant aux étudiantes de

 

faire faillite. Au Canada comme dans la plupart des pays anglo-saxons[17], une étudiante doit en fait attendre sept ans après la fin de ses études avant de pou- voir être libérée de son obligation de rembourser son prêt[18] et ne peut davantage se prévaloir du programme d’assurance-emploi. La pression au remboursement peut alors nuire grandement à la santé financière des diplômées. À cet égard, le cas du Royaume-Uni fait tristement figure d’exemple. À la suite des fortes hausses des frais de scolarité survenues depuis la fin des années 1990 dans ce pays (ils peuvent atteindre 9000 livres par année alors qu’aucun droit n’était exigé jusqu’en 1997), l’augmentation de l’endettement étudiant a eu pour effet de retarder les projets personnels (achat d’une maison, épargne pour la retraite, etc.) des diplômées – en plus d’augmenter le nombre d’heures travaillées durant les études, ce qui n’est pas sans conséquence sur la qualité de vie et les résultats scolaires[19]. La situation n’est guère plus reluisante aux États-Unis. L’agence de notation Moody’s constatait en juillet 2011 que l’augmentation des droits de scolarité aux États-Unis (ils ont plus que doublé depuis 2000) s’était traduite par une hausse du volume des dettes d’études. Elles ont dépassé le cap des 1 000 milliards de dollars. De plus, le taux de défaut de paiement sur des prêts étudiants est estimé à 20 %[20]. Moody’s craint que la croissance de l’endettement et la persistance des défauts de paiement, combinées à la croissance des frais de scolarité et au blocage du marché de l’emploi dû à la stagnation de l’économie, ne constituent les ingrédients pour l’explosion de ce que plusieurs considèrent désormais comme une bulle spéculative[21]. D’où cette conclusion d’un éditorialiste du Globe and Mail : « On peut toujours se départir d’une maison. Mais “l’investissement” dans l’éducation est en passe de devenir un boulet aux chevilles d’une génération, et ils n’ont aucun moyen de s’en libérer[22]. » Avec des prêts garantis contre le défaut de paiement par le gouvernement, le seul moyen de s’en libérer serait en fait de faire payer l’ensemble des contribuables, comme

 

cela fut imposé aux États-Uniennes pour sauver du naufrage des géants de l’industrie bancaire lors de la dernière crise économique.

 

De l’endettement à l’investissement

 

On doit à la théorie économique la rhétorique qui assimile l’éducation à un investissement. Dans un article publié en 1962, l’économiste Gary Becker soutient que la fréquentation de l’université, cette « institution spécialisée dans l’enseignement[23] », est motivée par l’accroissement de capital humain[24] qui en résulte, de la même façon que faire du sport constitue un investissement qui vise à améliorer sa condition physique. Durant la période des études, le capital de l’étudiante (ses revenus) se déprécie parce qu’il est forcé de travailler moins et doit faire face à certaines dépenses (droits de scolarité, transport, manuels scolaires, etc.)[25]. Or, c’est l’espoir de rendements futurs (return on investment) qui incite les jeunes à investir dans leur formation[26]. Theodore W. Schultz contribue à populariser[27] cette théorie en montrant que la hausse du niveau d’instruction qui résulte des investissements réalisés par les étudiantes – ces « producteurs indépendants de capital » (“self-employed” producers of capital [28]) – contribue, ultimement, à la croissance de l’ensemble de l’économie[29]. Une manière pour l’économiste d’affirmer l’importance des investissements en capital humain, mantra que les réformateurs actuel du système d’éducation ne manquent pas de répéter pour justifier l’orientation néolibérale de leurs politiques publiques. Dans le budget préparé par le ministre des Finances Raymond Bachand en 2011, le gouvernement québécois affirmait à propos de l’éducation :

 

Sans le savoir-faire des Québécois, nos ressources naturelles ne nous seraient d’aucune valeur. Notre richesse véritable se trouve dans la tête de nos jeunes, dans leur volonté d’apprendre et dans notre détermination à leur fournir une éducation à la hauteur de leur immense potentiel.

 

L’éducation n’est pas subordonnée à l’économie. Elle se justifie en soi, par le développement humain qu’elle permet à tous et à chacun. Cela étant, le lien n’est plus à établir entre le niveau d’instruction, la productivité et la création de richesse.

 

Améliorer l’éducation doit être un souci constant du gouvernement, depuis le cours primaire jusqu’aux études supérieures.[30]

 

Il ne reste plus qu’un pas à faire : si l’éducation supérieure est une marchandise (Schultz parlait des « services éducationnels ») dont l’achat est motivé par l’espoir qu’entretient l’individu d’augmenter, dans le futur, son revenu individuel, l’endettement peut légitimement être considéré comme un sacrifice nécessaire pour un investissement qui sera, à terme, rentable. La position du MESRQ citée au début de notre article illustre parfaitement ce discours, de même que celle défendue par la ministre de l’Éducation Line Beauchamp dans un effort pour défendre la hausse des droits de scolarité promulguée par le gouvernement de Jean Charest en 2011 :

 

Maintenant, si je dois aller m’endetter pour faire des études universitaires, il faut vraiment que je le voie comme un investissement. Ce n’est pas juste des mots ça. Je veux juste vous dire, toutes les études démontrent que c’est tellement rentable investir pour aller chercher son diplôme universitaire. Je vais vous donner un exemple de ça. Sur une vie, en moyenne, un diplômé universitaire va faire ¾ de million de dollars de plus que quelqu’un qui n’a pas son diplôme universitaire. C’est le meilleur placement que vous pouvez faire. Je vous le garantis, avoir un diplôme universitaire, ça rapporte vraiment beaucoup[31].

 

La rhétorique mise de l’avant ici ne vise plus tant à défendre le principe de l’utilisateur/payeur qu’à dépeindre une hypothétique société de petits entrepreneurs dont les choix sont en fait des décisions d’investissement. Or la banali- sation de l’endettement étudiant encourage cette logique au détriment d’une conception non utilitariste de l’éducation, en plus d’apporter de l’eau au mou- lin de sa lente marchandisation.

 

Conclusion

 

Dans un contexte de financiarisation de l’économie, l’endettement remplit une fonction toute particulière : nous sommes passés d’une discipline orchestrée de l’intérieur de l’entreprise par le management, et dont le point d’ancrage était le salariat, à une discipline qui s’émancipe du travail et qui est véhiculée par la dette. À en croire certains acteurs de la finance, le crédit n’est rien de moins qu’une façon de se libérer de la « tyrannie des revenus de travail[32] ». Dans les faits, on s’éloigne du modèle fordiste de l’emploi à vie au fur et à mesure qu’on entre dans une « économie de la dette » caractérisée par un endettement à vie. Le régime d’endettement auquel doivent se soumettre bon nombre d’étudiantes pour accéder à l’éducation postsecondaire entraîne les jeunes dans cette direc- tion, pour le plus grand bénéfice des institutions financières qui peuvent comp- ter sur des clients captifs. Par ailleurs, ce régime ne pourrait être implanté efficacement sans une réforme dans la gestion des institutions d’enseignement : il y a une continuité entre la « réingénierie » de l’État et la « montée en puissance de la relation créancier-débiteur », dans la mesure où la hausse de la part des étudiantes dans le financement de l’éducation postsecondaire permet à la finance de s’interposer entre les « fournisseurs » de « services éducationnels » et leurs « clientes », les étudiantes. Or, cette politique de tarification produit invariable- ment une contrainte à l’endettement qui est en train de redéfinir l’individualité contemporaine au profit du seul pouvoir croissant de la finance.

 

  1. Cette citation avait été tirée de la page Facebook du groupe, mais le texte a été changé depuis et la citation en question n’y figure plus. On peut tout de même consulter la page à l’adresse suivante : MESRQ, Informations sur le groupe, < www.facebook.com/ groups/303536043007333/>.

  2. 2.DBRS, Select Commentaries. Student Loan Asset-Backed Securities, janvier 2008, p. 5.

  3. Ce discours, nous le verrons, s’appuie sur une représentation du sujet en tant qu’entree– preneur de soi.

  4. Pour une analyse plus détaillée des spécificités du capitalisme avancé, voir Éric Pineault,« Quelle théorie critique des structures sociales du capitalisme avancé ? » Cahiers de recherche sociologique, no 45, 2008, p. 111-130.

  5. National Consumer Finance Association, The Wise Use of Credit, John Sutherland Pro- ductions, 1960, 11 min 24, < www.youtube.com/watch?v=9s3KMrRuHXE > (traduc- tion des auteures).

  6. Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011, p. 36.

  7. Le fordisme désigne un régime du capitalisme où les proofifits des entreprises sont reeddiiss– tribués de manière à ce que le salaire des travailleurs et des travailleuses leur permette de consommer les biens et services qu’ils produisent. C’est le fabricant de voiture Henry Ford qui proposa en 1914 un salaire de cinq dollars par jour et une journée de travail de huit heures ; c’est ce qui a donné son nom à ce régime qu’on associe à la période des Trente Glorieuses (1945 -1975).

  8. Lazzarato, op. cit., p. 81.

  9. Aide financière aux études, Enquête sur les conditions de vie des étudiants de la forma- tion professionnelle, du collégial et de l’université 2002, Gouvernement du Québec, 2003, p. 107 et 110 et Aide financière aux études, Enquête sur les conditions de vie des étudiants de la formation professionnelle, du collégial et de l’université 2007, Gouvernement du Qué- bec, 2009, p. 68 et 71 (calculs des auteures).

  10. Fédération étudiante universitaire du Québec, Sources et modes de fi des étu- diants de 1er cycle au Québec, 2010, p. 67, < www.feuq.qc.ca/IMG/pdf/1011_cau_sources_ et_modes_web_vai_fr.pdf >.

  11. Timothy Taylor, « Are student loans the next fi bubble ? », Th Globe and Mail, 29 septembre 2011, < www.theglobeandmail.com/report-on-business/rob-magazine/ are- student-loans-the-next-financial-bubble/article2184598/ >.

  12. Nomura Securities International, 2012 Securitized Products Outlook, 7 décembre 2011, p. 143, <www.scribd.com/doc/75101537/Nomura- 2012-Securitized-Products-Outlook-478690 >.

  13. Philippe Hurteau, Le gouvernement du Québec devrait-il lui-même prêter de l’argent aux étudiant·e·s ? Montréal, IRIS, octobre 2009, p. 15, < http://www.iris-recherche.qc.ca/ wp-content/uploads/2011/05/%C3%89tude-AFE.pdf >.

  14. Alexandre Shields, « Un cours d’initiation à l’économie et à la finance est sur le métier », Le Devoir, 1er novembre 2011, p. B1.

  15. Lazzarato, op. cit., p. 39.

  16. « College student debt grows. Is it worth it ? », NPR, 16 mai 2011, < www.npr.org/ 2011/05/16/136214779/college-student-debt-grows-is-it-worth-it >.

  17. Stephanie Ben-Ishai, Les prêts gouvernementaux aux étudiants, les sommes dues au gou- vernement et la faillite : analyse comparative, 30 août 2005, < www.ic.gc.ca/app/oca/crd/ dcmnt.do?id=1900&lang=fra >.

  18. Alicia Davies, Le traitement des prêts aux étudiants selon la Loi sur la faillite et l’insol- vabilité, PRB 01-26F, Bibliothèque du Parlement, Division des affaires juridiques et législatives, révisé le 26 novembre 2008, < www.parl.gc.ca/Content/LOP/ResearchPu- blications/prb0126-f.htm >.

  19. Eric Martin et Philippe Hurteau, Tarification de l’éducation postsecondaire ou gratuité sco- laire ? IRIS, janvier 2007, p. 6,< www.iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2011/09/ Tarification-de-l%C3%A9ducation-post-secondaire-ou-gratuit%C3%A9.pdf >.

  20. « The student loan “debt-bomb” : America’s next mortgage-style economic crisis ? » Rapport préparé pour le National Association of Consumer Bankruptcy Attorneys (NACBA), 7 février 2012, < http://nacba.org/Portals/0/Documents/Student%20 Loan%20Debt/020712%20NACBA%20student%20loan%20debt%20report.pdf >.

  21. Cristian Deritis, « Student lending’s failing grade », Moody’s Analytic. Regional Financial Review, juillet 2011, p. 59, < www.scribd.com/doc/62971983/Cristian-Deritis-Student-Lending%E2%80%99s-Failing-Grade >.

  22. Taylor, op. cit.

  23. Gary S. Becker, « Investment in human capital : A theoretical analysis », Journal of Poli- tical Economy, Part 2 : Investment in Human Beings, vol. 70, no 5, octobre 1962, p. 11.

  24. « On peut investir entre autres choses dans les études, la formation continue, les soins de santé, la consommation de vitamines et l’acquisition de connaissances sur les systèmes économiques. […] Tous ces investissements améliorent les capacités physiques et intel- lectuelles des personnes et, par conséquent, ont pour effet d’augmenter leurs revenus futurs. » Gary S. Becker, op. cit., p. 9.

  25. Ibid., p. 26.

  26. Ibid., p. 38.

  27. George S. Papadopoulos, L’OCDE face à l’éducation. 1960-1990, Paris, Organisation de coopération et de développement économiques, 1994, p. 33.

  28. Theodore W. Schultz, « Capital formation by education », Journal of Political Economy, vol. 68, n° 6, décembre 1960, p. 573.

  29. Ibid., p. 571-583.

  30. Ministère des Finances du Québec, « Discours sur le budget. Prononcé à l’Assemblée nationale par M. Raymond Bachand, ministre des Finances, le 17 mars 2011 », Budget 2011-2012, Gouvernement du Québec, 2011, p. 11.

  31. Gouvernement du Québec, Investir pour son avenir, 2011, < www.droitsdescolarite.com/ fr/investir.php >. Il s’agit d’un site mis en ligne en 2011 par le gouvernement du Québec pour expliquer la hausse des frais de scolarité adoptée dans le budget 2011.

  32. Julie Froud et al., « Escaping the tyranny of earned income ? The failure of finance as social innovation », New Political Economy, vol. 15, n° 1, 2010, p. 147-164.

 

11 février 2020

https://www.cahiersdusocialisme.org/capitalisme-financier-et-regime-dendettement/

 

 

 
https://www.alainet.org/fr/articulo/204765?language=es
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