La Banque mondiale voyait venir la crise de la dette
- Análisis
En 2019, la Banque mondiale (BM) et le FMI atteignent l’âge de 75 ans. Ces deux institutions financières internationales (IFI), créées en 1944, sont dominées par les États-Unis et quelques grandes puissances alliées qui agissent pour généraliser des politiques contraires aux intérêts des peuples.
La BM et le FMI ont systématiquement prêté à des États afin d’influencer leur politique. L’endettement extérieur a été et est encore utilisé comme un instrument de subordination des débiteurs. Depuis leur création, le FMI et la BM ont violé les pactes internationaux sur les droits humains et n’hésitent pas à soutenir des dictatures.
Une nouvelle forme de décolonisation s’impose pour sortir de l’impasse dans laquelle les IFI et leurs principaux actionnaires ont enfermé le monde en général. De nouvelles institutions internationales doivent être construites. Nous publions une série d’articles d’Éric Toussaint qui retrace l’évolution de la BM et du FMI depuis leur création en 1944. Ces articles sont tirés du livre Banque mondiale : le coup d’État permanent, publié en 2006, aujourd’hui épuisé et disponible gratuitement en pdf.
Dès 1960, la Banque mondiale identifie le danger d’éclatement d’une crise de la dette sous la forme d’une incapacité des principaux pays endettés à soutenir les remboursements croissants. Les signaux d’alerte se multiplient au cours des années 1960 jusqu’au choc pétrolier de 1973. Tant les dirigeants de la Banque mondiale que les banquiers privés, la Commission Pearson, la Cour des Comptes des États-Unis (le General Accounting Office – GAO -) publient des rapports qui mettent l’accent sur les risques de crise. A partir de l’augmentation du prix du pétrole en 1973 et du recyclage massif des pétrodollars par les grandes banques privées des pays industrialisés, le ton change radicalement. La Banque mondiale ne parle plus de crise. Pourtant le rythme de l’endettement s’emballe. La Banque mondiale entre en concurrence avec les banques privées pour octroyer un maximum de prêts le plus vite possible. Jusqu’à l’éclatement de la crise en 1982, la Banque mondiale tient un double langage. L’un destiné au public et aux pays endettés dit qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter outre mesure et que si des problèmes surgissent, ils seront de courte durée. C’est le discours tenu dans les documents publics officiels. Le deuxième discours est tenu à huis clos lors des discussions internes. Dans un mémorandum interne, on peut lire que si les banques perçoivent que les risques augmentent, elles réduiront les prêts et « nous pourrions voir une grande quantité de pays se retrouver dans des situations extrêmement difficiles » (29 octobre 1979) [1].
A partir de 1960, les signaux d’alerte n’ont pas manqué.
Dès 1960, Dragoslav Avramović et Ravi Gulhati, deux économistes éminents de la Banque mondiale [2], publient un rapport qui pointe clairement le danger de voir les PED atteindre un niveau insoutenable d’endettement en raison des sombres perspectives en termes de revenus d’exportation :
« On prévoit que dans les prochaines années, les remboursements de la dette vont augmenter dans plusieurs grands pays endettés dont la plupart ont déjà atteint un taux de service de la dette fort élevé. (…) Dans certains cas, l’incertitude concernant les perspectives d’exportation et un lourd service de la dette constituent un sérieux obstacle à de nouveaux emprunts importants » [3].
Ce n’est que le début d’une série continue d’avertissements qui apparaissent dans différents documents successifs de la Banque mondiale jusqu’en 1973.
Dans le Rapport annuel de la Banque mondiale de 1963-64, on lit à la page 8 : « Le lourd fardeau de la dette qui pèse sur un nombre croissant de pays membres constitue un souci permanent pour le groupe de la Banque mondiale. (…) Les directeurs exécutifs ont décidé que la Banque pouvait modifier certaines conditions de prêt pour alléger le service de la dette dans les cas appropriés » [4].
Le 20e Rapport annuel publié en 1965 contient un long développement sur la dette
Le rapport souligne que les exportations de produits agricoles croissent plus vite que la demande dans les pays industrialisés, d’où une chute des prix [5] : « la croissance des matières premières agricoles destinées à l’exportation a eu tendance a être plus rapide que la croissance de la demande des pays industrialisés. Par conséquent, les pays en développement ont souffert d’une chute importante des prix de leurs exportations agricoles entre 1957 et 1962. » Exemple : alors que les exportations de café ont augmenté de 25 % en volume entre 1957 et 1962, les revenus d’exportation qu’elles procurent ont baissé de 25 % [6]. Il y a baisse des prix également pour le cacao et le sucre. Le rapport montre que les exportations des PED sont essentiellement des matières premières pour lesquelles la demande du Nord évolue lentement et irrégulièrement. Les prix des matières premières baissent [7]. Le rapport indique que les flux financiers vers les PED sont insuffisants tant en prêts et dons qu’en investissement étranger car ce qui repart en remboursement de la dette et en rapatriement de profits sur les investissements étrangers est très élevé.
Le rapport relève que la dette a augmenté à un rythme annuel de 15 % entre 1955 et 1962 pour ensuite accélérer, passant à 17 % entre 1962 et 1964. Une douzaine de pays concentrent un peu plus de 50 % de la dette. Tous sont de gros clients de la Banque (Inde, Brésil, Argentine, Mexique, Égypte, Pakistan, Turquie, Yougoslavie, Israël, Chili, Colombie).
Le rythme de croissance de la dette extérieure publique des PED est très élevé. Entre 1955 et 1963, la dette a augmenté de 300%, passant de 9 milliards à 28 milliards de dollars. En 1963 et 1964, en une seule année donc, la dette a augmenté de 22 % pour atteindre 33 milliards de dollars. Le volume du service de la dette a été multiplié par 4 pendant la même période (1955-1964).
En 1955, le service de la dette représentait 4 % des revenus d’exportation. En 1964, le pourcentage a triplé (12 %). Et dans le cas de certains pays, il représente près de 25 % !
Le rapport met l’accent sur la nécessité de définir correctement les conditions auxquelles la Banque mondiale et les autres créanciers octroient des prêts. Quel est le raisonnement ?
Plus les termes (les conditions) seront durs, plus les remboursements seront élevés. Plus les remboursements sont élevés, plus le montant (le volume) de l’aide doit être élevé. En conséquence, la dureté ou la souplesse/douceur des conditions est aussi importante que le volume de l’aide. Deux facteurs clés déterminent la dureté ou la douceur : a) la part des dons, b) le montant des taux d’intérêt et la durée des remboursements
Le rapport relève que la part des dons a baissé (principalement de la part des États-Unis). Les taux d’intérêt ont un peu baissé et la durée des remboursements a augmenté. Bref, on a augmenté la dureté d’un côté et baissé un peu de l’autre. A noter que l’URSS prête à un taux d’intérêt nettement inférieur à celui fixé par l’ « Ouest » [8]. La Grande Bretagne a annoncé qu’à l’avenir, elle allait prêter sans intérêt aux pays les plus pauvres. Le Canada va dans le même sens. Le rapport plaide pour un adoucissement des termes des prêts.
Dans les 19 rapports qui ont précédé celui-ci, on ne trouve pas ce genre d’analyse. Comment expliquer le ton particulier et le contenu original de ce rapport ?
En fait, ce rapport est écrit sous la pression des événements. De nombreux pays du Tiers Monde se sont organisés au sein du mouvement des non-alignés. Ils sont majoritaires au sein de l’Assemblée des Nations unies et ils ont obtenu en 1964 la création de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. La CNUCED est la seule institution onusienne dirigée par des représentants des PED [9]. Ceux-ci critiquent fortement l’attitude des pays les plus industrialisés. La Banque mondiale elle-même compte alors 102 pays membres, soit une majorité de pays du Tiers Monde. La direction de la Banque est obligée de prendre en compte au niveau de l’analyse les récriminations du Sud.
Le 21e Rapport annuel publié en 1966 revient sur les conditions des prêts, plaide pour leur assouplissement et relève qu’on est dans une logique d’augmentation permanente de la dette : « Alors que le fardeau croissant de la dette des pays en développement souligne la nécessité d’un assouplissement des conditions de prêt, (…) les conditions moyennes de l’aide bilatérale pourraient devenir bien moins favorables… (…) Cependant, un plus haut niveau d’aide à des conditions inadéquates peut rendre le problème de la dette extérieure encore plus difficile. Si l’aide n’est pas offerte à des conditions plus favorables, le volume brut de l’aide devra être augmenté en permanence et de façon considérable afin de maintenir un réel transfert des ressources » [10].
En résumé, on peut estimer que la Banque mondiale avait détecté le danger persistant d’éclatement d’une crise de la dette sous la forme d’une incapacité de soutenir les remboursements croissants. Les solutions envisagées par la Banque dans les citations reprises ci-avant consistent à augmenter le volume des prêts en proposant des conditions plus favorables : taux d’intérêt moins élevé, période plus longue pour le remboursement. En fait, la Banque ne perçoit le problème qu’en terme de flux : pour que les pays endettés puissent rembourser, il faut augmenter les montants prêtés en allégeant les conditions de remboursement. On est manifestement entré dans un cercle vicieux où les nouvelles dettes servent à rembourser les anciennes, tant au niveau du raisonnement que dans la réalité.
Dans les mêmes rapports, la Banque exprime sa confiance dans l’augmentation des flux de capitaux privés (investissements et prêts) vers les PED. L’augmentation des prêts privés est considérée comme un objectif à atteindre. Cette augmentation permettra d’alléger l’attente par rapport aux financements publics, selon le rapport déjà cité.
Dans le 20e Rapport annuel publié en 1965, on pouvait lire : « Le groupe de la Banque mondiale et d’autres organisations internationales déploient des efforts considérables pour encourager et élargir les flux de capitaux privés vers les pays moins développés. Il n’y a pas de doute qu’on peut s’attendre à une augmentation de ces flux (…) accélérant ainsi la voie du développement et allégeant l’attente par rapport aux financements publics » [11]. Dans celui publié en 1966, on pointe la nécessité de libérer les mouvements internationaux de capitaux : « On peut espérer qu’il sera possible d’établir des conditions qui permettent un mouvement plus libre des capitaux privés sur le marché mondial » [12].
Et, c’est remarquable, après un long développement sur les difficultés de remboursement de la dette, la Banque déclare qu’il ne faut pas diminuer le recours à l’emprunt : « Rien de cela cependant ne doit être interprété comme impliquant que les pays en développement ne pourraient pas se permettre, voire devraient éviter, toute augmentation dans leurs obligations de remboursement » [13].
La désignation de la Commission Pearson en 1968 par Robert McNamara, nouveau président de la Banque mondiale, s’inscrit dans les efforts déployés par les dirigeants états-uniens pour faire face à l’endettement croissant et aux revendications qui émanent du Sud. Partners in Development (Partenaires pour le développement), le rapport de la commission Pearson publié en 1969, prédit que le poids de la dette augmentera pour atteindre une situation de crise dans la décennie suivante. Le pourcentage des nouveaux emprunts bruts utilisés pour assurer le service de la dette a atteint 87 % en Amérique latine en 1965-67.
Voici ce qu’en 1969, Nelson Rockfeller, frère du président de la Chase Mahattan Bank, explique dans un rapport au Président des États-Unis à propos des problèmes auxquels l’Amérique Latine doit faire face : « Le niveau considérable des montants empruntés par certains pays de l’hémisphère occidental afin de soutenir le développement est tel que le paiement des intérêts et l’amortissement absorbent une grande part des revenus d’exportations. (…) Beaucoup de pays sont amenés en effet à contracter de nouveaux emprunts pour disposer des devises nécessaires à payer l’intérêt et l’amortissement des anciens emprunts et ce, à des taux d’intérêt plus élevés » [14].
De son côté, en 1969, le General Accounting Office (GAO, équivalent aux États-Unis de la Cour des Comptes) remet au gouvernement un rapport également alarmant : « Beaucoup de nations pauvres ont déjà atteint un niveau d’endettement qui dépasse leurs possibilités de remboursement. (…) Les États-Unis continuent à accorder plus de prêts aux pays sous-développés que tout autre pays ou organisation et ils ont également le plus fort taux de pertes. La tendance à faire des prêts remboursables en dollars ne garantit pas que les fonds seront remboursés » [15].
Quelques temps après, en 1970, dans un rapport au président des États-Unis, Rudolph Peterson, président de la Bank of America, tire la sonnette d’alarme : « Le poids de la dette de beaucoup de pays en développement constitue maintenant un problème urgent. Bien qu’annoncé depuis dix ans, on n’en a pas tenu compte. Les raisons sont multiples, mais quoi qu’il en soit, dans certains pays, les revenus d’exportation à venir sont tellement hypothéqués que cela compromet la poursuite des importations, des investissements et du développement » [16].
En résumé, différentes sources influentes aux États-Unis, toutes reliées entre elles, considèrent dès la fin des années 1960 qu’une crise de la dette peut éclater quelques années plus tard.
Malgré la conscience des dangers…
De son côté, Robert McNamara, lui aussi, considère que le rythme de croissance de l’endettement du tiers-monde constitue un problème. Il déclare : “ A la fin de 1972, la dette s’élevait à 75 milliards de dollars et le service annuel de la dette dépassait 7 milliards de dollars. Le service de la dette a augmenté de 18 % en 1970 et de 20 % en 1971. Le taux moyen d’augmentation de la dette depuis la décennie de 1960 a représenté presque le double du taux de croissance des revenus d’exportation avec lesquels les pays endettés doivent assurer ce service de la dette. Cette situation ne peut continuer indéfiniment ” [17].
… à partir de 1973, la Banque mondiale est lancée dans la poursuite de l’augmentation des dettes en compétition avec les banques privées
Pourtant la Banque mondiale qu’il préside maintient la pression sur les pays de la Périphérie afin qu’ils accroissent leur endettement.
A partir de 1973, l’augmentation du prix des produits pétroliers et d’autres matières premières provoque une fuite en avant vers davantage d’endettement. Dans les publications de la Banque mondiale, du FMI et des banquiers, on trouve de moins en moins de pronostics pessimistes en ce qui concerne les difficultés de remboursement auxquelles les PED pourraient être confrontés.
Prenons le FMI. On peut lire dans son rapport annuel pour 1975, un message tout à fait serein : « L’investissement des surplus des pays exportateurs de pétrole sur les marchés financiers nationaux et internationaux combiné à l’expansion du financement international (sous la forme des prêts bilatéraux et multilatéraux) a constitué une forme satisfaisante de transfert de fonds pour pallier le déficit de la balance des comptes courants des pays importateurs de pétrole » [18].
Il faut souligner que ce diagnostic tranche tout à fait avec celui qui sera produit après l’éclatement de la crise. Dès que la crise de la dette surgit en 1982, le FMI en rend responsable les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. Or ce qu’on peut déduire de la citation de 1975, c’est que pour le FMI, le recyclage des pétrodollars combiné aux prêts publics a largement résolu les problèmes des pays importateurs de pétrole.
Comment expliquer la volonté de la Banque mondiale de stimuler l’augmentation de l’endettement dans les années 1970 ?
La Banque mondiale voulait à tout prix augmenter son influence sur un nombre maximum de pays qui se rangeaient clairement dans le camp capitaliste ou qui, tout au moins, maintenaient (Yougoslavie) ou prenaient (Roumanie) leurs distances par rapport à l’URSS [19]. Pour conserver ou augmenter son influence, il lui fallait renforcer l’effet de levier en accroissant constamment les montants prêtés. Or les banques privées cherchaient elles-mêmes à augmenter leurs prêts et ce, à des taux qui pouvaient être inférieurs à ceux de la Banque mondiale [20]. Celle-ci était dès lors lancée dans une chasse aux projets susceptibles de faire l’objet de prêts. Entre 1978 et 1981, les montants prêtés par la Banque augmentent de 100 %.
Robert McNamara affiche une grande confiance dans la deuxième moitié des années 1970. Il déclare en 1977, dans son allocution présidentielle annuelle : « Les principales banques et les principaux pays emprunteurs agissent sur la base de prévisions qui concordent » et il conclut : « Nous sommes même plus confiants aujourd’hui qu’il y a un an : le problème de la dette est gérable » [21].
Et certains grands banquiers privés font preuve également d’une grande sérénité [22]. Voici ce que dit la Citibank en 1980 : « Depuis la seconde guerre mondiale, les ruptures de paiement de la part des pays sous-développés, quand elles se produisent, ne provoquent pas de pertes importantes pour les banques prêteuses. Une rupture de paiement est généralement suivie d’un arrangement entre le gouvernement du pays endetté et ses créanciers étrangers en termes de rééchelonnement de la dette. (…) Dans la mesure où les taux d’intérêt et les différentiels sont généralement revus à la hausse quand un prêt est rééchelonné, la valeur de la décote est souvent supérieure à la valeur du crédit original » [23]. Cette déclaration est à prendre avec la plus grande circonspection quant aux motivations de son auteur. En effet, la Citibank, une des banques les plus actives dans les années 1970 en termes de prêts au Tiers Monde, sent en 1980 que le vent est en train de tourner. Au moment où ces lignes sont écrites, elle prépare déjà sa retraite, elle n’accorde presque plus de nouveaux prêts.
Le texte est destiné aux banquiers plus petits, notamment les banques locales aux États-Unis, les Saving and Loans, que des entreprises comme la Citibank essayent de rassurer afin qu’elles accordent, elles, de nouveaux prêts. Dans le chef de la Citibank, l’argent que les Saving and Loans continuent d’envoyer vers les pays du Sud doit leur permettre de rembourser les grands banquiers. En d’autres mots, pour que les pays endettés puissent poursuivre le remboursement des grandes banques, il faut qu’existent d’autres prêteurs. Ils peuvent être privés (des petites ou moyennes banques moins bien informées que les grandes ou désinformées par celles-ci) ou publics (la Banque mondiale, le FMI, les agences publiques de crédit à l’exportation, des gouvernements…). Il faut des prêteurs en dernier ressort pour que les grandes banques soient remboursées intégralement. A ce sujet, si des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI se répandent en propos rassurants alors que la crise se prépare, elles se rendent complices des grands banquiers qui cherchent des prêteurs en dernier ressort. Les petites banques qui continuent à prêter des capitaux aux PED sont acculées à la faillite après l’éclatement de la crise de 1982 et le coût de leur sauvetage sera assumé par le Trésor des États-Unis, c’est-à-dire en réalité par les contribuables états-uniens.
Le tournant 1979 – 1981
Le deuxième choc pétrolier de 1979 (suite à la révolution iranienne) a été combiné à une réduction du prix des autres matières premières.
A partir de la fin de 1979, le coût de la dette est doublement augmenté par la très forte augmentation des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar. Les tentatives du Sud de relancer la négociation sur un Nouvel ordre international échouent : le dialogue Nord-Sud à Cancun en 1981 n’aboutit à rien. Par ailleurs, l’austérité fiscale, exigée des pays du Sud, n’est pas appliquée par les États-Unis (réduction des taxes, augmentation des dépenses militaires, augmentation de la consommation).
Le tournant généralisé vers ce que la Banque mondiale a appelé « l’ajustement structurel » est annoncé dès le discours que prononce Robert McNamara à la conférence de la CNUCED de Manille en mai 1979.
Le double langage de la Banque mondiale
Jusqu’à l’éclatement de la crise en 1982, la Banque mondiale tient un double langage. L’un destiné au public et aux pays endettés dit qu’il n’y a pas de s’inquiéter outre mesure et que si des problèmes surgissent, ils seront de courte durée. C’est le discours tenu dans les documents publics officiels. Le deuxième discours est tenu à huis clos lors des discussions internes.
En octobre 1978, un vice-président de la Banque mondiale, Peter Cargill, responsable des Finances, adresse au président McNamara, un mémorandum intitulé « Degré de risque dans les actifs de la Banque mondiale » (Riskiness in IBRD’s loans portofolio). Dans ce texte, Peter Cargill presse Robert McNamara et l’ensemble de la Banque mondiale d’accorder beaucoup plus d’attention à la solvabilité des pays endettés [24]. Selon Peter Cargill, le nombre de pays endettés qui accusent des arriérés de paiement à l’égard de la Banque mondiale ou/et qui recherchent une renégociation de leur dette multilatérale est passé de trois à dix-huit entre 1974 et 1978 ! De son côté, Robert McNamara exprime sa préoccupation en interne à plusieurs reprises, notamment dans un mémorandum daté de septembre 1979. Dans un autre mémorandum interne, on peut lire que si les banques perçoivent que les risques augmentent, elles réduiront les prêts et « nous pourrions voir une grande quantité de pays se retrouver dans des situations extrêmement difficiles » (29 octobre 1979) [25].
Le Rapport sur le développement dans le monde édité par la Banque mondiale en 1980 présente l’avenir de manière optimiste, prévoyant que les taux d’intérêt réels vont se stabiliser au niveau très bas de 1 %. C’est totalement irréaliste. L’évolution réelle l’a montré. Ce qui est édifiant, c’est d’apprendre, grâce à des historiens de la Banque mondiale, que dans la première version non publiée du rapport, figure une deuxième hypothèse basée sur un taux d’intérêt réel de 3 %. Cette projection montrait que la situation serait à terme intenable pour les pays endettés. Robert McNamara obtient qu’on retire ce scénario noir de la version à publier [26] !
Dans le Rapport sur le développement dans le monde publié par la Banque en 1981, on peut lire : « Il semble très probable que les emprunteurs et les prêteurs vont s’adapter aux conditions changeantes sans précipiter une crise générale de confiance » [27].
Le mandat de Robert McNamara à la présidence de la Banque mondiale se termine en juin 1981, un an avant que la crise n’éclate aux yeux de tous. Le président Ronald Reagan le remplace par Alden William Clausen, président de la Bank of America, un des principaux créanciers privés des PED. On place le renard au cœur du poulailler…
Partie 1 Autour de la fondation des institutions de Bretton Woods
Partie 2 La Banque mondiale au service des puissants dans un climat de chasse aux sorcières
Partie 3 Conflits entre l’ONU et le tandem Banque mondiale/FMI des origines aux années 1970
Partie 4 SUNFED versus Banque mondiale
Partie 5 Pourquoi le Plan Marshall ?
Partie 6 L’annulation de la dette allemande en 1953 versus le traitement réservé au Tiers Monde et à la Grèce
Partie 7 Leadership des États-Unis sur la Banque mondiale
Partie 8 Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures
Partie 9 Banque mondiale et Philippines
Partie 10 Le soutien de la Banque mondiale à la dictature en Turquie (1980-1983)
Partie 11 La Banque mondiale et le FMI en Indonésie : une intervention emblématique
Partie 12 Les mensonges théoriques de la Banque mondiale
Partie 13 La Corée du Sud et le miracle démasqué
Partie 14 Le piège de l’endettement
Partie 15 La Banque mondiale voyait venir la crise de la dette
Partie 16 La crise de la dette mexicaine et la Banque mondiale
Partie 17 Banque mondiale et FMI : huissiers des créanciers
Partie 18 Les présidents Barber Conable et Lewis Preston (1986-1995)
Notes
[1] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 599
[2] Le Yougoslave Dragoslav Avramović est économiste en chef de la Banque mondiale en 1963-1964. Trente ans plus tard, il devient gouverneur de la Banque centrale yougoslave (1994-1996) à l’époque du gouvernement de Miroslav Milosevic.
[3] AVRAMOVIĆ, Dragoslav and GULHATI, Ravi. 1960. Debt Servicing Problems of Low-Income Countries 1956-58, Johns Hopkins Press for the IBRD, Baltimore, p.56 et 59.
[4] World Bank, Annual Report 1963-4, p.8.
[5] World Bank, Annual Report 1965, p. 54
[6] Idem, p. 55
[7] Remarquons que pendant ce temps, la Banque mondiale dirige ses prêts vers les cultures d’exportations et les activités exportatrices de matières premières.
[8] Ibid., p. 61
[9] Pour une présentation synthétique de la création de la CNUCED et de son évolution ultérieure, voir Eric TOUSSAINT. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie. CADTM/Syllepse/Cetim, Liège-Paris-Genève, p. 99-104. Voir également CETIM. 2005. ONU. Droits pour tous ou loi du plus fort ?, Cetim, Genève, 2005, p. 207 – 219 et THERIEN, Jean-Philippe. 1990. Une Voix du Sud : le discours de la Cnuced, L’Harmattan, Paris.
[10] World Bank, Annual Report 1966, p.45.
[11] WORLD BANK, Annual Report 1965, p.62.
[12] La situation est paradoxale : alors que la BM argumente pour un mouvement plus libre des capitaux entre PED et pays développés, de son côté Washington, depuis 1963, a instauré des restrictions très fortes sur les sorties de capitaux des États-Unis. Ces restrictions accélèrent le développement en Europe du marché des eurodollars qui sont recyclés sous forme de prêts aux PED. Voir Eric TOUSSAINT. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie. CADTM/Syllepse/Cetim, Liège-Paris-Genève, p. 189 et NOREL, Philippe et SAINT-ALARY, Eric. 1988. p. 41 et svtes.
[13] WORLD BANK, Annual Report 1966, p.45.
[14] Nelson Rockfeller. 1969. Report on the Americas, Quadrangle Books, Chicago, p. 87, cité par PAYER, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p.58.
[15] Banking, November 1969, p. 45, cité par PAYER, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p. 69.
[16] Task Force on International Development, U.S. Foreign Assistance in the 1970s : a new approach, Report to the President, Government Printing Office, 1970, Washington, p.10.
[17] MCNAMARA, Robert S. 1973. Cien países, Dos mil millones de seres, Tecnos, Madrid, p.94.
[18] INTERNATIONAL MONETARY FUND, Annual Report 1975, p.3.
[19] Dans ce cadre, la Banque mondiale fit de gros efforts pour convaincre la Chine de rentrer en son sein (au grand dam des autorités de Taiwan qui entre 1949 et 1979 avait occupé la place de la Chine au sein de la Banque). Le retour de la Chine populaire à la Banque se fit à la fin de la présidence de Robert McNamara.
[20] En 1976-1977-1978, les banques commerciales prêtaient au Brésil à un taux moyen de 7,4 % tandis que la Banque mondiale prêtait au taux de 8,7 % (KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 281 et tableau 15.5. p. 983)
[21] Cité par Nicholas Stern et Francisco Ferreira. 1997. « The World Bank as ‘intellectual actor’ » in KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2, p.558.
[22] A moyen terme, ils n’avaient pas tort. La vision exprimée dans la citation a été confirmée dans les années 1980 : les suspensions de paiement de dette ont été de courte durée, des rééchelonnements de paiement ont été concertés entre les grandes banques des Etats-Unis et les gouvernements des pays d’Amérique latine avec le soutien du FMI et de la BM. Comme l’affirme la Citybank : « les taux d’intérêt et les différentiels sont généralement revus à la hausse quand un prêt est rééchelonné ». C’est exactement ce qui s’est passé. Comme indiqué dans les deux chapitres suivants, les grands banquiers ont fait d’énormes profits sur le dos des pays endettés.
[23] Global Financial Intermediation and Policy Analysis (Citibank, 1980), quoted in ‘Why the Major Players Allowed it to happen’, International Currency review, May 1984, p.22, cité par PAYER, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p.72.
[24] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 598
[25] D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 599
[26] Ce scénario, bien que plus proche de ce qui se passa réellement, était pourtant encore trop optimiste.
[27] Cité par Nicholas Stern et Francisco Ferreira. 1997. « The World Bank as ‘intellectual actor’ » in KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2, p.559.
17 juillet 2019
http://www.cadtm.org/La-Banque-mondiale-voyait-venir-la-crise-de-la-dette
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