Éviter la stratégie du choc

03/02/2016
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Opinión
 mapa fisico haiti
-A +A

Dans son livre « The shock doctrine » [1], Naomie Klein, une journaliste militante d’origine canadienne, s’est évertuée à montrer comment des groupes d’intérêts, animés d’objectifs souvent lucratifs, peuvent profiter des moments de crises pour imposer à une population psychologiquement angoissée des projets incompatibles à l’intérêt général – une technique que l’auteure appelle «  la stratégie du choc  ». Du coup d’Etat de Pinochet au Chili en 1973 au tsunami qui dévasta les côtes du Sri Lanka en 2004 et le cyclone Katrina détruisant la Nouvelle-Orléans en 2005, Klein raconte l’histoire des opportunistes du désastre profitant des chocs auxquels sont soumis les sociétés pour mettre en œuvre des plans de réformes drastiques en très peu de temps, mais qui à la longue allaient avoir des conséquences néfastes sur les catégories socio-économiques les plus vulnérables.

 

Ce texte qui est une critique virulente du système capitaliste « ultralibéral » ne traite pas nécessairement les crises de types post-électoraux caractéristiques de la situation actuelle du pays. Ceci, cependant, n’empêche pas cela, d’autant que personne ne peut prétendre ignorer que chaque crise politique en Haïti soit porteuse de bien-être pour certains et de mal-être pour d’autres. En ce sens, la présente conjoncture exhume de l’oubli plusieurs mésaventures historiques qui appellent à la prudence et à la vigilance. La plus récente est celle de 2004, une année marquée par des soubresauts politiques provoqués par la démission de l’ancien président Jean Bertrand Aristide. Alors que la population était en état de choc, le Carribean Marine et le Sub Sea Research , deux compagnies étrangères, se lancèrent dans des opérations d’exploration et d’exploitation – assimilables à la piraterie – du patrimoine subaquatique du pays dans les eaux à proximité de l’Ile-à-Vache. Dans un article intitulé « Dans les eaux troubles de l’Etat » [2], Le Nouvelliste détaille les résultats d’une enquête qu’il diligenta sur les informations troublantes relatives à la déprédation des richesses subaquatiques lors des plongées de prospections par les deux compagnies susmentionnées. Des informations recueillies par le quotidien indiquent que ces deux chasseurs de trésors avaient été autorisés par l’Etat haïtien dans le cadre d’un accord bidon signé le 27 Août 2004 en présence du Premier Ministre Gerard Latortue, par les ministres Henri Bazin du MEF, Daniel St-Lot du Commerce et de l’industrie et Magalie Comeau Denis de la Culture et de la communication. Le Sun Journal rapporte qu’il s’agissait d’un contrat dont 65% des découvertes revenaient au Sun Sea Research alors que 35% uniquement allaient au gouvernement haïtien [3].

 

Si ce n’étaient les voix de quelques citoyens de la société civile, ces corporations bénéficieraient des profits faramineux vu que d’après des spécialistes en muséologie, en archéologie sous marine et en histoire de la caraïbe, les trésors archéologiques subaquatiques d’Haïti sont évalués à des dizaines de milliards de dollars américain [4]. Cette stratégie du choc mise en œuvre par des multinationales dans un tel moment de bouleversements politiques en Haïti rappelle l’implication de la International Telephone et Telegraph Company (ITT) au Chili après le coup de Pinochet. N’était-ce la crise politique au Chili, il serait difficile pour ITT de recevoir la part si importante qu’elle obtint sur ses actions de Chitelco (the chilean telephone company) dans le processus de nationalisation [5].

 

L’analyse de Naomie Klein offre, ainsi, une perspective pouvant nous aider à saisir le jeu qui se joue dans cette conjoncture d’incertitudes où la constitution de 1987 amendée est muette sur ce qui doit arriver le 7 février 2016, date qui marquera la fin constitutionnelle du mandat de l’actuel président. Comme en 2004, un gouvernement de consensus devrait bientôt assurer la transition pour l’organisation des élections afin de retourner à l’ordre constitutionnel. Mais également en 2016, comme en 2004, les groupes d’intérêts ne sont pas en reste. Donc, l’analyse de Klein peut surtout aider à identifier, et par conséquent éviter, des stratégies du choc qui peuvent être mises en œuvre par des groupes d’intérêts nationaux et internationaux à la faveur de ces moments de crises pour imposer des politiques publiques qui ne seraient pas acceptées en temps normal. En fait, il est important de souligner que la promotion des intérêts de groupes n’est pas antinomique avec la démocratie et le développement. En Haïti, le secteur des femmes charrie dans l’espace politique ses propres intérêts. Ceci est également vrai pour le groupe des handicapés. Personne n’oserait faire obstacle à la loi exigeant un quota de 30% de femmes dans l’administration publique. De telles politiques sont rarement contestées. Cependant, s’il y a des propositions de politiques publiques qui ne font pas objets de contestation parce perçues presqu’unanimement comme justes, d’autres, par ailleurs, arrivent difficilement à être acceptées tant au niveau de l’agenda systémique qu’au niveau de l’agenda institutionnel [6].

 

Par exemple, quoique l’évasion fiscale ait toujours été une des pratiques privilégiées de certains sous-groupes du secteur privé des affaires [7], il a fallu les évènements chaotiques de 2004 comme fenêtre d’opportunité pour que certains se fassent accorder trois ans de franchises douanières sous le gouvernement de transition. Une telle politique publique n’est pas injuste par le simple fait que ces mêmes privilèges ne furent pas accordés à tous ceux dont leurs magasins, entreprises et commerces furent également saccagés en 2004, mais surtout parce qu’elle constituait un manque à gagner en matière de recettes pour un État qui peine à financer ses dépenses et à bien remplir ses fonctions régaliennes. Ce n’est un secret pour personne que l’incapacité de l’état à offrir des services de protection sociale, de la santé et de l’éducation aux plus vulnérables est due, en grande partie, au problème de financement. Dans son bulletin fiscal de 2013, le Service d’analyse de la politique fiscal du ministère de l’économie et des finances note qu’il est difficilement concevable que les services susmentionnés puissent être offerts sans que les dépenses ne soient d’au moins 20% du PIB, soit presque le double du niveau actuel. Et les recettes de l’état constituent, d’après le bulletin, la source de revenue la plus sure pour financer une telle hausse [8]. Pourtant, la Banque Mondiale note qu’Haïti, comparée aux autres pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, perçoit moins de recettes fiscales, en proportion du PIB [9]. Considérant ces défis, de telles exonérations de taxes accordées à ce groupe pendant une période de 3 ans ne pouvaient ne pas avoir de conséquences économiques. Analysant l’évolution des dépenses de l’État par secteur (en proportion des dépenses totales), Sophie Percellet remarque que la proportion des dépenses totales allouées au secteur social est de 18.19% au cours de l’année fiscale 2004-05 contre 24.15% pour l’année fiscale 2002-2003 [10].

 

Même si on ne peut pas établir une relation de cause à effet entre les exonérations de taxes accordées au secteur privée des affaires par le régime Latortue et la misère qui s’en suivit après, la corrélation est cependant suggestive. Pour se faire mieux une idée de cette corrélation, il suffit de jeter un coup d’œil sur le financement interne net en proportion du PIB avant et après l’exercice fiscal de 2003-2004. En effet, on remarque que de 2000/01 à 2003/04, le financement interne net en proportion du PIB demeure positif avec une moyenne d’environ 3%, alors qu’au cours de la période fiscale de 2004/05 à 2007/08 ce financement devient négatif avec une moyenne de -1.35% [11].

 

La morale de cette récente mésaventure historique est que la vigilance citoyenne en moment de crise doit être renforcée. Cette vigilance citoyenne peut être résumée, pour répéter Pierre Rosanvallon [12], en trois actions : 1) veiller, 2) dénoncer et 3) noter. Dans une démocratie, en temps normal, ce rôle est généralement délégué à un groupe d’individus formant le pouvoir parlementaire devant, entre autres, s’ériger en contre pouvoir par rapport au pouvoir exécutif. Cependant, dans le contexte actuel où les crises politiques brassent toutes les institutions, il est important que ce rôle de vigilance soit restitué à la population. Vigilance ne signifie pas méfiance et insubordination. Elle est plutôt, dans ce cas, synonyme de prudence et de surveillance. Surveillance de toutes actions qui dans la conjoncture actuelle soient capables de faire l’affaire d’un petit nombre au détriment de la majorité. Ce n’est pas la surveillance décrite par Michel Foucault comme technique utilisée par les gouvernements modernes pour contrôler constamment les citoyens, mais plutôt celle dont nous parle Pierre Rosanvallon dans son livre « La contre-démocratie » où les citoyens eux-mêmes contrôlent les actions des gouvernants. C’est cette surveillance qui préoccupe Montesquieu dans De l’esprit des lois lui inspirant l’idée que « c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser... Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » [13].

 

Dans cette conjoncture de crises politiques qui priment le consensus, tout est possible. Les pions se déplacent à la vitesse de la lumière. Les propositions se déchainent et se suivent, alors que la confusion règne encore. Dans tout ça, il y a peut-être ce qu’on ne voit pas encore ou ne verrait jamais : Le déploiement des stratégies de certains groupes d’intérêts nationaux qui s’empresseraient d’imposer leurs visions et agendas dans le seul but d’obtenir des bénéfices lucratifs. Ces manœuvres qui s’effectuent souvent dans la plus grande opacité entre ces groupes et les gouvernements ne constituent pas des activités de production qui contribueraient à la création de richesse. Au contraire, elles sont des activités de types repartimiento et encomienda, sortes de redistributions renforçant la richesse d’un petit groupe au détriment de la majorité. Cependant, étant donné que ces stratégies du choc ne peuvent être mises en œuvre que dans des situations de crises, il est important que les esprits, malgré les soubresauts politiques du moment, soient disposés à veiller, dénoncer et noter afin de dévier les actions des opportunistes du désastre.

 

- Claude Joseph est Adjunct Professor, Fordham University - Cjoseph20@fordham.edu

Lea Perceval, Communication Politique, Université de Montréal - percevallea@gmail.com

 

[1] Il faut noter qu’a travers ce texte, Klein a fait des excès en empruntant à Milton Friedman des propos que ce dernier n’a jamais tenus. Toutefois, cela n’invalide pas le travail de la journaliste militante.

 

[2] Le Nouvelliste (2006). « Dans les eaux troubles de l’Etat… » http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/29393/Dans-les-eaux-troubles-de-lEtat.html

 

[3https://news.google.com/newspapers?nid=1914&dat=20040405&id=woMpAAAAIBAJ&sjid=2GQFAAAAIBAJ&pg=1453,730272&hl=en

 

[4] Le Nouvelliste (2005). « Le gouvernement doit lever le voile… » http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/22744/Le-gouvernement-doit-lever-le-voile.html

 

[5] Pour plus d’information sur l’implication de ITT dans les crises politiques au Chili avant et après 1973, voir The shock doctrine, p. 64-66, 78 et 88. Metropolitain Books.

 

[6] Dans le jargon de la Politique Publique, l’agenda systémique se réfère à l’espace où les problèmes identifiés par différents groupes sont largement discutés, alors que l’agenda institutionnel est l’espace contenant les propositions choisies par l’Etat dans l’agenda systémique.

 

[7] Il faut noter que le secteur privé des affaires n’est pas un groupe monolithique, les pratiques sont par conséquent différentes d’un membre à l’autre. Nombreux sont ceux qui choisissent de jouer selon les règles.

 

[8] Voir le bulletin fiscal 2013 préparé par le Service d’analyse de politique fiscal (SAPF) de la Direction des études économique (DEE) du Ministère de l’économie et des finances (MEF)

 

[9] Banque Mondiale (2015). Haïti : des opportunités pour tous – diagnostique – pays systématique.

 

[10] Sophie Perchellet. « Construire ou reconstruire Haïti ? » http://cadtm.org/IMG/pdf/Haiti_construire_ou_reconstruire.pdf

 

[11] Voir les données fiscales historique en annexe du bulletin fiscal 2013, p. 28.

 

[12] Pierre Rosanvallon, dans son livre “La contre-démocratie”, regroupe ces trois actions sous le label de la démocratie de surveillance.

 

[13] Montesquieu (1758). De l’esprit des lois, livre XI, chap. 4

 

Source: AlterPresse, 3 février 2016

http://www.alterpresse.org/spip.php?article19632#.VrI_zEDYSyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/175217

Del mismo autor

S'abonner à America Latina en Movimiento - RSS