Haiti : Le mirage électoral
- Opinión
Depuis la fin de la dictature Duvalier, on a souvent voté en Haïti. 29 ans de transition démocratique, aussi longue que l’obscure période précédente. 29 ans chacune !
On a souvent voté. En temps ou à contretemps. Comme si les élections faisaient la démocratie. Et fondaient l’Etat. Manque toujours l’état d’esprit. On a la forme, ou sa caricature, pas le fond. Le fonctionnement politique a pris un tour immobiliste ou clientéliste. Les droits de l’homme restent fragiles, le niveau de vie, avec ou sans tremblement de terre et autres cyclones, ne décolle pas. Toujours autant de pauvres absolus et d’inégalités, comme disent les métreurs de l’indigence.
Dans la plupart des pays, comparant les hommes et les programmes, on s’engage, on se désole, on s’enthousiasme lors de la campagne électorale. Ici, on scrute autre chose : le processus électoral. C’est lui qu’on observe. Les élections auront-elles lieu ? Seront-elles honnêtes ? Y aura-t-il une once de fair-play, un vrai débat autour de la sortie de crise ? Une priorité enfin crédible donnée à l’éducation et à l’aménagement du territoire ? On fait semblant d’y croire un peu, avant. Après, on perd toute raison d’y croire. Du bulletin de vote, si tant est qu’on réussisse à l’introduire dans l’urne, à la proclamation des résultats, en passant par les dépouillements, intimidations, transferts et comptages, la traçabilité fait défaut. L’organisation, c’est l’organisation par le pouvoir en place de sa prolongation. Avec l’aide d’un organisme pourtant créé pour assurer le respect des règles du jeu : le Conseil électoral provisoire. Organe stratégique, sa composition et son fonctionnement sont un casse-tête qui dure. Ledit conseil toujours aussi provisoire, près de trente ans après, et soumis aux pressions, douces ou violentes de l’exécutif.
Une grande partie de la classe politique est généralement aussi cupide qu’incompétente. Elle est attirée par le pouvoir plus que par les leviers qui permettraient de modifier le sens de l’histoire ou le destin d’une île martyrisée. Les élus n’ont que faire des bilans et des programmes, ils savent qu’ils seront reconduits en fonction des services rendus ou des clientèles qu’ils auront soignées. Les électeurs se rendent peu nombreux aux urnes. Ou ne le font que quand ils sentent l’enjeu essentiel. La présence de partis politiques par dizaines, n’y incite pas. L’abstention massive, comme c’est le cas en 2015, rend les manipulations plus faciles. Pressés d’utiliser l’un des plus courts chemins qui mène à l’enrichissement, ou sûrs que le Parlement protège des tricheries passés, les candidats ne manquent pas. Les électeurs, conscients que le système politique les ignore ou les assomme, hésitent.
Ils sont pourtant deux associés à se féliciter de ces scrutins, qu’ils définissent, sans y croire, comme la condition nécessaire et suffisante à la démocratie : les prédateurs locaux et la communauté internationale. Ce sont eux qui « organisent » les élections. Puisqu’ils en paient le coût, ils demandent des résultats. Economiques, politiques, voire géopolitiques. Normal, un retour sur investissement ! Et les « amis d’Haïti », c’est ainsi qu’on appellent les principaux bailleurs de fonds, aimeraient qu’on respecte au moins les apparences. L’élite politico-économique, qui se prend pour une caste supérieure, imbue de sa culture de violence et de mépris, a parfois du mal à cacher ses habitudes brutales derrière les mots d’apparence consensuelle.
Elle sait pourtant qu’elle ne risque rien. Depuis les élections de 1990, les plus propres et la participation la plus massive, où triompha sans conteste et au premier tour Jean-Bertrand Aristide, les Zanmi ayiti ont pris beaucoup de liberté... avec les libertés de l’électeur. Les politiciens haïtiens aussi. A Washington ou à Paris, on a cautionné des « arrangements » qui vous cloueraient au pilori dans n’importe quelle bonne vieille démocratie.
Aristide triomphalement élu déplait-il à la bourgeoisie haïtienne et à ses protecteurs ? On laisse le général Cédras installer trois ans durant un régime de terreur.
Les marines libèrent-ils le pays de la dictature, en 1994, qu’ils se hâtent de mettre en lieu sûr une partie des archives haïtiennes. Elles pourraient montrer que les hérauts de la démocratie en sont aussi les fossoyeurs...
Le même Aristide, qui glisse en 2001 vers un régime autocratique, cherche-t-il à optimiser à son profit les législatives, on cherche le compromis, qu’il refuse.
L’impasse est-elle patente ? Les Etats-Unis et la France prennent sur elles de chasser le dictateur manu militari. Et placent au pouvoir pour deux ans un haut fonctionnaire onusien, et haïtien, vénal et revanchard.
En revient-on au cycle électoral classique en 2006 et le candidat des amis, René Préval, manque-t-il de 2% la majorité absolue pour être élu au premier tour ? On décide que 48 c’est presque 50 et qu’on se dispensera d’un second tour !
Avant-dernière élection : le candidat choisi par Préval, Jude Célestin, qui mobilise à son profit l’appareil et les subsides de l’Etat, arrive-t-il en seconde position, donc bon pour le second tour ? Sans même tout recompter, on lui préfère le bateleur néo-duvaliériste Michel Martelly. On inverse les places 2 et 3.
Dernier avatar : le président choisi révoque-t-il les élus locaux, oublie-t-il d’organiser les législatives et gouverne-t-il pas décrets, on prend des gants et des mois pour le lui faire remarquer. Et, comme il est notre ami, on ne doute pas que son poulain doive gagner. Par tous les moyens. Contre l’expression et les manifestions populaires.
Chaque président a fait d’une vertu de la constitution haïtienne un vice. On ne peut être élu que deux fois, non consécutives. Ce qui conduit, après un premier mandat, à placer un homme de paille qui vous rendra la place cinq ans plus tard. Mais n’est pas Poutine qui veut, surtout si le peuple s’en mêle !
Le pays s’abîme dans des crises institutionnelles. Qui ravissent politiciens et juristes dans un pays sans système judiciaire indépendant. Pas de risque : personne n’a jamais été vraiment inquiété pour fraude électorale ou abus de pouvoir. Les présidents se sont arrogés un pouvoir que la constitution ne leur donne pas. Faisant croire qu’ils sont le boss et qu’ils peuvent en abuser. Rien ne change donc, même quand le président, le dernier, annonce qu’ « Haïti is open for business ». Quel business, celui des commissions touchées par Martelly de la part des entreprises dominicaines, celui des voyages d’agrément du président à l’étranger, celui d’une monnaie locale qui s’effiloche, celui des cadeaux faits aux ministres, payés par une taxe sur les permis de conduire et les transports, celui de systèmes innovants de fraude électorale ? On pense à Ubu, un Ubu qui méprise ses concitoyens, et plus encore ses concitoyennes, et qui remplit ses poches ou celles de ses amis. Sous l’œil bienveillant de l’étranger prodigue en paroles lénifiantes, et tellement amoureux du statu quo. Sans état de droit et stratégie de développement, sans respect ni justice, on peut continuer à voter. Plus on votera, moins on changera !
La crise institutionnelle, et les tricheries d’hier et de demain, ne sont que le reflet d’un système oligarchique qui renforce les inégalités aux dépens des pauvres absolus ou relatifs. La reconstruction patine et la refondation attendra. Les Haïtiens aussi, qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Sauf à donner un sérieux coup de balai, la séparation des pouvoirs n’est pas pour demain. L’Etat restera-t-il ad vitam aeternam voué à la prédation, à l’improvisation et à l’arbitraire, et la vie politique fondée sur l’amnistie, l’amnésie, l’immunité et l’omerta ?
- Christophe Wargny, universitaire, collaborateur du Monde diplomatique.
Source : AlterPresse le 13 novembre 2015
http://www.alterpresse.org/spip.php?article19208#.VkuhjeJlF_k
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