Michel Foucher: «Je ne suis pas certain que le paysage mondial soit si brouillé»

05/11/2015
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Géographe, ancien ambassadeur de France en Lettonie, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée de la Fondation Maison des sciences de l'homme (Paris), Michel Foucher défend l'idée que l'on « s’installe dans un monde où les grands acteurs seront dans le même temps et selon les dossiers en situation de coopérer ou bien en rivalité : une forme de co-opétition inédite ». Entretien.

 

Le paysage mondial est brouillé, la hiérarchie des puissances n’est plus la même... le monde est en voie de multi-polarisation. La géopolitique devient-elle plus complexe dans un monde qui devient multipolaire ?

 

Je ne suis pas certain que le paysage mondial soit aussi brouillé que cela, sauf dans les régions, assez limitées, de crises ouvertes, ni que la multi-polarisation soit déjà effective, en dehors du champ économique. Seule la Chine fait entendre sa voix dans le domaine économique (en raison de ses capacités d'investissement), financier (avec le projet d'internationalisation de sa monnaie, le renminbi) et technologique (énergies renouvelables, nucléaire, grande vitesse, informatique). Mais elle ne prend pas de responsabilité globale dans la gestion des crises, même dans les régions où elle a des intérêts évidents (Moyen-Orient, Afrique). Elle ne s'affirme au plan géopolitique que dans sa sphère d'influence régionale, en Asie orientale, non sans difficultés, et elle n'a pas encore les moyens militaires de desserrer l'étau de la présence navale américaine dans le Pacifique occidental, en raison de l'inquiétude qu'elle suscite chez ses voisins.

 

L'Inde reste provinciale, concentrée sur ses préoccupations domestiques. L'Iran est devenu une puissance régionale, le premier acteur non arabe du monde arabe, contesté par le rival saoudien. On ne voit pas de leader global en Afrique, sauf le Maroc et l'Algérie en rivalité en Afrique de l'Ouest; le Nigéria est lui aussi consumé par ses tensions internes, comme l'Afrique du sud ou l'Ethiopie. Et dans l'hémisphère américain, le poids économique du Brésil limite les efforts de coopération avec les Etats de l'Amérique ibérique.

 

Au fond, le seul Etat qui tente de retrouver un rôle à sa mesure, en brouillant les cartes, est la Russie. Comme elle ne dispose pas des atouts modernes de la puissance, notamment quand on la compare à la Chine – monnaie internationale, attractivité et soft power, économie dynamique, démographie, diasporas –, le régime du Kremlin fait jouer les seuls ressorts classiques dont il dispose: sa diplomatie et ses capacités militaires (projetées en Ukraine et en Syrie). Ce retour peut être utile pour résoudre les crises du Proche-Orient car la Russie reste attachée au cadre multilatéral, malgré des pratiques qui peuvent s'éloigner du respect du droit international.

 

Son retour se réalise au moment où les politiques occidentales, après avoir été désastreuses (Irak depuis 2003, Libye depuis 2011), sont hésitantes. Mais il est vrai que le président Obama avait été élu sur un mandat de fin des expéditions militaires et de « nation building » « at home » (assurance sociale, réduction du chômage et des inégalités).

 

La complexité vient de ce que les configurations sont instables: Washington et Moscou devront coopérer en Syrie alors qu'ils s'opposent en Ukraine; les Européens subissent l'effet des dispositifs américains d'extraterritorialité (sanctions contre les banques) tout en négociant une ouverture réciproque des marchés.

 

Ce qui s'achève peut-être est un cycle où Européens et Américains entendent dicter au monde l'application d'un programme de démocratisation, doublée d'un “droit-de-l'hommisme”, bref de vérités universelles sans tenir compte des contextes historiques. Cet interventionnisme, amplifié par les pressions médiatiques qui ne montrent que des situations binaires, est insupportable pour les autres.

 

On s’installe dans un monde où les grands acteurs seront dans le même temps et selon les dossiers en situation de coopérer ou bien en rivalité : une forme de co-opétition inédite.

 

L’Europe semble aujourd’hui avoir du mal à se constituer comme un pôle fort face à ce nouveau dessein géopolitique... Comment analysez-vous ce processus ?

 

L'Europe instituée, sous la forme d'Union européenne, est une success story, mal connue ou sous-estimée à l'extérieur et parfois décriée à l'intérieur. Elle est le groupement d'Etats le plus intégré du monde; sa monnaie est devenue en 13 ans la deuxième monnaie de réserve du monde (28% des réserves de la banque centrale de Chine, 40% de celle de la Russie); elle est le premier marché et la première économie du monde et c'est le plus vaste ensemble démocratique du monde.

 

Mais pour des raisons historiques et en raison même de la diversité des nations qui la composent, les Européens semblaient naguère encore se soucier plus de se situer par rapport au passé que dans le présent de leur environnement régional et mondial. Par construction, l'Union a tourné le dos au conflit et au jeu de forces. Elle a fait de sa propre construction son objectif géopolitique central (la quête de l'unité, “parler d'une seule voix”); elle a édifié un ordre régional stable sans vouloir ni pouvoir s'intéresser à agir comme acteur d'un ordre international, en commençant par ses marges Sud et Est.

 

Les circonstances géopolitiques survenues dans ses voisinages – crise entre l'Ukraine et la Russie, effets migratoires des crises et guerres en Orient proche, menaces djihadistes réelles – obligent les Etats membres à agir collectivement dans des domaines où ils n'étaient pas préparés à le faire. Gérer des crises migratoires structurelles sans s'engager au plan diplomatique pour faire cesser les conflits ne suffit donc pas. Et le faire en termes des seules valeurs sans faire valoir des intérêts ne suffit pas non plus.

 

C'est, à mon avis, en s'identifiant comme centre de pouvoir, dans un monde polycentrique, en développant sa pensée géopolitique propre et ses moyens d'action au dehors, que l'Union européenne peut peser sur les affaires du monde.

 

Est-il possible d’apprendre à se passer de la certitude et de proposer des nouvelles pistes ? La géopolitique exige des approches historiques, politiques, sociologiques, culturels, juridiques ou économiques, c’est dans la complémentarité que cette discipline a évolué.

 

Comme les assureurs, les diplomates sont des réducteurs d'incertitude. La vie internationale est une conversation permanente entre les Etats, qui s'appelle la diplomatie. Ma conception, et mon expérience, est que la géopolitique n'a de sens que si l'analyse que ses outils permettent de produire est au service de l'action. C'est pourquoi j'ai intitulé ma chaire au Collège d'études mondiales Chaire de géopolitique appliquée.

 

Pour être efficace, le diagnostic doit préciser les coordonnées d'une situation – favorable, à encourager; ou critique, à conjurer – dans le temps (ne jamais oublier le contexte et les raisons lointaines et proches d'une situation) et dans l'espace (les acteurs internes et externes, les enjeux). Par conséquent l'ensemble des facteurs croisés cités dans la question doit être pris en compte avec la pondération requise de chacun d'eux. Dans la période actuelle marquée par une simplification à base économique des ressorts des Etats et des acteurs, on tend non seulement à oublier les faits de longue durée (religions, idéologies et croyances) mais également à négliger des vecteurs plus symboliques d'action (prestige, réputation, image extérieure...). Ainsi on jugera que l'intérêt russe ou américain pour l'Arctique est lié à l'exploitation du pétrole alors que le prestige dans un cas, la stratégie dans l'autre compte bien plus.

 

Si l'on accepte le fait que les dynamiques ne sont pas toutes explicables par l'économie, on se met en meilleure position pour interpréter ce qui survient, pour “ penser l'évènement ”.

 

Publications récentes de Michel Foucher

 

  • Etat de l'Union 2015, rapport Schuman sur l'Europe, sous la direction de Thierry Chopin et Michel Foucher, Lignes de repères et Springer (Berlin, pour l’édition en anglais) (19 mars 2015)

 

  • L'Arctique : la nouvelle frontière, sous la direction de Michel Foucher, 2014, CNRS Editions

 

  • Frontières africaines, pour en finir avec un mythe, CNRS Editions, 2014

 

  • Atlas de l’influence française au XXIème siècle, sous la direction de Michel Foucher, Editions Robert Laffont et Institut français, octobre 2013

 

  • La bataille des cartes, analyse critique des visions du monde, 2ème édition F. Bourin, 2011. En anglais: The battle of maps, Critical analysis of the visions of the world, Itunes/Ipad, 2013.

 

  • L'obsession des frontières, Perrin Tempus, 3ème édition, 2012. Au Brésil: Obsessâo por Fronteiras, Radicallivros, 2012.

 

  • Les nouveaux (dés)équilibres mondiaux, La Documentation française, 2009

 

  • L'Europe et l'avenir du monde, éditions Odile Jacob, 2009

 

  • Préface des Murs entre les hommes, d’Alexandra Novoseloff et Franck Neisse, La Documentation française, octobre 2015

 

  • Préface de l'Atlas des guerres et des conflits, un tour du monde géopolitique, d’Amaël Cataruzza, Autrement, 2014

 

  • Préface de l'Atlas géopolitique des Balkans, Amaël Cataruzza, Autrement, 2012

 

A paraître, chapitre sur la négociation diplomatique dans Les négociateurs, sous la dir. de Paul Dahan, CNRS Editions, 2015

 

Son dernier livre a été publié au Brésil Obsessâo por Fronteiras, Radicallivros, 2012 

 

29 octobre 2015

http://blogs.mediapart.fr/blog/marilza-de-melo-foucher/291015/michel-fou...

https://www.alainet.org/fr/articulo/173449
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