Haïti, cent ans de dépendance…

03/08/2015
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Ce titre me rappelle le roman fleuve de Gabriel Garcia Marquez, Cent Ans de Solitude, un long ennuyeux et interminable voyage entre la naissance, le vécu et la décadence. Haïti, cent ans après cet acte ignoble de l’occupation, véritable coup de frein à un destin de grandeur empêtré dans une interminable guerre de chefs qui ont trop souvent oublié la nation tellement ils étaient aveuglés par la projection de leur image de guerriers, notre pays disais-je se trouve dans une mauvaise posture d’une nouvelle forme d’occupation.

 

C’est que le « Blanc », une fois parti en 1934, nous avions rapatrié nos réflexes claniques et nous nous sommes déportés du cadre tracé par l’occupant. Nous sommes un peuple rebelle et marcher sur les sentiers de l’organisation administrative laissée par l’occupant rappellerait trop l’occupation et ses déboires. Beau prétexte, s’il en est…

 

Mais nous n’avons pas tout rejeté des leçons de l’occupation. Nous avions bien assimilé les renseignements de l’autoritarisme et nous avions bien intégré les notions de maîtrise du parlement en utilisant soit la cooptation, soit la brimade ou la dissolution, selon nos besoins. Vincent, le premier Président d’après l’occupation n’a pas fait la partie belle au Sénat de la République, il s’est donné une Constitution à sa mesure en se confondant avec la nation et en fondant l’État et ses trois pouvoirs dans un présidentialisme autocratique.

 

Avec Lescot, tout de suite après, c’est une vision du pouvoir exclusivement contrôlé par l’élite, entendez par là, les mulâtres, qui seraient les descendants des anciens libres et des colons. On en est revenu à un vieux concept qui a divisé le pays entre les Libéraux et les Nationaux au XIXème Siècle. « Le pouvoir aux plus capables » versus « le pouvoir au plus grand nombre » qui se concrétisera à la chute d’Élie Lescot en janvier 1946.

 

Et de là au 22 septembre 1957, après une parenthèse de rêve de quatre années et la projection d’une vision nouvelle du pays axée sur la modernisation, le prestige et la dignité menée avec perspicacité par un avant-gardiste, Dumarsais Estimé, c’est le retour à l’instabilité qui nous renvoie aux années d’avant l’intervention américaine pour nous prendre en charge avec les conséquences que nous connaissons. Le pouvoir haïtien reprend la physionomie d’un militaire en uniforme. Paul Eugène Magloire prend les commandes, les militaires reviennent aux affaires, le suffrage universel est instauré, le progrès continue entre construction, bamboche, mégalomanie et purges de l’opposition, la formule du généralissime suivant un modèle très en vogue de l’autre côté de nos frontières avec Rafael Leonidas Trujillo, entre en crise…

 

Les ambitions font rage dans les rangs, l’Armée est prise dans le vertige d’une série d’intrigues d’officiers habiles qui se croient prédestinés, la succession assumée suivant les prescrits de la Constitution par un magistrat prestigieux est compromise dans l’engrenage des conflits des hommes à képis et la République est tendue… Les militaires, pour une grande première depuis la formation de la Garde Nationale par l’occupant, s’affrontent le 25 mai 1957, au Champ de Mars. Le provisoire est conforme à la définition du mot et le fauteuil présidentiel devient une chaise éjectable qui n’épargnera même pas l’homme politique du moment le plus populaire Daniel Fignolé qui n’a pas pu s’y asseoir plus de dix-neuf jours, suite à une erreur de calcul... Et nous arrive subrepticement portée par les chefs militaires et la troupe, la stature de François Duvalier qui sortira des urnes comme l’inconnu sort de la boîte des « madigras lamayôt » »…

 

Pendant environ trois décennies, Haïti est mis sous l’éteignoir, les libertés publiques sont gelées, l’opposition bannie, l’exil, les arrestations, bastonnades, tortures, emprisonnements, assassinats et disparitions d’opposants deviennent la norme. Duvalier occupe tout l’espace, asservit les autres pouvoirs, la justice et le parlement, une Chambre des Députés unique qui légifère pour lui sur mesure…La Présidence à vie, la transmission du pouvoir héréditaire. La pensée unique règne, la terreur des répressions et des pratiques de pouvoir sur une aussi longue durée explose en contestations et manifestations que même une milice armée de trois cents milles âmes n’a pas su contenir au bout du compte. Le 7 février 1986, une nouvelle ère s’ouvre, celle de la démocratie et des démocrates. Mais près de trente ans plus tard nous savons bien que de ceux-là, il y avait trop d’imposteurs qui n’ont pas su se cacher trop longtemps dans la peau de démocrates, trop friands du modèle duvaliérien qu’ils ont fait perpétuer.

 

La transition démocratique comme on nomme cette période post-duvaliérienne n’a pas tenu ses promesses. Elle a plutôt consacré l’échec de ceux-là qui avaient vendu tant d’illusions à toute cette majorité qui pensait avec conviction et ferveur que finalement, arrivait le temps où Haïti, pris en charge par une nouvelle catégorie de femmes et d’hommes, allait changer de manière significative et irréversible…

 

Au contraire, la transition articulée, formatée et opérée par une kyrielle de faux leaders que notre pays ne méritait pas, a ramené en Haïti le 19 septembre 1994, soixante années après leur départ, les occupants qui étaient partis en 1934. Ceux qui, par leur petitesse et leur absence totale de vision ont contribué au retour du « Blanc » dans la gestion directe des affaires d’Haïti ont déprimé des flux importants de contributrices et de contributeurs qui se sont sacrifiés et qui se sacrifient encore tous les jours pour arriver à la concrétisation du rêve de changement du peuple haïtien, renvoyé aux calendes grecques depuis deux cent quatorze années…

 

La commémoration de l’infamie, cent ans après, nous surprend dans une mauvaise posture. Notre pays n’a jamais été aussi dépendant. Les Haïtiens, vingt-et-un ans après le retour des occupants semblent incapables de rebondir pour retomber sur leurs deux pieds. Nous paraissons confortables dans cette situation où c’est l’étranger qui décide à notre place, qui dessine les contours de nos programmes dans tous les domaines. Nous semblons incapables de récupérer notre souveraineté en nous prenant en charge. Notre budget de fonctionnement, le ramassage de nos ordures, nos stratégies de développement, le financement de nos élections, le déblaiement des tonnes de béton qui ont enseveli nos êtres chers, du Palais National aux maisons privées, là aussi ce sont les étrangers qui ont agi à notre place. Nous semblons avoir besoin du « Blanc » comme nous avons besoin de l’air que nous respirons…

 

Notre passivité et notre complaisance quant à la dépendance au facteur étranger, notre acceptation de cette réalité comme une fatalité nous disqualifie devant la mémoire des résistants à l’occupation de notre pays par les États-Unis d’Amérique entre 1915 et 1934. Nous sommes indignes même pour rendre hommage cent ans après, à Pierre Sully, à Charlemagne Péralte, à Benoît Batraville et aux autres chefs Cacos qui se sont affrontés à l’occupant malgré ses armes et ses chars de guerre. Nous ne sommes pas dignes des paysans qui n’ont pas eu peur de se soulever devant les abus et les injustices de toutes sortes de l’occupant qui les a massacrés à Marchaterre. Nous sommes des nains devant la mémoire de tous ceux-là qui sont morts dans les camps de concentration de l’armée américaine en Haïti et dont les mannes ont fertilisé les terres d’Haïti que nos paysans, sans crédit bancaire, sans titre de propriété, dans l’indifférence absolue des pouvoirs publics, continuent de labourer, d’ensemencer, de planter et de produire pour alimenter une agriculture de subsistance.

 

Les Haïtiens d’aujourd’hui ressemblent plus aux « collabos » de 1915 qui ont supporté le vote de la convention consacrant notre mise sous tutelle. Tout comme ceux-là, nous ne semblons pas dérangés outre mesure par la présence des troupes étrangères qui contrôlent notre territoire. Nous offrons le profil d’une société confortable avec les immixtions fracassantes d’ambassadeurs, d’envoyés spéciaux et d’émissaires qui s’ingèrent dans les questions internes de notre pays et que nous ne nous gênons même pas de décorer avec les plus hautes distinctions, à l’occasion ! Ils sont loin, ces temps où les discours imposteurs invitaient à les dénoncer, les combattre voire à les affronter « Charlemagnepéraltement »…

 

Un siècle après l’occupation américaine d’Haïti, les occupants n’ont même plus besoin d’envoyer une armée avec des chars et des armes de guerre pour nous asservir et nous faire observer leur rythme. Ils ont réussi à reformater notre esprit pour nous faire admettre la réalité de leur prééminence. Pour toute décision, l’Haïtienne ou l’Haïtien de n’importe quelle catégorie sociale accepte de fait qu’elle est dictée par le « Blanc ». La désoccupation d’Haïti aujourd’hui doit être avant tout mentale. Nous devons rapatrier notre souveraineté et nos capacités de décision des choses qui concernent notre pays en repensant Haïti à travers des dirigeants dignes, des femmes et des hommes qui ne sont pas motivés par des intérêts autres que ceux d’Haïti.

 

L’occupation d’Haïti cent ans après le 28 juillet 1915 vient de fronts multiples. On a rarement vu dans la classe de pouvoir, c’est-à-dire dans les sphères tant politique qu’économique, une situation où il y avait en Haïti tant d’agents défendant des intérêts étrangers. Si les États-Unis et d’autres grandes puissances continuent d’avoir un grand impact sur les décisions et sur certains aspects de notre vie de peuple, d’autres nations considérées comme des puissances émergentes voire des pays de la taille d’Haïti ou juste un peu plus fortunés comme la République dominicaine, le Venezuela, le Brésil et des pays du groupe dit les « amis d’Haïti » jouent un rôle trop important dans les prises de décision de notre pays. Ajoutez à cela des organisations comme l’OEA ou les Nations-Unies qui pèsent considérablement et font pencher la balance dans un sens ou dans l’autre pour tout ce qui concerne Haïti et son avenir.

 

Cent ans après, nous devons nous réveiller enfin ! Notre jeunesse doit continuer à regarder du côté de la résistance des chefs Cacos et puiser dans la tradition de rébellion de nos ancêtres pour prendre la relève et contribuer à la désoccupation mentale comme physique de l’espace haïtien.

 

Ce texte a fait l’objet de l’éditorial présenté au Journal de 17 :00 Heures sur Radio IBO le 28 juillet 2015.

 

Source: AlterPresse

 

31 juillet 2015

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18581#.VcIxPrV1yyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/171553?language=en
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