L’occupation américaine et les larmes de sang prédites par Hannibal Price (5 de 5)
- Opinión
À la faveur de la crise économique mondiale de 1929 et de la grève des étudiants de Damiens, les forces d’occupation sont contraintes d’organiser des élections au cours desquelles les nationalistes de l’Union Patriotique remportent la victoire. Mais au lieu de Seymour Pradel, la magouille électorale installe Sténio Vincent. Un chantre de la futilité qui se donne de l’éclat en écrivant : « Nous mangeons, Monsieur, et nous buvons. Nous ne comprenons pas autrement le Progrès. Il n’y a de patriotique que la "bobote" et de national que le tafia. […] C’est notre tour de spéculer. Nous le faisons consciencieusement. Nous appartenons à une curieuse variété d’Haïtiens. Nous sommes obligatoires et déconcertants. On nous appelle électeurs dans les classifications de citoyens. Nous allons à l’urne, gais et contents. Nous nous saoulons à toutes les buvettes et nous votons pour tout le monde [1]. »
Un tel énergumène devenu président met en orbite la corruption. D’abord, en organisant les élections législatives frauduleuses de janvier 1932 au cours desquelles tous les députés nationalistes sont éliminés. Joseph Jolibois fils, Président de la Chambre des Députés, est arrêté par le juge Élie Lescot (futur président) et jeté en prison, ce qui l’empêche de faire campagne. Son siège est raflé par Nemours Vincent, frère du président Vincent. Les fascistes à la solde de Vincent remportent 33 des 36 sièges de députés. Puis, le président Vincent achète la trahison du député Dumarsais Estimé (futur président) pour empêcher la révision de la Constitution de 1918 imposée par les Américains. En effet, grâce au vote d’Estimé, l’article 5 accordant le droit de propriété immobilière aux étrangers est repris tel quel dans la Constitution de juillet 1932. Enfin, le président Vincent profite d’un congé des parlementaires pour signer l’Accord du 7 août 1933 établissant sur Haïti un contrôleur financier américain au pouvoir illimité qui durera jusqu’en 1944.
Finance noire et occultisme
Enfermée dans le périmètre des quatre points cardinaux constitué par le « Pito nou lèd nou la », « tout voum se do », « se pa fòt mwen » et « nou fè sa nou pi pito », la société haïtienne approfondit le suicide collectif avec les idéologues de l’école des Griots qui vont continuer à la faire marcher sur la tête. L’occultisme et l’ésotérisme sont promus comme sources du pouvoir et de la richesse.
Analysant les superstitions haïtiennes, le libéral Hannibal Price disait : « À ce compte, les houngans auraient dû être les princes de la finance, les millionnaires d’Haïti. Or, les individus réputés sorciers dans nos campagnes sont toujours plongés dans un état de misère profonde, crasse, qui pourrait laisser croire à un vœu sacré leur imposant une pauvreté volontaire, s’ils n’étaient le plus souvent des mendiants et parfois, de fieffés voleurs [2]. »
Trois décennies plus tard, au début de l’année 1932 marqué par « une grimace d’élections » selon Le Nouvelliste, Jacques Roumain publie « La montagne ensorcelée » avec une préface élogieuse de Jean Price-Mars. Les souffrances de la multitude aux prises avec la nature et les rapports sociaux d’exploitation nourrissent les pages de Jacques Roumain quelques mois après la publication du roman « Les fantoches » en 1931, qui fut accueilli sans enthousiasme.
L’auteur y dénonce les injustices et mauvais traitements qu’une famille mulâtre du Bois-Verna fait subir à une restavèk, une « sale négresse » comme l’appellent les fils de la famille Tiballe. Roumain dénonce les déboires de Charmantine, cette jeune fille aux prises avec la violence des monstres qui veulent profiter de son adolescence par le viol. De l’esclavage des enfants à celui des Dieux, en refusant de brouiller les pistes pour comprendre les malheurs d’Haïti qui se veulent éternels, l’auteur déroute dans un milieu expert en calbindage.
Dans tous les cas, Jacques Roumain balaie les mensonges construits pour rendre supportables nos trahisons. D’où le regard critique qu’il jette sur l’occupation américaine. Un regard critique exprimé par un personnage du roman « Les fantoches » qui dit : « Qui m’assure que l’occupation américaine, dans quarante ans, ne se renouvellera pas ? [3] » Prémonitoire, n’est-ce pas !
Bloquée dans son origine raciste avec ses deux mamelles mulâtriste et noiriste, doublé d’un anti-africanisme carabiné de la part des Noirs créoles contre les Bossales, la société haïtienne, entrainée dans la spirale infernale de l’endettement, va voir dans la sorcellerie une solution à ses maux. François Duvalier au cours des années 1932-1940 en fait son cheval de bataille pour préparer les bases idéologiques de son pouvoir tyrannique [4]. Sous prétexte de relativisme culturel, les droits de la personne et autres valeurs universelles sont rejetées. Haïti est terrifiée par des charlatans qui prétendent pouvoir faire descendre des étoiles du firmament.
L’esprit du temps est à la perversion du vodou [5] et à la généralisation de la sorcellerie à travers la mercantilisation du vieux culte et la simonie (vente et achat) des sacrements avec les lwa achte. Dans sa paranoïa, Duvalier n’hésita même pas à envoyer en 1964 un émissaire zobop au cimetière d’Arlington en Virginie pour une mission diabolique. Ce dernier devait prélever quatre pincées de terre de chaque coin de la tombe du président John Kennedy, une fleur flétrie et un échantillon d’air provenant du lieu d’enterrement qu’il place dans une bouteille emmenée spécialement de Port-au-Prince. Duvalier voulait avoir ces ingrédients pour ses incantations et capturer l’âme de Kennedy. Le but final était d’infléchir la politique américaine à son endroit [6].
La numérologie vodou est aussi utilisée par la tyrannie duvaliériste pour zombifier la population. Le chiffre 22 est mis en avant pour toutes les sauces. Duvalier laisse même croire que c’est sa puissance diabolique qui a fait tuer Kennedy le 22 novembre 1963. C’est un peu en réaction à la satanisation du vodou que l’orthographe a changé. Au lieu de « vaudou » qui renvoie à Vaudois et à des pratiques de magie et de sorcellerie au XVIe siècle en Europe, le consensus a opté pour « vodou » signifiant « esprit » et « divinité » dans les langues ewe et fon du Bénin (Dahomey).
Depuis que le dictateur François Duvalier s’est lui-même présenté comme le Baron Samedi du vaste cimetière qu’il a fait d’Haïti, n’importe quel quidam se déclare houngan, divinò, bòkò. La zombification du peuple haïtien progresse à un rythme sans précédent. Comme l’indique l’écrivain William Seabrook dans son ouvrage The Magic Island [7] publié en 1929, les investisseurs américains de la compagnie de sucre HASCO ont été les premiers à utiliser des moyens occultes à des fins matérielles. Leurs profits n’en ont été que majorés en faisant travailler des zombis dans les champs de canne à sucre et en les payant pratiquement rien. De tels moyens occultes et magiques sont utilisés aujourd’hui en Afrique du Sud [8].
Rien n’est négligé depuis l’occupation américaine pour annihiler les consciences, y compris le programme de contrôle de la pensée (MKULTRA [9]) dont les recherches ont aussi eu lieu en Haïti. Les forces conservatrices ont travaillé avec Duvalier pour détruire la conscience haïtienne. Le résultat est la corruption des esprits et même « de l’air qu’on respire au quotidien » pour employer cette expression de l’historien Achille Mbembe. Haïti est ainsi devenue un laboratoire d’expérimentation de la modification des comportements et de la zombification de tout un peuple [10]. Les larmes de sang d’Hannibal Price coulent encore !!!
…………
- Leslie Péan est économiste, écrivain
[1] Sténio Vincent, Haïti littéraire et sociale, Janvier 1912. Lire aussi Sténio Vincent, En posant les jalons, Tome premier, Haïti, Imprimerie de l’État, 1939, p. 115-117
[2] Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire, Ibid, p. 421.
[3] Jacques Roumain, Les fantoches (1931), Port-au-Prince, Éditions Fardin, 1977, p. 77.
[4] Laënnec Hurbon, « Le statut du vodou et l’histoire de l’anthropologie », Gradhiva, numéro 1, 2005.
[5] Nicolas Vonarx, Le Vodou haïtien. Entre médecine, magie et religion, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2012.
[6] Derek Sambrook, « Diplomatic Dancing », Latin letter, Offshore Investment 258, July/August 2015, p. 40. Lire aussi “Haïti : Crushing a Country” Time 27, August 1965, Vol. 86, no. 9. pp 25-26.
[7] William Seabrook, The Magic Island, New York, Harcourt and Brace, 1929, p. 95-96. Lire aussi Peter James Hudson, Dark finance : An unofficial history of Wall Street, American Empire and the Caribbean 1889-1925, New York University, 2007, p. 238.
[8] Jean Comaroff and John L. Comaroff, « Occult economies and the violence of abstraction : notes from the South African postcolony », American Ethnologist, Vol. 26, No. 2, May, 1999.
[9] United States Congress, The Project MKULTRA Compendium : The CIA’s Program of Research in Behavioral Modification, Joint Hearing before the Select Committee on Intelligence and the Subcommittee on Health and Scientific research, Washington, D.C., August 1977.
[10] Bernard Diederich, Zombificateur d’une nation, Port-au-Prince, 2015.
Source: AlterPresse
28 juillet 2015
http://www.alterpresse.org/spip.php?article18567#.VbkNr7V1yyc
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