La crise financière provoque des manifestations au cœur de l’Amérique
05/10/2011
- Opinión
Les protestations contre la crise financière et le chômage font tâche d’huile aux États-Unis d’Amérique. La jeunesse américaine exprime l’ethos d’un peuple pour lequel rien n’est immuable et qui croit que les choses peuvent changer. Commencées à Wall Street, New York depuis une quinzaine de jours [1], elles se sont poursuivies dans beaucoup d’autres grandes villes, soit Los Angeles, Washington D.C., Denver, Chicago, San Francisco et Boston. En dépit de plus de 800 arrestations et d’une massive présence policière à Wall Street, les manifestants de ce mouvement d’occupation de ces symboles de la haute finance ne font pas marche arrière et continuent de s’inspirer du mouvement de contestation de Tahrir Square en Égypte. Au début, les médias avaient sous-estimé le mouvement « Occupy Wall Street », mais cela a vite changé avec la multiplication de leurs émules à travers le pays. Selon le site occupytogether plus de 130 villes des Etats-Unis ont adhéré au mouvement « Occupy » qui réclame des mesures pour mettre fin à une crise qui prend des proportions de plus en plus inquiétantes.
Sommes-nous en train d’assister au changement de paradigme, dont parle John Zogby [2], d’une plus grande demande d’authenticité et de transparence de la part des institutions et des officiels publics ? La génération daltonienne des 18-29 ans qui a élu un Noir comme président en 2008 semble avoir des préoccupations sociales où la mainmise de la Corporate America sur l’État n’a plus de place. Les plans de sauvetage de Wall Street et les plans de relance du président Obama et de Ben Bernanke, son directeur de la Federal Reserve (la FED), la banque centrale, n’ont rien changé à une situation qui empire chaque jour. Depuis que, le 5 août 2011, l’agence de notation Standards & Poors a dégradé la note des obligations de la dette souveraine américaine, rien ne va plus au casino de la haute finance. Le rêve américain paraît s’écrouler.
Le rôle de la cupidité dans la débâcle financière
On peut partager le mot du président Obama qui dit que c’est le système qui s’est tiré une balle dans le pied (self-inflicted wound). Indeed ! disent les Britishs. En effet, la cupidité de la Corporate America a fait dérailler un carrousel qui tournait depuis 60 ans sans grands heurts. Une proportion de 80% de l’épargne mondiale venait aux Etats-Unis qui avaient ainsi assez de liquidités pour financer leur politique expansionniste mondiale. Une politique qui a conduit à l’érection d’une puissante machine de guerre, alimentant le déficit budgétaire dans un cycle sans fin. Malgré la guerre du Vietnam, l’arbre a caché la forêt jusqu’à la guerre de l’Irak. Alors, le baril de pétrole, qui était à 30 dollars, en 2003 a grimpé en 5 ans à 140 dollars en 2008. Les conséquences sur l’économie interne américaine seront des prix plus élevés pour le pétrole et la baisse des taux d’intérêt par la FED. Le carrousel qui faisait rêver des générations a ralenti sa course et les jeunes ont commencé à douter des lendemains qui chantent. Mais pas seulement les jeunes, car les luttes longtemps à fleuret moucheté entre démocrates et républicains, libéraux et conservateurs, autour du budget et du déficit des finances publiques ont atteint des proportions jamais connues auparavant. La crise qui avait toujours été une crise boursière avec le mini-krach de 1987, la récession de 1991, les crises du peso de 1994 et de Long Term Capital Management (LTCM) de 1998 est devenue aujourd’hui une crise bancaire mondiale.
L’étincelle subprime du secteur immobilier a mis le feu à toute la plaine. Étincelle provoquée par la politique de déréglementation à tous crins et de libre circulation des capitaux cherchant la plus grande rentabilité que possible. Recherche effrénée qui a conduit à l’éclosion des fonds spéculatifs (hedge funds) localisés dans des places financières offshore échappant à toute réglementation. Les règles prudentielles bancaires sont mises de côté. Les créances issues des crédits accordés ne restent plus dans le bilan des entreprises financières. Elles sont agglomérées, mélangées à d’autres titres (toxiques) et vendues dans le cadre de la titrisation. Les fonds spéculatifs contrôlant $1.917 billions de dollars [3], équivalant à 27 fois le PIB mondial, constituent le fonds du baril de poudre de la finance qui menace d’exploser depuis 2008. Dans ce baril de poudre, il existe d’autres couches constituées par le marché des produits dérivés d’un montant de 791 billions de dollars, celui des obligations de 95 billions de dollars [4] en juillet 2011 et enfin celui des bourses estimé à 54.8 billions de dollars en 201018.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit
Karl Marx avait découvert la loi voulant que la concurrence entre les masses de capitaux investis entrainait inévitablement la baisse de la profitabilité. La déréglementation de Wall Street a abouti à la financiarisation de l’économie, donnant aux corporations financières en 2009 plus de 40% des profits accumulés dans l’économie [5], alors que ce pourcentage n’était que de 2% en 1969. À l’échelle mondiale, la masse de capitaux spéculatifs derrière les obligations, bons, titres et produits dérivés fait que le taux de profit tend vers zéro, car les bénéfices viennent, en fin de compte, de l’économie réelle. James K. Galbraith avait remarqué qu’un groupe de prédateurs contrôlait l’économie et l’État par le biais de pratiques sophistiquées de corruption [6]. Délits d’initiés orchestrés grâce à des fraudes comptables, des stocks d’options antidatées et de multiples autres pratiques d’achat d’entreprises en contractant des dettes (leveraged buy out) ont défrayé la chronique des années 1990.
Les individus, les entreprises, les autorités fiscales se sont tous engagés dans le sentier de l’endettement pour tenter de sortir de la pauvreté, consommer et investir plus que leurs revenus ne le permettaient et influencer la macroéconomie. Au cours des trente dernières années, soit de 1980 à 2010, le ratio dette/PIB est passé de 165% en 1980 à 310% en 2010 dans les pays développés [7]. L’effet levier de l’endettement a pris le dessus sur toute autre considération.
Les 800 économistes travaillant à la FED n’ont pu empêcher la débâcle. Appliquant une mauvaise politique monétaire pour combattre l’inflation qui avait atteint 15%, par suite du déficit budgétaire, Paul Volcker, président de la FED, décida de régler les problèmes américains au détriment du reste du monde. Il porta graduellement les taux d’intérêt au plafond de 23% afin d’attirer aux États Unis l’épargne mondiale nécessaire pour financer le déficit fédéral. L’inflation baissa mais cela provoqua, d’une part, la crise de la dette du Tiers-Monde, commençée au Mexique en 1982, et, d’autre part, la crise du secteur immobilier, car le taux hypothécaire était monté à 25%. L’économie rentra dans une spirale négative, car, avec la baisse de la croissance et des revenus fiscaux, le gouvernement accumulait des déficits et il fallait encore augmenter les taux d’intérêt pour attirer le capital privé étranger afin de remplir les trous.
Des remèdes pires que le mal
Alan Greenspan, le successeur de Paul Volcker à la direction de la FED en août 1987, va faire pencher la balance dans l’autre sens et diminuer les taux d’intérêt à 1% dans l’objectif de relancer le secteur de la construction immobilière qui représentait 20% de l’économie américaine. Mais au fait cet objectif n’était qu’un masque. Il s’agissait plutôt de promouvoir l’industrie financière au détriment de l’industrie manufacturière. En réalité des considérations plus génériques sont à l’œuvre dans la politique de la FED dès 1979. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945, la politique de la FED repose plus sur la nécessité du plein emploi que sur la stabilité des prix. La loi sur l’emploi (1946 Employment Act) est le signe clair que le traumatisme du chômage de masse de la grande crise de 1929 est encore dans les consciences.
La poussée de la mondialisation va tout changer et mettre l’accent sur la lutte contre l’inflation afin de sauvegarder la valeur des avoirs des forces du capital, tout en faisant baisser la part des salaires dans le revenu national. En effet, la portion des salaires dans le revenu national américain a atteint le niveau le plus bas en 2010 depuis la crise de 1929, soit en 81 ans, c’est-à-dire 49.9% du total, tandis que les profits des corporations atteignaient le niveau record de 14.2% [8]. Ces résultats contredisent les thèses économiques de l’establishment qui veulent que le chômage soit faible quand les profits sont élevés. Avec un taux de chômage officiel de 9%, mais en réalité de 17%, ce sont les travailleurs qui payent les conséquences des mauvaises politiques appliqués par l’État au bénéfice des corporations.
Les conditions de vie des travailleurs n’ont cessé de se détériorer depuis la stratégie d’augmentation de la dette extérieure du gouvernement de Ronald Reagan, de surévaluation du dollar qui ont eu pour conséquences l’accroissement du déficit commercial et le développement de la financiarisation. Le niveau d’endettement sera privilégié pour tenter de compenser la baisse des revenus des ménages, mais aussi pour donner à l’élite financière de nouvelles possibilités d’accumulation au détriment de l’économie réelle ainsi décapitalisée. Les capitaux empruntés par l’industrie manufacturière se révèlent longtemps inférieurs à ceux obtenus pour des rachats d’actions d’entreprise et les dons d’actions aux dirigeants des grandes banques et entreprises. Les mesures d’austérité préconisées pour tenter de résoudre la crise sont des remèdes pires que le mal. Ces mesures avantagent les spéculateurs et ont pour effet de garder les taux d’intérêt de la dette publique très élevés ainsi que les prix des produits alimentaires et des matières premières. Quant aux travailleurs, ils ont la portion congrue et sont obligés de se serrer la ceinture, car les dépenses sociales et l’investissement public sont coupés pour permettre à l’État de procurer assez d’argent pour payer les intérêts et le principal de la dette contractée en premier lieu pour sauvegarder les entreprises privées défaillantes. Ces politiques sont dictées explicitement dans la lettre écrite par les présidents sortants et entrants de la Banque Centrale Européenne (BCE), Jean-Claude Trichet et Mario Draghi, au premier ministre italien Silvio Berlusconi [9].
La conscience collective d’un peuple qui se veut exceptionnel
En manifestant contre la privatisation de l’État par les corporations, le mouvement social américain continue un processus commencé en Italie et en Espagne. Il s’en prend aux banquiers de la haute finance à qui l’État américain a donné, à travers la FED, dans le plus grand secret, 16 billions de dollars de décembre 2007 à juillet 2010, tel que révélé par l’audit du Government Accounting Office (GAO) [10]. Comme l’explique Bernie Sanders, unique sénateur socialiste américain, de l’État du Vermont, « c’est un cas de socialisme pour les riches et d’une vulgaire débrouillez-vous-tout-seul pour tous les autres » [11]. Le sauvetage des banques s’est fait à la cloche de bois non seulement pour les banques américaines mais également pour les banques françaises, anglaises, suisses, belges et allemandes qui ont eu accès à ces fonds. Le sauvetage de ces dernières s’est fait en violant toutes les règles exigeant que les prêts de l’État américain à des banques étrangères reçoivent l’aval du Congrès américain.
Les manifestations expriment la conscience collective d’un peuple qui se veut exceptionnel. La propagande des médias aux ordres n’est pas encore arrivée à faire croire à un affamé qu’il a le ventre plein. De toute façon, la cupidité du système pour gagner plus d’argent avec les produits dérivés toxiques a remis en question une construction boiteuse dans ses fondements. D’où l’effondrement par étapes produit par le fondamentalisme de marché adossé à l’ingénierie financière rendant insolvable les États qui ont sauvé le système financier de ses multiples errements au cours des 25 dernières années [12]. La structure craque, combien de temps pourra-t-elle encore tenir ? La diminution du rôle des États Unis dans l’économie mondiale n’enlève pas le poids du dollar dans les échanges mondiaux qui demeure importante avec 61% des 9.7 billions des réserves mondiales et 85% des échanges sur le marché des devises. Les dégâts causés par la corruption dans les milieux de la haute finance par les produits toxiques des subprimes ont planté la méfiance dans l’esprit de nombreux investisseurs nationaux qui cherchent maintenant des voies de sortie.
L’engouement pour les nouveaux produits financiers comme les Exchange-Traded Funds (ETF), les produits indiciels, ne saurait faire oublier que nous vivons au temps du rapiéçage d’un tissu déchiré. Ces nouveaux produits financiers soulèvent les mêmes craintes que les produits de titrisation de crédits en leur temps. Entre la révolte et la résignation des 200 millions de personnes au chômage affectées par leur cupidité, les ingénieurs de la finance internationale ne pourront renforcer leur construction que s’ils arrivent à arrêter la spirale infernale de la crise et à maintenir les exploités dans leur aliénation. Ce que les manifestations populaires aux États-Unis semblent refuser en crevant le ballon de la manipulation psychologique de l’aspiration des classes moyennes à la richesse. En demandant ce que le prix Nobel Joseph Stiglitz nomme « un sursaut d’indignation citoyenne capable de contrer le lobbyisme intensif des sociétés financières ».
[1] N. R. Kleinfield and Cara Buckley, « Wall Street Occupiers, Protesting Till Whenever”, New York Times, September 30, 2011.
[2] John Zogby, The Way We’ll Be : The Zogby Report on the Transformation of the American Dream, Random House, 2008.
[3] « Hedge fund industry assets swell to $ 1.92 trillion », Daily Financial times, January 24, 2011.
[7] Stephen G Cecchetti, M S Mohanty and Fabrizio Zampolli, “The real effects of debt”, Bank of International Settlements, Basel, September 2011.
[8] Floyd Norris, « As Corporate Profits Rise, Workers’ Income Declines », New York Times, August 5, 2011.
[9] La lettre originale en anglais en date du 5 août 2011 est publiée dans Corriere della Sera du 29 septembre 2011.
[10] United States Government Accountability Office, Federal Reserve System, Opportunities Exist to Strengthen Policies and Processes for Managing Emergency Assistance, Washington, D.C., July 2011.
[11] Bernie Sanders, « The Fed audit », Bernie Sanders – U.S. Senator for Vermont, Washington, D.C., July 21, 2011.
[12] Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Paris, Les idées qui libèrent, 2010.
Source: AlterPresse
https://www.alainet.org/fr/articulo/153113?language=en
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