Quelques fondements juridiques de l’annulation de la dette

13/12/2010
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Plusieurs fondements juridiques justifient l'annulation (ou répudiation) de la  dette. Sont résumées dans cet article, les notions de “dette odieuse”, “force majeure” et “état de nécessité ”. D’autres arguments juridiques peuvent être également invoqués mais ils ne seront pas abordés  ici.   

1.  La "Dette odieuse"[1]

Les dettes des Etats contractées contre les intérêts des populations locales sont juridiquement frappées de nullité.

Selon Alexander Sack, théoricien de cette doctrine, qui s’est depuis enrichie, “ Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (…) Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir ” (Sack, 1927).

Ainsi, les dettes contractées à l’encontre des intérêts de la population du territoire endetté sont “odieuses” et, en cas de changement de régime, les nouvelles autorités ne sont pas tenues de les rembourser.

La doctrine de la dette odieuse trouve son origine au 19ème siècle[2]. Une de ses applications remonte à l’année 1898, lorsque les Etats-Unis prirent le contrôle de Cuba après la guerre contre l’Espagne[3] et que celle-ci leur demanda d’assumer la dette cubaine à l’égard de la couronne espagnole. La Commission de négociation des Etats-Unis refusa cette dette, la qualifiant de “poids imposé au peuple cubain sans son accord”.

Selon ses arguments, “la dette fut créée par le gouvernement de l’Espagne pour ses propres intérêts et par ses propres agents. Cuba n’a pas eu voix au chapitre”. La Commission ajouta que “les créanciers ont accepté le risque de leurs investissements”. Le litige fut éteint par la conclusion d’un traité international entre les Etats-Unis et l’Espagne signé à Paris en 1898. La dette fut entièrement annulée.

 

Plus tard, en 1923, une Cour d’arbitrage internationale, présidée par le juge Taft, président de la Cour suprême des Etats-Unis, déclara que les prêts concédés par une banque britannique (établie au Canada) au président Tinoco du Costa Rica étaient nuls parce qu’ils n’avaient pas servi les intérêts du pays mais bien l’intérêt personnel d’un gouvernement non démocratique. Le juge Taft déclara à cette occasion que “le cas de la Banque royale ne dépend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain sous le régime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait.” (Juge Taft, cité dans Adams, 1991, p. 168).

 

Les régimes légaux qui succédèrent aux dictatures d’Amérique latine dans les années 1980 (Argentine, Uruguay, Brésil, etc.) auraient pu s’appuyer sur le droit international pour obtenir l’annulation des dettes odieuses contractées par les régimes militaires. Ils n’en ont rien fait. Le gouvernement des Etats-Unis y a veillé méticuleusement. Et pour cause : les dictatures avaient été soutenues activement (quand elles n’avaient pas été mises en place) par les Etats-Unis et les principaux créanciers n’étaient autres que les banques des Etats-Unis.

Sous d’autres cieux aussi, d’autres pays auraient parfaitement pu exiger l’annulation de dettes odieuses. Pour ne citer que quelques autres exemples flagrants : les Philippines après le renversement du dictateur Ferdinand Marcos en 1986, le Rwanda en 1994 après le génocide perpétré par le régime dictatorial[4], la République sud-africaine au sortir de l'apartheid, la République démocratique du Congo en 1997 après le renversement de Mobutu, l’Indonésie en 1998 après le départ de Suharto, etc.

 

« La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas. »

Joseph Stiglitz, La grande désillusion

 

Au lieu de fonder un refus de reconnaissance de dette sur le droit national et international, les nouveaux gouvernants préférèrent négocier des rééchelonnements et des allégements cosmétiques avec les créanciers. Ils entrèrent ainsi dans le cycle interminable de l’endettement extérieur dont les peuples font toujours les frais.

 

La doctrine de la “dette odieuse” a été évoquée régulièrement par différents mouvements citoyens favorables à l’annulation des dettes mais les régimes post-dictature et, bien sûr, les créanciers ont fait la sourde oreille. Le débat a été relancé par le gouvernement des Etats-Unis en avril 2003. Dans des circonstances qui ne sont pas sans rappeler le précédent de la guerre entre l’Espagne et les Etats-Unis en 1898, les Etats-Unis ont demandé à la Russie, la France et l’Allemagne d’annuler les dettes odieuses dont l’Irak était redevable. Reprenant textuellement la définition de la dette odieuse formulée plus haut, ils ont affirmé que les dettes contractées par le dictateur Saddam Hussein étaient frappées de nullité. La situation s’est réglée au sein du Club de Paris qui a annulé 80 % de la dette, sans finalement faire référence à la notion de dette odieuse, pour éviter que d’autres pays réclament l’annulation de leurs dettes en invoquant le même motif.

 

Pour avancer dans la perspective de l’identification de la dette odieuse, le recours à une enquête citoyenne (audit) sur la légitimité des dettes dont les créanciers exigent le remboursement, constitue un outil fondamental. Les parlements et les gouvernements des pays endettés pourraient réaliser un audit de la dette. Certains pays sont dotés de dispositions constitutionnelles qui le prévoient explicitement (Brésil – Constitution de 1988). De puissantes mobilisations citoyennes ont revendiqué dans différents pays la mise en route d’une procédure d’audit. Ce fut le cas au Brésil en septembre 2000 quand la Campagne Jubilé Sud, la Conférence nationale des Evêques, le Mouvement des Sans Terre (MST), la Centrale unitaire des Travailleurs (CUT) organisèrent un référendum sur la dette. Six millions de citoyens et citoyennes y participèrent, dont plus de 95 % appuyèrent la demande d’organisation d’un audit.

 

La réalisation d’audits avec pour fonction de déterminer le caractère odieux ou non de tout ou partie des dettes d’un pays constitue un enjeu de toute première importance. Ci-dessous, un tableau provisoire et non exhaustif des dettes odieuses pour une liste limitée de pays prouve que les montants concernés par la dette odieuse sont tout à fait considérables. Le tableau est provisoire car la fonction de l’audit (avec participation citoyenne) vise précisément à déterminer de manière rigoureuse l’ampleur de la dette odieuse frappée de nullité. Il n'en constitue pas moins une incitation à la réflexion, à la recherche et à l’action citoyenne.

       

Une dette largement odieuse (en Mds $)

Pays

Régime dictatorial

Période de la dictature

Dette odieuse (dictature)

Stock de la dette en 2007 (en Mds $)

Indonésie

Suharto

1965-1998

151

141

Irak

Saddam Hussein

1979-2003

122

81

Brésil

Junte militaire

1965-1985

104

237

Argentine

Junte militaire

1976-1983

37

128

Corée du Sud

Régime militaire

1961-1987

33

249

Philippines

Marcos

1965-1986

28

66

Turquie

Régime militaire

1980-1989

23

251

Maroc

Hassan II

1961-1999

23

20

Afrique du Sud

Apartheid

1948-1991

22

43

Thaïlande

Militaires

1966-1988

22

63

Chili

Pinochet

1973-1990

15

59

Tunisie

Ben Ali

1987-

13

20

Zaïre/RDC

Mobutu

1965-1997

12

12

Nigeria

Buhari/Abacha

1984-1998

12

9

Pakistan

Militaires

Pervez Musharraf

1978-1988

1999-2008

9

16

41

Pérou

Fujimori

1990-2000

9

32

Soudan

Nimeiry

1969-1985

9

19

Ethiopie

Mengistu

1977-1991

9

2,6

Kenya

arap Moi

1978-2003

5,7

7,4

Congo

Sassou

1979-

4,2

5,2

Iran

Shah

1941-1979

4,5

21

Bolivie

Junte militaire

1964-1982

3,3

4,9

Myanmar (Birmanie)

Régime militaire

1988-

3

7,4

Guatemala

Régime militaire

1954-1985

2,7

6,3

Mali

Traoré

1968-1991

2,6

2,0

Paraguay

Stroessner

1954-1989

2,4

3,6

Somalie

Siad Barre

1969-1991

2,4

2,9

Malawi

Banda

1966-1994

2,0

0,9

Togo

Eyadema

1967-

2,0

2,0

Cambodge

Khmers Rouges

1976-1989

1,7

3,8

Liberia

Doe

1980-1990

1,1

2,5

Rwanda

Habyarimana

1973-1994

1,0

0,5

Salvador

Junte militaire

1962-1980

0,9

8,8

Nicaragua

Anastasio Somoza

1974-1979

0,9

3,4

Haïti

Duvalier

1957-1986

0,7

1,6

Ouganda

Idi Amin Dada

1971-1979

0,4

1,6

Centrafrique

Bokassa

1966-1979

0,2

1,0

[La dette odieuse calculée est celle contractée durant la dictature, sans compter la partie contractée après la dictature pour rembourser une dette odieuse de la dictature.]

           Ce tableau a été réalisé par Damien Millet et l’auteur sur la base d’un travail préliminaire de Joseph Hanlon (2002).

 

Les montants considérés comme dette odieuse (colonne 4) sont dans la plupart des cas inférieurs à la réalité car ils ne se rapportent qu’à la période dictatoriale stricto sensu. Ils ne prennent donc pas en compte les dettes, elles aussi nulles, contractées pour rembourser les dettes odieuses. Il s’agit, à travers l’audit, de déterminer le montant exact des dettes qui entrent dans la catégorie des dettes odieuses. Il s’agit également de compléter la liste des pays concernés.

 

Concernant la dette odieuse, plusieurs compléments doivent être apportés à la doctrine formulée par Alexander Sack au siècle passé. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’Université McGill (Canada) a proposé une définition générale qui paraît tout à fait appropriée : “ Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un Etat, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers ” (Khalfan et al., “ Advancing the Odious Debt Doctrine ”, 2002, cité dans Global Economic Justice Report, Toronto, July 2003).

 

L’une des trois conditions suivantes permet de qualifier une dette d’odieuse :

 1) elle a été contractée par un régime despotique, dictatorial, en vue de consolider son pouvoir ; 

 2) elle a été contractée non dans l’intérêt du peuple, mais contre son intérêt et/ou dans l’intérêt personnel des dirigeants et des personnes proches du pouvoir ;

 3) les créanciers étaient en mesure de connaître la destination odieuse des fonds prêtés.

C’est le fameux triptyque : absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers.

 

Il ne faut pas abandonner la perspective d’ouvrir à nouveau ce dossier de la dette odieuse même s’il est considéré comme clos par les créanciers, toutes catégories confondues. Les Etats endettés n’ont pas fini de rembourser des dettes odieuses. Ils peuvent encore fonder en droit une décision de répudiation de ces dettes. Par ailleurs, les nouvelles dettes contractées dans les années 1990 et au début des années 2000 par des régimes légitimes, pour rembourser des dettes odieuses contractées par les régimes despotiques qui les ont précédés, devraient tomber elles-mêmes dans la catégorie des dettes odieuses. C’est ce qu’avancent différents experts tels que le CISDL cité plus haut, auquel il faut ajouter Joseph Hanlon (Grande-Bretagne), Hugo Ruiz Diaz (Paraguay), Alejandro Olmos (Argentine) et Patricio Pazmino (Equateur)[5].

 

La définition avancée par le CISDL implique que des créanciers privés qui ont prêté (ou prêtent) de l’argent à des régimes (légitimes ou non) ou à des entreprises bénéficiant de la garantie de l’Etat pour des projets qui n’ont pas fait l’objet d’une consultation démocratique et qui sont dommageables pour la société, prennent le risque de voir ces créances annulées (a fortiori si s’ajoute à cela la complicité active ou passive du créancier à l’égard de détournement de fonds). De nombreux projets anciens ou récents entrent dans cette catégorie (pensons au méga-barrage des Trois Gorges en Chine). Etendre la notion de dette odieuse doit forcer les créanciers à engager clairement leur responsabilité et à se plier à des règles démocratiques, sociales et environnementales sous peine d’aboutir à une situation où ils devront abandonner toute idée de récupération des fonds prêtés.

 

Il s’agit également d’élargir le champ d’application de la doctrine de la dette odieuse aux dettes contractées à l’égard des institutions de Bretton Woods (le FMI, la Banque mondiale et les banques régionales de développement).

Pourquoi ? Le FMI et la Banque mondiale (créanciers multilatéraux) détiennent environ 450 milliards de dollars de créances sur les pays endettés[6] et une grande partie de ces dettes entre dans la catégorie des dettes odieuses.

Voici plusieurs cas de figure où la doctrine de la dette odieuse devrait être d’application dans le cadre de la définition donnée par le CISDL :

1)      Les dettes multilatérales contractées par des régimes despotiques (toutes les dictatures mentionnées plus haut ont été soutenues par le FMI et la Banque mondiale) doivent être considérées comme odieuses. Le FMI et la Banque mondiale ne sont pas en droit d’en réclamer le paiement aux régimes démocratiques qui ont succédé aux régimes dictatoriaux (*);

2)      Les dettes multilatérales contractées par des régimes légaux et légitimes pour rembourser des dettes contractées par des régimes despotiques sont elles-mêmes odieuses. Elles ne doivent pas être remboursées. Ce cas de figure s’applique à une trentaine de pays mentionnés dans le tableau (non exhaustif) ci-dessus (*).

3)      Les dettes multilatérales contractées par des régimes légaux et légitimes dans le cadre de politiques d’ajustement structurel préjudiciables aux populations sont également odieuses (la démonstration du caractère préjudiciable de celles-ci a été faite par de nombreux auteurs et organismes internationaux – notamment des organes de l’ONU, voir plus loin). Le fait que pendant près de trente ans, la Banque mondiale et le FMI ont, contre vents et marées, défini et imposé des conditionnalités qui se sont avérées catastrophiques au niveau de la garantie des droits fondamentaux des êtres humains constitue un dol[7] à l’égard des emprunteurs et de leurs populations. Le contrat d’emprunt en question est frappé de nullité. Les lettres d’intention que les autorités des pays endettés sont obligées d’envoyer au FMI et à la Banque mondiale (sous leur dictée) constituent un artifice construit par ces institutions afin d’être disculpées face à d’éventuelles poursuites judiciaires. Cette procédure n’est qu’un artifice[8] : tout comme un individu NE peut PAS accepter d’être réduit en esclavage (le contrat par lequel il aurait renoncé à sa liberté n’a strictement aucune valeur légale), un gouvernement ne peut pas renoncer à l’exercice de la souveraineté de son pays. Dans la mesure où elle annihile l’exercice de la souveraineté d’un Etat, cette lettre est nulle. Les institutions de Bretton Woods ne peuvent pas utiliser la lettre d’intention pour se disculper. Elles restent pleinement responsables des torts causés aux populations via l’application des conditionnalités qu’elles imposent (l’ajustement structurel, aujourd’hui rebaptisé Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté - CSLP - pour les PPTE ou Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance - FRPC - pour les autres)

4)      Il faudrait également prendre en considération le caractère antidémocratique des institutions de Bretton Woods elles-mêmes (majorité requise de 85% ; droit de veto accordé de fait aux Etats-Unis qui détiennent environ 17% des voix ; déséquilibre évident dans la répartition des voix).

5)      Simultanément aux actions menées en faveur de l’annulation des créances multilatérales, il s’agit de mener un combat pour obtenir des réparations de la part des institutions de Bretton Woods à l’égard des populations victimes des dégâts humains et environnementaux causés par leurs politiques (*).

6)      Enfin, il s’agit de poursuivre au civil et au pénal les responsables de ces institutions pour les violations des droits humains fondamentaux auxquelles elles se sont livrées (et se livrent encore) en imposant l’ajustement structurel et/ou en prêtant leur concours à des régimes despotiques (*).

 

Tous les points marqués de l'astérisque (*) s’appliquent également aux dettes bilatérales et aux créanciers bilatéraux.

2. La “force majeure” et le “changement fondamental de circonstances”

On peut aussi soutenir en droit l’annulation de la dette et la suppression de son remboursement en invoquant l’argument de la force majeure[9] et celui du changement fondamental de circonstances. Au niveau du Droit international, la Commission de Droit international de l'ONU (CDI) définit ainsi la “force majeure”: "L'impossibilité d'agir légalement (…) est la situation dans laquelle un événement imprévu et extérieur à la volonté de celui qui l'invoque le met dans l'incapacité absolue de respecter son obligation internationale en vertu du principe selon lequel à l'impossible nul n'est tenu" [10].

La jurisprudence en matière de droit international reconnaît qu’un changement dans les conditions d’exécution d'un contrat peut l'annuler[11]. Cela signifie en substance que les contrats qui requièrent l’accomplissement d’une succession d’engagements dans le futur sont soumis à la condition que les circonstances ne changent pas (dans le droit commun, il existe différentes doctrines liées à ce principe, y compris “force majeure”, “frustration”, “impossibilité” et “impraticabilité”).

 

La force majeure et le changement fondamental de circonstances s’appliquent de manière évidente à la crise de la dette des années 1980. En effet, deux facteurs exogènes provoquèrent fondamentalement la crise de la dette à partir de 1982: la hausse dramatique des taux d’intérêt imposée au niveau international par le gouvernement des Etats-Unis à partir de fin 1979 et la baisse du prix des exportations des pays de la Périphérie à partir de 1980.

Ces deux facteurs furent provoqués par les pays créanciers. Ce sont des cas de “force majeure” qui modifient fondamentalement la situation et qui empêchent les débiteurs de remplir leurs obligations[12].

3. L’état de nécessité

Pour fonder en droit le refus de payer, en plus des arguments mentionnés plus haut, on peut également avancer l’argument de l’état de nécessité. L’état de nécessité peut être invoqué lorsque la poursuite des remboursements implique pour la population des sacrifices qui vont au-delà de ce qui est raisonnable en affectant directement les obligations fondamentales de l’Etat à l’égard des citoyens. A ce propos, la Commission de Droit international de l'ONU (CDI) déclare :

 

“ On ne peut attendre d’un Etat qu’il ferme ses écoles, ses universités et ses tribunaux, qu’il supprime les services publics de telle sorte qu’il livre sa communauté au chaos et à l’anarchie simplement pour ainsi disposer de l’argent afin de rembourser ses créanciers étrangers ou nationaux. Il y a des limites à ce qu’on peut raisonnablement attendre d’un Etat, de la même façon que d'un individu. ” (CDI, 1980, p. 164-167, cité par Hugo Ruiz Diaz, op. cit.)

 

Conclusion :

Il ne faut pas attendre que des institutions internationales ou d’autres catégories de créanciers prennent la décision d’annuler la dette publique. C’est l’action résolue d’un Etat ou d’une coalition d’Etats qui pourra conduire à une telle mesure. Les juristes qui se sont réunis à Quito en juillet 2008 ont parfaitement raison d’affirmer : « Nous soutenons les actes souverains des États qui, fondés en droit, déclarent la nullité d'instruments illicites et illégitimes de la dette publique, et avec elle la suspension des paiements[13]



[1] Pour plus de détails sur les concepts de dettes odieuses et illégitimes, voir « Dette illégitime : l’actualité de la dette odieuse. Position du CADTM », http://www.cadtm.org/Dette-illegitime-l-actualite-de-la

[2] Pour une présentation synthétique, voir Hugo Ruiz Diaz, “ La dette odieuse ou la nullité de la dette”, contribution au deuxième séminaire sur le Droit international et la Dette organisé par le CADTM à Amsterdam en décembre 2002, http://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-ou-la-nullite-de  

[3] Cuba 1895-1898 : En 1895, une guerre d'indépendance est déclenchée par le poète José Marti, jacobin aux idées proches du socialisme. Le pays entier est en guerre. José Marti organise l’Armée de Libération (plus de 50.000 combattants) et institue la République en Armes. Plus de 150.000 personnes viennent vivre dans les territoires rebelles. L’Espagne livre la guerre totale en 1896-97, avec des camps de concentration ; quelque 400.000 personnes y sont mortes. Mais l’Espagne échoue malgré l’utilisation de 250.000 soldats et elle se voit obligée de concéder l’autonomie en janvier 1898. Les révolutionnaires n’acceptent pas et continuent la guerre. Les Etats‑Unis déclarent la guerre à l'Espagne. Après une brève campagne au cours de laquelle elle a bénéficié du soutien des révolutionnaires cubains, l’armée des Etats-Unis occupe victorieusement l’île. Sans reconnaître la république cubaine, les Etats-Unis signent un pacte avec l’Espagne où celle-ci renonce à Cuba (Traité de Paris, le 10 décembre 1898). 1898-1902 : l'occupation nord‑américaine dure quasiment quatre ans et oblige les membres de l’Assemblée constituante de 1901 à adopter l'amendement Platt (1902). Cuba doit concéder aux Etats‑Unis un droit d'intervention dans l'île pour "préserver l'indépendance cubaine" et maintenir un gouvernement adéquat afin de "protéger la vie, la propriété et les libertés individuelles". Washington reçoit de plus la base de Guantanamo, pour une période illimitée. Le 20 mai 1902, la République cubaine est fondée. Dès sa naissance et jusqu’à la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959, elle est soumise à la politique extérieure des Etats-Unis (source : Yannick Bovy et Eric Toussaint, 2001, Cuba : Le pas suspendu de la révolution, Cuesmes – Belgique, 2001, p. 36-37).

 

[4] Dans le cas du Rwanda, le Comité du développement international du Parlement britannique a explicitement évoqué la notion de dette odieuse pour plaider son annulation : “ Une grande partie de la dette extérieure du Rwanda fut contractée par un régime génocidaire… Certains avancent l'argument que ces prêts furent utilisés pour acheter des armes et que l’administration actuelle, et en dernière instance la population du Rwanda, ne devrait pas payer ces dettes “odieuses”. Nous recommandons au gouvernement qu’il pousse tous les créanciers bilatéraux, et en particulier la France, à annuler la dette contractée par le régime antérieur ” (in Report of the British International Development Committee, mai 1998, cité par Chris Jochnich, 2000).

 

 

[5] Voir la contribution de ce dernier au Deuxième séminaire sur le Droit et la Dette organisé par le CADTM en décembre 2002 à Amsterdam www.cadtm.org/pages/espanol/especuadorfreire.htm

[6] En général, plus un pays du Sud est pauvre, plus la part de sa dette due à la Banque mondiale et au FMI est élevée. Dans le cas de nombreux pays d’Afrique sans ressources naturelles stratégiques, plus de 70% des dettes sont dus aux institutions de Bretton Woods.

[7] Dol : tromperie commise en vue de décider une personne à conclure un acte juridique ou de l’amener à contracter à des conditions qui lui sont défavorables (définition donnée par le Larousse 2003).

[8] Dans “ La Grande désillusion ”, Joseph Stiglitz décrit une situation qui remonte à l’époque où il était vice-président de la Banque mondiale : “ Une image peut valoir mille mots, et une photo saisie au vol en 1998 et montrée dans le monde entier s’est gravée dans l’esprit de millions de personnes, en particulier dans les ex-colonies. On y voit le directeur général du FMI (…), Michel Camdessus, un ex-bureaucrate du Trésor français, de petite taille et bien vêtu, (…), debout, regard sévère et bras croisés, dominant le président indonésien assis et humilié (il s’agissait du dictateur Suharto, chassé du pouvoir quelques mois plus tard par un soulèvement populaire, NDR). Celui-ci, impuissant, se voit contraint d’abandonner la souveraineté économique de son pays au FMI en échange de l’aide dont il a besoin. Paradoxalement, une bonne partie de cet argent n’a pas servi, en fin de compte, à aider l’Indonésie mais à tirer d’affaire les “ puissances coloniales ” - les créanciers du secteur privé... Officiellement, la “ cérémonie ” était la signature d’une lettre d’accord - ses termes sont dictés par le FMI mais, par artifice, on fait comme si la “ lettre d’intention ” venait du gouvernement concerné ! ”, in Stiglitz, 2002, p. 71)

[9] Pour une analyse de l’argument de la force majeure en matière d’annulation de dette, voir l’étude d’Hugo Ruiz Diaz : “ La dette extérieure : mécanismes juridiques de non paiement, moratoire ou suspension de paiement ”, contribution au Premier séminaire international du CADTM sur le Droit international et la Dette, Bruxelles, décembre 2001.

[10] CDI, Projet d'article 31, A/CN, 4/315, ACDI 1978, II, vol. 1, p. 58

[11] Dans sa formulation originale : Contractus qui habent tractum successivum et dependetiam de futurum, rebus sic stantibus intelligentur.

[12] Charles Fenwick, International Law (3e éd. 1948) : de façon similaire, un des textes définitifs sur la common law explique qu’ “une condition tacite, liée à tous les contrats, est que ceux-ci cessent d’être obligatoires dès qu’il se produit des changements substantiels dans l’état des faits et des conditions sur lesquels ils ont été basés”, in Black’s Law Dictionary 1267 (6e éd. 1990). Voir également, en jurisprudence internationale, la sentence arbitrale rendue le 11 novembre 1912 dans l’affaire d’emprunt d’Etat Turquie/Russie dans laquelle il est dit : “ …l’exception de la force majeure …est opposable en droit international ” (Sentence arbitrale, Recueil des Arbitrages internationaux, T. II, 1928, p. 545 et ss.). Par ailleurs, le Code civil d’Argentine stipule que l’obligation d’un débiteur s’éteint “quand la prestation qui forme la matière de celle-ci devient physiquement ou légalement impossible, sans faute du débiteur” (Arts 724 et 888).

[13] Voir texte intégral de la déclaration finale : http://www.cadtm.org/Conclusions-de-la-1ere-Rencontre. Pour une argumentation détaillée du point de vue du droit international en faveur de l’acte souverain unilatéral, voir Hugo Ruiz Diaz Balbuena, « La décision souveraine de déclarer la nullité de la dette ou la décision de non paiement de la dette : un droit de l’Etat »,  http://www.cadtm.org/La-decision-souveraine-de-declarer,3658

https://www.alainet.org/fr/articulo/146192
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