Des bouées de sauvetage de plomb
16/08/2006
- Opinión
Nos pays se modernisent. Aujourd’hui le discours officiel nous dit d’honorer la dette (même si elle est odieuse), d’attirer les investissements (même s’ils sont indignes), et d’entrer dans le monde (même si c’est pas la porte de service)
En réalité, on continue à croire aux histoires de toujours.
L’Amérique latine est née pour obéir au marché mondial, quand le marché mondial ne portait pas encore ce nom, et tant bien que mal nous sommes toujours liés au devoir d’obéissance.
Cette triste routine des siècles a commencé avec l’or et l’argent, puis avec le sucre, le tabac, le guano, le salpêtre, le cuivre, l’étain, le caoutchouc, le cacao, la banane, le café, le pétrole… Que nous ont laissé ces splendeurs ? Elles nous ont laissés sans héritage ni patrie. Des jardins transformés en déserts, des champs abandonnés, des montagnes trouées, des eaux pourries, d’interminables caravanes d’indigents condamnés à une mort précoce, des palais vides où les fantômes déambulent …
Aujourd’hui c’est au tour du soja transgénique et de la cellulose. Et à nouveau l’histoire des gloires fugaces se répète, qui au son de leurs trompettes nous annoncent des malheurs sans fin.
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Le passé serait-il muet ?
Nous refusons d’écouter les voix qui nous alertent : les rêves du marché mondial sont les cauchemars des pays qui se soumettent à ses caprices. Nous continuons à applaudir le pillage des biens naturels que Dieu, ou le Diable, nous a donnés, et nous travaillons ainsi à notre propre perdition, et contribuons à l’extermination du peu de nature qui reste dans ce monde.
L’Argentine, le Brésil et d’autres pays latino-américains sont en train de vivre la fièvre du soja transgénique. Des prix alléchants, des rendements démultipliés. L’Argentine est, depuis longtemps, le deuxième producteur mondial de transgéniques, derrière les Etats-Unis. Au Brésil, le gouvernement Lula a réalisé l’une de ces pirouettes qui ne rendent pas un fier service à la démocratie : il a dit oui au soja transgénique, alors que son parti avec dit non durant toute la campagne électorale.
C’est le pain d’aujourd’hui et la faim de demain, comme le dénoncent certains syndicats ruraux et organisations écologiques. Mais on sait bien que les péquins ignorants refusent de comprendre les avantages des pâturages en plastique et de la vache à moteur, et que les écologistes sont des rabat-joie à toujours cracher dans la soupe.
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Les défenseurs des transgéniques affirment qu’il n’est pas prouvé qu’ils sont mauvais pour la santé humaine. En tout cas, il n’est pas non plus prouvé qu’ils ne le sont pas. Et s’ils sont aussi inoffensifs que ça, pourquoi les fabricants de soja transgénique refusent de spécifier, sur les emballages, qu’ils vendent ce qu’ils vendent ? Ou serait-ce que l’étiquette de soja transgénique n’est pas la meilleure publicité qui soit ?
Par contre, il y a bien des preuves que ces inventions du docteur Frankenstein sont mauvaises pour la santé du sol et qu’elles réduisent la souveraineté nationale. Exportons-nous du soja, ou exportons-nous du sol ? Et n’est-on pas pris, par hasard, dans les filets de Monsanto et autres grandes entreprises dont nous devenons dépendants des semences, des herbicides et des pesticides ?
Des terres qui produisaient de tout pour le marché local, se consacrent aujourd’hui à un seul produit pour la demande étrangère. Je me développe vers l’extérieur, et je m’oublie de l’intérieur. La monoculture est une prison, elle l’a toujours été, et aujourd’hui, avec les transgéniques, elle l’est plus encore. La diversité, au contraire, libère. L’indépendance se réduit à l’hymne et au drapeau si elle ne se fonde pas sur la souveraineté alimentaire. L’autodétermination commence par la bouche. Seule la diversité productive peut nous défendre des subites chutes de prix qui sont une habitude, une habitude mortifère, du marché mondial.
Les immenses extensions destinées au soja transgénique rasent les forêts natives et expulsent les paysans pauvres. Ces exploitations hautement mécanisées occupent peu de bras, et en échange exterminent les petites cultures et les jardins familiaux, à cause des poisons qu’elles épandent. L’exode rural vers les grandes villes augmente, où l’on suppose que les expulsés vont consommer, si la chance est de leur côté, ce qu’auparavant ils produisaient. C’est l’agraire réforme : la réforme agraire à l’envers.
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La cellulose aussi est devenue à la mode, dans plusieurs pays.
L’Uruguay, par exemple, veut devenir un centre mondial de production de cellulose pour fournir en matière première bon marché les lointaines fabriques de papier.
Il s’agit de monocultures d’exportation, dans la plus pure tradition coloniale : d’immenses plantations artificielles qu’on dit être des forêts, et qui se transforment en cellulose au cours d’un processus industriel qui vomit des déchets chimiques dans les rivières et rend l’air irrespirable.
Ici ça a commencé par deux énormes usines, dont l’une est déjà à moitié finie. Puis s’est rajouté un autre projet, et on parle d’un autre, et d’un autre encore, tandis que de plus en plus d’hectares sont destinés à la fabrication d’eucalyptus en série. Les grandes entreprises internationales nous ont trouvés sur la carte, et d’un seul coup ils se sont découvert un amour pour cet Uruguay où il n’y a pas de technologie capable de les contrôler, où l’Etat leur accorde des subventions et les exempte d’impôts, où les salaires sont rachitiques et où les arbres poussent en un clin d’œil.
Tout indique que notre petit pays ne pourra pas supporter l’étreinte suffocante de ces grands gaillards. Comme d’habitude, les bénédictions de la nature se transforment en malédictions de l’histoire. Nos eucalyptus poussent dix fois plus vite que ceux de Finlande, et cela se traduit comme cela : les plantations industrielles seront dix fois plus dévastatrices. Au rythme prévu d’exploitation, une bonne part du territoire national sera pressé jusqu’à sa dernière goutte d’eau. Les géants assoiffés vont assécher notre sol et notre sous-sol.
Paradoxe tragique : l’Uruguay est le seul endroit au monde où la propriété de l’eau a fait l’objet d’un référendum. A une majorité écrasante, les Uruguayens ont décidé, en 2004, que l’eau serait une propriété publique. N’y a-t-il rien à faire pour éviter ce détournement de la volonté populaire ?
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La cellulose, il faut le reconnaître, s’est transformée en une sorte de cause patriotique, et la défense de la nature ne soulève pas d’enthousiasme. Pire encore : dans notre pays, malade de cellulolitis, certains mots qui n’étaient pas des gros mots, tels que écologistes et environnementalistes, deviennent des insultes qui crucifient les ennemis du progrès et les saboteurs du travail.
On fête le malheur comme s’il s’agissait d’une bonne nouvelle. Mieux vaut mourir de pollution que de faim : nombre de chômeurs pensent qu’il n’y a pas d’autre choix que de choisir entre deux calamités, et les marchands d’illusions débarquent en offrant des milliers et des milliers d’emplois. Mais la publicité est une chose, la réalité en est une autre. Le MST, le Mouvement des paysans sans terre, a diffusé des informations éloquentes qui ne valent pas que pour le Brésil : la cellulose crée un emploi pour chaque 185 hectares, alors que l’agriculture familiale crée cinq emplois pour chaque dix hectares.
Les entreprises promettent des merveilles. Travail à flots, investissements millionnaires, contrôles stricts, air pur, eau propre, terre intacte. Alors on se demande : mais pourquoi diable n’installent-ils pas ces merveilles à Punta del Este, pour améliorer la qualité de vie et stimuler le tourisme dans notre principale station balnéaire ?
Traduction : Isabelle Dos Reis.
https://www.alainet.org/fr/articulo/116589
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