Sortir graduellement du néolibéralisme ?
08/04/2004
- Opinión
Jamais auparavant n’avaient coexisté, en Amérique du Sud,
autant de gouvernements qui à un moment donné ont proclamé
leur intention de prendre leurs distances ou de rompre
directement avec le modèle néolibéral. Néanmoins, leurs pas
dans cette direction, sauf exceptions, ne sont pas allés plus
loin que leurs déclarations.
Les présidents actuels de l’Equateur, du Pérou, du Venezuela,
du Paraguay, de l’Argentine, du Brésil et de la Bolivie ont
été hissés à leurs fonctions par des mouvements populaires et
élus parce qu’ils ont marqué clairement leurs distances - les
uns de façon convaincante, d’autres avec la plus grande
timidité - avec le modèle néolibéral qui sévit dans la région
depuis au moins quinze ans. Parmi eux, seul le président
vénézuélien Hugo Chávez a donné des preuves sans équivoque de
son intention de rompre les amarres avec le modèle.
L’Equatorien Lucio Gutiérrez est passé dans le camp néolibéral,
le Péruvien Alejandro Toledo lui a emboîté le pas, tandis que
le Bolivien Carlos Mesa se trouve paralysé par les pressions
croisées des intérêts de l’empire et des élites locales, d’une
part, et par la menace du mouvement populaire de reprendre les
rues.
Les gouvernements les plus importants de la région, ceux de
José Inacio Lula da Silva et Néstor Kirchner, ont commencé
leurs mandats dans un climat général d’espoir. Même les
intellectuels critiques prédisaient « une sortie graduelle de
la logique néolibérale », qui semblait possible et
imminente [1]. Néanmoins, ils n’ont pas accompli jusqu’à
maintenant d’avancée sérieuse dans cette direction, quoiqu’il
soit juste de dire que l’Argentin se bat pour faire passer les
intérêts nationaux avant ceux de la banque internationale,
probablement parce qu’il fait face à la nécessité de rendre sa
crédibilité à l’État national argentin sévèrement critiqué, au
bord de la faillite et plongé dans une crise sérieuse de
légitimité.
La corrélation de forces à l’échelle du sous-continent
permettait de guetter au début de l’année 2003 les
possibilités d’un changement d’orientation. Vers la fin du
premier trimestre de 2004, ces espérances se sont évaporées et
le gouvernement vénézuélien reste de nouveau isolé (avec Cuba)
dans son combat solitaire pour se séparer d’un modèle qui a
détruit les sociétés et mis à genoux les pays devant les
organismes financiers internationaux. Il s’agit sans aucun
doute d’une occasion perdue qui ne se représentera pas avant
longtemps. Il ne serait pas opportun d’accuser tant de groupes
et de partis au gouvernement (dont quelques-uns, comme la PT
du Brésil, possèdent une longue histoire de luttes) d’avoir
trahi les causes populaires. Il existe des exemples
d’opportunistes, comme Gutiérrez, mais ce n’est pas la règle
de tous les cas rencontrés, et cela ne l’est absolument pas de
présidents comme Lula et Kirchner. Qu’est-ce qui a échoué ?
Pourquoi la rupture avec le néolibéralisme s’avère-t-elle si
difficile ? La réponse, c’est que personne n’aime mener un
bateau vers des zones de haut risque, et que tous essaient de
l’éviter. Ou bien que la sortie du néolibéralisme ne peut pas
s’effectuer sans une crise sociale, politique, culturelle et
économique profonde. Non seulement pour les raisons
extérieures auxquelles on peut s’attendre (l’inévitable
harcèlement de l’empire), mais à cause des changements qui se
sont produits dans nos sociétés pendant ces deux dernières
décennies.
Un tissu social déchiré
Ce n’est pas un secret que le modèle néolibéral a détruit les
sociétés traditionnelles. Il a affaibli les États nationaux en
mettant le marché au centre de la société, comme axe
régulateur de tous les domaines de la vie ; il a détruit les
industries vouées au marché intérieur qui s’étaient
développées depuis la décennie des années 1930 ; il a polarisé
les sociétés créant une couche de nouveaux riches, des légions
de marginaux et de chômeurs, et il a appauvri les secteurs des
couches moyennes. Nos sociétés ont perdu la physionomie
qu’elles avaient acquise au long de décennies de puissantes
luttes qui dessinèrent leurs traits spécifiques et donnèrent
lieu à la naissance d’États sociaux imparfaits.
Mais tous n’ont pas été perdants avec le néolibéralisme. Ce
modèle n’avantage pas seulement les élites de chaque pays ;
sinon, il n’aurait pas pu se maintenir pendant cette période
où ses principaux instigateurs ont gagné de nombreuses
élections avec un large appui populaire. C’est là l’un des
changements sociaux les plus profonds et les plus déchirants
auxquels nous avons fait face en Amérique latine. Le monde du
travail a été divisé en deux par le modèle : une minorité,
mais significative, conserve ses droits du travail et ses
droits sociaux, tandis que la majorité des travailleurs et une
part croissante des classes moyennes ont été contraintes de se
marginaliser.
La nombre total de chômeurs et de travailleurs informels varie
dans le sous-continent : de 45 % au minimum, il grimpe dans
certains pays jusqu’à plus de 70 % de la population active ;
et leurs conditions de vie se sont dégradées pendant la
dernière décennie de façon alarmante. Le groupe de ceux qui
gardent encore un travail fixe et stable dans le secteur privé
- encore perçoivent-ils des salaires relativement bas - a pu
échapper à la chute dans l’abîme : les ouvriers, les employés
de bureaux et les techniciens des branches dynamiques du
secteur privé, les travailleurs en « col blanc » ou du secteur
formel, sont ceux qui gardent la capacité de consommer, qui
ont l’habitude de vivre dans les quartiers « regroupés » des
grandes villes, qui ont accès aux services de santé et à
l’éducation, qui utilisent un moyen de transport privé,
l’ordinateur et l’internet [2]. Ces changements sociaux nous
conduisent à penser que les élites et les secteurs sociaux qui
profitent du système ont connu, d’une façon différente selon
les pays, une importante expansion, passant en très grand
nombre de peut-être 5 % auparavant à une moyenne qui peut
osciller entre 10 et 20 % de la population de chaque pays.
En Argentine, où le pourcentage de la population salariée fut
parmi les plus élevés du continent, les augmentations de
salaire - qui sont le motif principal de l’action syndicale -
profitent à 19 % de la population active, laquelle représente
seulement 8 % de la population totale [3]. Les changements
provoqués par le néolibéralisme ont conduit à exclure la
plupart de la population active de l’emploi salarié formel et
de ses avantages : en effet, si l’on soustrait de la
population active totale les chômeurs (22 % en 2002), les
salariés non enregistrés ou « au noir » (22 %), les informels
(17 %) et le personnel du secteur public (15 %) qui reçoit des
augmentations ridicules, bien en dessous de l’inflation, nous
concluons que seulement 19 % des travailleurs (ceux qui
appartiennent au secteur privé et sont enregistrés, ou qui
appartiennent à de grandes sociétés) sont les vrais
bénéficiaires des augmentations de salaire [4].
Alors que plus de la moitié de la population a sombré dans la
pauvreté, ce secteur s’en est bien tiré ou relativement bien,
dans les deux dernières décennies. Ces groupes sociaux, qui
sont souvent la base sociale du néolibéralisme, sont
généralement sur-représentés dans le mouvement syndical et
sont ceux qui fixent les orientations du syndicalisme.
Passion pour la stabilité
L’un des effets les plus pervers du modèle actuel est que ceux
qui ont le plus besoin de rompre avec lui éprouvent d’énormes
difficultés à s’organiser et se faire entendre, tandis que
ceux qui peuvent le faire sont intéressés par l’amélioration
de leur situation à l’intérieur du modèle. On n’enregistrait
pas cette fracture dans la période de l’industrie nationale de
substitution aux importations, quand tous les secteurs
populaires avaient - grosso modo - un minimum d’intérêts
communs. Autrement dit : jusqu’aux années soixante-dix on
pouvait soutenir que le mouvement syndical, qui regroupait
toutes les catégories de travailleurs, avait tendance à
représenter « l’intérêt général » de la classe laborieuse.
Cela a changé radicalement avec l’introduction du modèle
néolibéral. Selon les mots d’un leader de la Centrale des
travailleurs argentins (Central de los Trabajadores Argentinos,
CTA), en référence au syndicalisme qui organise seulement ceux
qui ont un travail formel : « Une modèle syndical qui parie
seulement sur l’organisation de ce secteur, qui parie sur la
faiblesse de la classe laborieuse et qui dépend du
système » [5].
Ce n’est pas du tout un hasard, donc, que les luttes les plus
importantes de la dernière décennie aient été menées par les
Sans terre brésiliens et paraguayens, les indiens boliviens,
équatoriens et chiapanèques, les habitants des bidonvilles de
la périphérie des grandes villes, comme les piqueteros
argentins et les ‘voisins’ de El Alto en Bolivie. Certainement,
il y eut des syndicats et des corporations d’ouvriers qui ont
mené des luttes très importantes. Mais ils furent l’exception.
La situation habituelle, c’est que ceux qui se battent
vraiment sont les chômeurs et les sous-employés, en somme,
ceux que le néolibéralisme a marginalisés.
Le secrétaire de de la CUT brésilienne, Rafael Freire, exprime
de façon limpide l’existence de deux options parmi les
opprimés. Il soutient que dans le vaste mouvement contre la
mondialisation néolibérale, deux options coexistent : l’option
de ceux qui encouragent son « abolition » et l’option de ceux
qui, comme la CUT et les grandes centrales syndicales du monde,
« travaillent pour la ‘réforme’ de ces organismes » et
défendent « des mesures qui donnent une dimension sociale à la
mondialisation actuelle » [6]. En tout cas, les deux
alternatives (antisystémique et d’insertion dans le système)
ne devraient pas être vues comme des options idéologiques,
mais comme le résultat des intérêts de secteurs sociaux qui
sont insérés de façon différente et contradictoire : les
marginaux, d’une part, et ceux qui ont un travail fixe et des
espoirs d’ascension sociale, de l’autre.
Plus encore, une bonne partie des travailleurs syndiqués
nourrissent généralement des craintes à l’égard les chômeurs,
quand ces derniers sortent dans les rues. Dans ce sens, les
secteurs qui ont un travail fixe, qu’ils soient ouvriers,
employés de bureaux ou techniciens, entretiennent des
attitudes culturelles proches de celles des classes moyennes
avec lesquelles ils s’apparentent de plus en plus. Ce qui est
arrivé en Argentine dans les moments les plus intenses de la
crise - la confluence dans les rues entre les marginaux et les
couches moyennes - n’est pas la situation habituelle. Le désir
de progresser à l’intérieur du néolibéralisme de ceux qui
n’ont pas sombré dans la pauvreté s’exprime politiquement
comme le pari de sortir du modèle de façon graduelle. Ils ont
tendance à rejeter les voies politiques qui peuvent provoquer
des crises sociales et, de façon très particulière, ils
craignent que les marginaux ne jouent un rôle important sur la
scène politique, économique et sociale.
Rupture avec le modèle et crise sociale
Dans certains pays, les grandes centrales syndicales ne
représentent plus depuis longtemps « les intérêts généraux »
des travailleurs, mais à peine les intérêts corporatifs de
petits secteurs. C’est le cas du fameux « syndicalisme
entrepreneur » soutenu par la CGT argentine, dans le cadre
duquel de nombreux syndicats ont participé au processus de
privatisation en s’associant au grand capital international,
que ce soit dans les entreprises privatisées ou dans les fonds
de pension créés par le menemisme. Mais c’est aussi le cas des
centrales brésiliennes dont les leaders ont été accusés de
faire partie d’une « nouvelle classe sociale » issue de
l’administration des fonds de pension provenant des anciennes
entreprises d’Etat [7]. Par des voies différentes (mafieuses
dans le cas argentin, constitutionnelles dans le cas
brésilien), le syndicalisme traditionnel vit une mutation
profonde : ses couches les plus hautes sont très éloignées de
cette « aristocratie ouvrière » née au début du siècle dernier,
composée d’ouvriers manuels qualifiés, bien rémunérés, éduqués
et aux modes de vie différenciés du reste des travailleurs,
qui parièrent sur les grands partis réformistes. Maintenant
nous sommes devant une fusion d’intérêts entre la grande
bourgeoisie et un secteur des travailleurs, ceux justement qui
jouent un rôle déterminant dans le mouvement syndical, au
moins dans quelques pays d’Amérique Latine.
Ceci explique, parmi beaucoup d’autres raisons, pourquoi la
Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV) se mobilise
pour renverser le gouvernement de Chávez et affronte les
habitants des quartiers populaires. Les travailleurs de
l’entreprise pétrolière d’Etat, PDVSA, souvent guidés par la
direction de l’entreprise, ont été le fer de lance des
intérêts de l’empire. Certainement, le cas vénézuélien est
exceptionnel de par la clarté des intérêts corporatifs que
représente la centrale syndicale, mais ce n’est pas un cas
isolé dans l’absolu. Une bonne partie des centrales syndicales
du continent ont renoncé à une politique de « droits égaux
pour tous », caractéristique de l’Etat bienfaiteur, et se
limitent à soutenir les politiques focalisées contre la
pauvreté que défend la Banque mondiale et qu’appliquent tous
les gouvernements de la région, sauf ceux du Venezuela et de
Cuba.
Le grand problème que présente la sortie du néolibéralisme en
Amérique latine, est que le sujet social principal des
changements n’est plus la classe laborieuse dans son ensemble,
mais le secteur le plus pauvre, ceux qu’on appelle les
marginaux. Un gouvernement qui prétend rompre avec le modèle,
devra « privilégier » ce secteur, tant dans l’économique que
dans le social, le politique et le culturel. Au contraire, les
intérêts corporatifs du secteur des travailleurs qui ont
profité du modèle subiront un préjudice dans tous les domaines.
Dans les faits, il semble impossible de gâter certains sans
affecter les autres, ce qui suppose de hauts niveaux de
confrontation. Plus encore, quand les marginaux (les Indiens,
les Sans terre, les piqueteros et d’autres) commencent à faire
irruption sur la scène politique avec des demandes propres,
qui ne consistent jamais en l’abandon « graduel » du
néolibéralisme, mais en la rupture pure et simple avec lui.
Même si cela signifie entrer dans de profondes crises.
NOTES:
[1] Emir Sader, ’Lula : ¿llegó el posneoliberalismo ?’ (Lula :
le post-néolibéralisme est-il arrivé ?), dans la revue América
Libre No. 20, Buenos Aires, janvier 2003.
[2] Voir Armando Boito Jr, ’A hegemonia neoliberal no governo
Lula’ (L’hégémonie néolibérale du gouvernement Lula), dans la
revue Crítica Marxista No. 17, Río de Janeiro, Editora Revan,
2003.
[3] Hugo Nochteff y Nicolás GŸell, ’Distribución del ingreso,
empleo y salarios’ (Distribution du revenu, emploi et
salaires), Intituto de Estudios y Formación de la CTA, Buenos
Aires, juin 2003.
[4] Pour obtenir 100% il faut ajouter les patrons et les
indépendants recensés (5% pour les deux catégories).
[5] Déclarations du dirigeant des travailleurs d’Etat, Juan
González, dans Brecha, Montevideo, 15 février 2002.
[6] Rafael Freire, ’O sindicalismo e os movimentos de luta
contra a globalizaçao neoliberal’ (Le syndicalisme et les
mouvements de lutte contre la mondialisation néolibérale),
dans la revue OSAL No. 6, Buenos Aires, janvier 2002.
[7] Francisco de Oliveira, O ornitorrinco (L’ornithorynque),
São Paolo, Boitempo, 2003.
Source : ARGENPRESS.
Traduction : Hapifil pour RISAL.
https://www.alainet.org/fr/articulo/111154?language=es
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