Moyens de communication et mouvements sociaux

18/12/2004
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Opinión
-A +A
Presque deux décennies de politiques néolibérales ont provoqué des changements dramatiques et de longue haleine dans les moyens de communication. Simultanément à la révolution qu’a supposé l’introduction de l’informatique dans les communications, l’opération la plus ambitieuse de concentration des médias était réalisée, à un point tel que les médias véritablement indépendants et à grand tirage sont exceptionnels. Du point de vue de la circulation de l’information, les nouvelles technologies ont permis quelque chose de véritablement nouveau, qui suppose un changement culturel : la simultanéité entre les faits et leur diffusion à des millions de personnes partout dans le monde. Ceci a provoqué, comme en a témoigné la guerre en Irak, que nous pouvons suivre les faits en même temps que les faits se produisent, chose qui n’était même pas évident durant la première guerre du Golfe. Aujourd’hui, un journaliste muni d’un téléphone mobile peut transmettre depuis n’importe quel endroit du monde, à tout moment, ce qui est en train de se passer sous ses yeux. Son regard sera, de manière immédiate, le regard avec lequel des millions de personnes observent les faits. Ceci a des implications éthiques énormes sur lesquelles il vaut la peine de s’arrêter. La responsabilité du journaliste est devenue énorme. Par conséquent, on requiert de lui la capacité d’insérer les faits dont il est témoin dans leur contexte historique, social, culturel et politique. D’une certaine manière, nous devons exiger du journaliste d’aujourd’hui non seulement la capacité d’informer mais aussi celle de former, ce pourquoi la tâche journalistique est chaque fois plus proche de celle de l’intellectuel ou de l’enseignant. Nous ne devons pas seulement exiger de lui qu’il informe avec véracité (et non avec objectivité), mais qu’il soit capable de trier du vaste volume d’informations qui circulent ces portions indispensables pour comprendre la réalité, étant donné que le système prétend nous alourdir avec d’énormes quantités d’informations sans les hiérarchiser. Nous, les journalistes d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas oublier, comme l’indique Fritjof Capra, que "l’esprit humain pense avec des idées, et pas avec des informations" et que, au contraire, ce sont les idées qui créent une information ; les idées dérivent de l’expérience. [1] En parallèle, la concentration des médias dans peu de mains - ce qui est une manifestation de la concentration brutale du pouvoir et de la richesse promue par le néolibéralisme - a eu comme effet de renforcer ce que Eduardo Galeano décrit comme "la dictature de l’image unique". Cette description correspond avec ce qu’a été la première guerre du Golfe, il y a déjà treize ans. Ces moments, où le capital financier mondial fêtait la "fin de l’histoire" et la mise en scène du "nouvel ordre mondial", paraissaient montrer le triomphe des puissants devant les peuples du monde perturbés et désorientés après la chute du Mur de Berlin et du dénommé socialisme réel. Nouveau contexte Heureusement, la décennie des années 90 nous a procuré des surprises agréables. En Amérique latine, la décennie s’est ouverte avec le premier soulèvement des peuples indigènes depuis longtemps, le soulèvement de l’Inti Raymi en Équateur ; suivi par le mouvement zapatiste qui, depuis 1994, est une lumière d’espoir pour tous les opprimés du monde ; la lutte des paysans sans terre au Brésil a, quant à elle, marqué une inflexion qui provoqua l’usure des politiques néolibérales et qui ouvrit les portes au triomphe électoral du Parti des travailleurs (PT). En décembre 1999, il y eut les événements de Seattle, qui mirent le mouvement contre la globalisation au centre de la scène de la politique internationale. Ce qui vint ensuite est encore frais aux yeux de tous les Latino-américains : le soulèvement indigène équatorien qui a fait tomber le gouvernement de Jamil Mahuad en janvier 2000 ; les soulèvements populaires à Cochabamba, en avril et septembre- octobre de cette même année qui, à mon avis, ouvrent en Bolivie un "cycle de protestations" [2] qui aura des répercussions profondes, en premier lieu la chute du gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada, le 17 octobre 2003 ; la mobilisation populaire au Venezuela qui a fait échouer un coup d’État inspiré depuis Washington, et, finalement, la grande insurrection du peuple argentin, les 19 et 20 décembre 2001, qui a fait tomber deux gouvernements et a scellé le sort du néolibéralisme dans la région. Sur la scène mondiale, le mouvement contre la globalisation n’a pas cessé de croître, il a effectué trois rencontres gigantesques à Porto Alegre [3] et a mobilisé peut-être des millions de personnes - au début de l’année 2003 - contre l’agression de l’Irak, peut-être les mobilisations simultanées les plus nombreuses dans l’histoire de l’humanité. Ce mouvement fut tellement important que même The New York Times indiqua qu’il y aura désormais deux superpuissances : Les Etats-Unis et l’opinion publique internationale. Dilemme et défis Bien. Ceci est le contexte dans lequel nous travaillons, nous les journalistes et les intellectuels latino-américains : une polarisation croissante qui met la richesse, le pouvoir et des moyens techniques puissants d’un côté, et l’énorme capacité de mobilisation des peuples. Ces capacités de nos peuples ont atteint un tel degré de développement, que, déjà, nous ne pouvons plus continuer à parler - au sens strict - de mouvements sociaux, caractérisés par l’alternance de périodes de mobilisation et de tranquillité, mais bien que nous sommes en train d’assister à la naissance de "sociétés en mouvement" ou sociétés mobilisées [4]. Nous avons le devoir moral de choisir : de quel côté nous sommes, et donc, si comme je l’espère, nous choisissons d’être du côté de la société civile contre la société du pouvoir (comme l’a baptisée le Sous- commandant Marcos), nous pouvons débattre de comment nous allons être, quels pas nous allons faire. Il s’agit de plusieurs défis simultanés : 1) Dans les médias dans lesquels nous travaillons (si ce sont des médias dirigés par le capital ou l’État, rarement favorables aux mouvements sociaux), nous pouvons choisir d’informer de la manière la plus véridique et engagée, informer de manière à mettre au centre les gens, leurs douleurs et leurs souffrances, leurs grandeurs et leurs valeurs ; à contre-courant du milieu dans lequel le journaliste lui-même se déplace. Dans ce cas, il est probable qu’il ne puisse pas dire tout ce qui arrive ou tout ce qu’il pense, et qu’il puisse même être licencié. La menace du Capital, le chantage de la perte du travail, est toujours la façon de domestiquer les journalistes. Quand ceux-ci n’ont pas été gagnés par l’idéologie patronale. 2) Les journalistes conséquents peuvent choisir de créer leurs propres moyens de communication, comme façon d’éluder la coercition des propriétaires des médias Dans ce cas, il n’y aura déjà pas de grands empêchements pour que le journaliste dise ce qu’il pense, informe avec véracité, soit fidèle à la réalité de son peuple. Il est seul devant sa conscience. La difficulté dérive d’un autre côté. En Amérique latine, les médias qui ont réussi à subsister en marge du Capital sont très peu nombreux. En Europe et dans d’autres régions du Centre, il existe de plus grandes possibilités de disposer de médias plus ou moins importants qui sont réellement indépendants. Nous avons le cas du Monde diplomatique www.monde-diplomatique.fr, qui est le plus distingué dans la presse. Mais ils sont exceptionnels. Et ils n’arrivent pas non plus à de vastes secteurs. En Amérique latine, nous qui travaillons avec des médias de masses liés aux mouvements sociaux, nous devons payer le prix des difficultés économiques : instabilité de revenus, faibles salaires, nettement inférieurs à ceux des grands médias du pouvoir, difficulté de pouvoir compter sur des moyens techniques pour informer dans les mêmes conditions que les grands, c’est-à-dire pour pouvoir concurrencer, parce que ces médias dépendent ou bien de la publicité étatique ou bien des ventes. En tout cas, le journaliste qui choisit ce chemin sait qu’il aura des satisfactions personnelles (et nous qui travaillons dans un média comme Brecha http://www.brecha.com.uy/, nous ne pouvons que remercier la vie pour ce privilège), mais en échange d’une vie économique hasardeuse et incertaine. Cette option, bien que très précieuse, me paraît insuffisante. 3) Nous devons travailler pour que les mouvements sociaux aient leurs propres moyens de communication. Et ceci pour une raison élémentaire : c’est dans cela que se joue l’autonomie d’un sujet social. Ne pas dépendre d’autres requiert de créer des médias propres, dirigés par les membres du mouvement eux- mêmes. L’histoire du mouvement ouvrier, partout dans le monde, pourrait peut-être être écrite comme l’histoire de la lutte pour l’auto-éducation et pour l’auto-information. Les vieux syndicats disposaient presque toujours d’une modeste feuille de publicité, quand ce n’était pas d’un journal. La première acquisition des syndicats anarchistes, comme nous le rappelle Osvaldo Bayer dans "La Patagonie rebelle", était la presse. Une véritable obsession pour ces précurseurs du mouvement ouvrier. Avoir un média propre a une double importance : c’est le porte-parole du mouvement, c’est la façon de dire ce qu’il veut dire, de le dire comment et quand il voudra le faire. Mais c’est en outre une forme de communication interne du mouvement lui-même. Les communiqués du Sous-commandant Marcos ont en ce sens un double objectif : les zapatistes font connaître à la société la situation qu’ils traversent, font des dénonciations, expliquent les problèmes qu’ils traversent, les défis qu’ils affrontent, ils informent sur les attaques dont ils sont victimes. Mais, en plus de tout ceci, ils communiquent de cette manière avec les autres mouvements. Les sept communiqués émis en juillet 2003, dans lesquels l’EZLN [Armée zapatiste de libération nationale, sigles en espagnol] informe sur la fin de Aguascalientes [espace de rencontre politique et culturelle zapatiste] et l’ouverture des Caracoles [5] ont été la façon de communiquer aux autres mouvements les décisions qu’ils avaient prises et les chemins qu’ils commençaient à emprunter à partir de ce moment. Tâches en suspens Sur cet aspect, nous, les travailleurs des médias, nous avons quelques tâches devant nous. Maintenant qu’on a créé et diffusé de nouvelles technologies qui facilitent le flux d’information et qu’on a simplifié maintenant la tâche de rédaction de tous les médias, nous avons le défi de travailler pour que les mouvements s’approprient ces savoirs. Heureusement, les journalistes de tout le continent qui mettent leurs savoirs professionnels au service des mouvements sont chaque fois plus nombreux, à un tel point qu’apparaissent des groupes de communication - et même dans quelques pays des syndicats de journalistes - qui font partie du mouvement populaire. Dans ce processus, nous pouvons et devons mettre en question les idées dominantes sur la communication. Les scientifiques chiliens Alberto Maturana et Francisco Varela ont travaillé sur le sujet, et ont conclu que "nous devons mettre en question l’idée que l’information est préparée dans le monde et est extraite de là par un système cognitif" [6]. Ils questionnent la métaphore du tube, selon laquelle "la communication est quelque chose qui est produit en un point, est porté par un conduit (ou tube) et est livré à l’autre extrémité réceptrice". Au contraire, ils défendent une conception que, du point de vue sociale, nous pouvons évaluer comme profondément révolutionnaire : dans la communication il n’y a pas d’"information transmise" mais bien "de la coordination comportementale dans un domaine de connexion structurelle" [7]. En somme, ils considèrent que la communication est la coordination du comportement, et par conséquent c’est quelque chose qui arrive dans les relations humaines, entre une pluralité de sujets ; quelque chose de complètement différent de la conception dominante, dans laquelle doit exister un émetteur (actif) et un récepteur (passif). Lors des grandes rébellions sociales des dernières années, la communication comprise comme coordination du comportement a joué un rôle décisif. J’ai pu ainsi le vérifier dans le cas de l’insurrection argentine, dans laquelle le tapage des casseroles par des millions de personnes a été la manière dont s’est exprimée cette connexion comportementale. La riche expérience bolivienne, comme on a pu voir lors de l’insurrection d’octobre 2003, nous a enseigné la puissance de la coordination des comportements dans le monde aymara et quechua. Sans ce processus, toujours ignoré par les pouvoirs et leurs moyens d’in-communication, aucune rébellion populaire ne pourrait exister. La comprendre suppose d’aiguiser les sens, d’être capables d’observer non seulement les manifestations explicites et ouvertes mais aussi ce qui est implicites et souterrains. Du point de vue des moyens de communication qui font partie du mouvement social, ils ont une relation d’intériorité avec les mouvements et, par conséquent, ceux-ci terminent par les modeler. Dans ce processus, on modifie profondément le concept et la pratique communicative. Nous, les communicateurs, nous cessons d’être des personnages étrangers et externes au mouvement pour arriver à faire "partie de" ; nous cessons d’être des pêcheurs d’informations à transmettre à toute vitesse au marché de la communication qui nous récompensera avec une "exclusivité" qui peut mener le messager au monde des célébrités. Finalement, nous, les communicateurs, nous devrions comprendre que la réalité ou le monde extérieur qui fournit des informations, n’existe pas et n’a jamais existé. La réalité, le monde, nous le créons entre tous ou, simplement, il n’existe pas. Le refus d’imaginer qu’il existe des sujets et objets, acteurs et spectateurs, n’est pas une découverte scientifique mais quelque chose de beaucoup plus profond : un impératif éthique étroitement lié à la production de vie, à l’émancipation humaine. Pour le dire avec les beaux mots de Maturana et Varela : "Le monde que tous nous voyons n’est pas LE monde, mais bien UN monde, illuminé (produit) par nous tous". NOTES: [1] Fritjof Carpe, "La trama de la vida", Barcelone, Anagrama, 1998, p. 88. [2] Sidney Tarrow a défini les cycles de protestation comme "une phase d’intensification des conflits et de la confrontation dans le système social, qui inclut une diffusion rapide de l’action collective des secteurs les plus mobilisés au moins mobilisés, un rythme d’innovation accéléré dans les formes de confrontation, cadres nouveaux ou transformés pour l’action collective, une combinaison de participation organisée et non organisée, et des séquences d’interaction intensifiée entre des dissidents et des autorités qui peuvent terminer dans la réforme, la répression et, parfois, dans une révolution", " El poder en movimiento ", Barcelone, Alianza, 1997, pp. 163-65. [3] Article écrit avant le quatrième Forum social mondial qui s’ets tenu en Inde, à Mumbai. (ndlr) [4] Idem. pp. 322 et suiv. [5] Voir à ce sujet : Sally Burch, Des Aguascalientes aux Caracoles, Alai/ RISAL, 1’ août 2003 : http://risal.collectifs.net/article.... [6] Cité par Capra, ob. cit. p 281. [7] Alberto Maturana y Francisco Varela, "El árbol del conocimiento", Madrid, Debate, 1996, p. 169 et suiv. Traduction : Diane Quittelier, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).
https://www.alainet.org/fr/articulo/111139
S'abonner à America Latina en Movimiento - RSS