Intégration à pas de tortue : Les obstacles au Mercosur

06/09/2004
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Le rêve bolivarien devenu réalité ? L'intégration latino- américaine avance à pas de tortue, si elle avance vraiment. À la pression étasunienne s'ajoutent de vieux comptes en suspens entre les pays de la région, des problèmes dérivés des politiques néo-libérales et, par-dessus tout, le poids des grandes entreprises - nationales ou multinationales - qui poussent les gouvernements à favoriser leurs intérêts particuliers. Treize ans après sa création, le Mercosur [1] se développe rapidement mais il ne parvient pas à résoudre les problèmes dérivés des asymétries profondes entre ses membres, qui non seulement persistent mais - comme il se dégage du récent XXVIème Sommet des Chefs d'État - tendent à s'accentuer. L'option entre approfondir l'intégration et incorporer de nouveaux pays, y compris en passant par-dessus les limites régionales, a penché en faveur de cette dernière option suite à la pression des Etats-Unis pour imposer l'ALCA [Zone de libre échange des Amériques, sigles en espagnol. (ndlr)], qui devrait entrer en vigueur au début de 2005. Mais l'ALCA est mort, tant dans sa version originale que dans l'alternative « light » conçue pour le sauver, tué par le refus du Mercosur - dans cette bataille, le Brésil est le leader -, l'attitude du Venezuela et la réticence de plusieurs pays de la région, à l'unique exception du Chili et, dans une moindre mesure, du Mexique, alliés des États-Unis. À sa place, Washington signe à la hâte des traités de libre échange avec l'Amérique centrale et plusieurs pays andins (la Colombie, l'Équateur et le Pérou), dans le but d'isoler et d'affaiblir le Brésil, le seul pays à s'être montré capable de lui opposer une stratégie alternative, consistant à approfondir les liens avec de grands pays du Sud (la Chine, l'Afrique du sud, l'Inde) et à établir des alliances ponctuelles en matière agricole, comme avec le G-20. Alliances et nouveaux partenaires Le récent sommet, qui s'est achevé le 8 juillet à Puerto Iguazú (Argentine), a pratiquement défini le cadre des alliances du Mercosur dans la région et les espoirs d'accords extra-régionaux. Aux membres fondateurs (l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay) se sont ralliés plusieurs membres qui reçoivent le statut d' « États associés » (le Chili, la Bolivie et le Pérou), auxquels se joint maintenant le Venezuela, tandis que le Mexique est resté comme observateur jusqu'à la signature d'un TLC [Traité de libre échange, sigles en espagnol. (ndlr] qui lui permettra d'acquérir le même niveau que les autres associés. Rapidement, le Mercosur devra conclure un Traité de libre échange avec la Communauté andine des nations (CAN), qui intègre la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, le Pérou et le Venezuela. L'accord est déjà conclu et aurait dû entrer en vigueur ce mois de juillet, mais il a été retardé en raison de difficultés rencontrées avec les listes de dégrèvements. L'objectif du Mercosur est double : d'une part, il essaie de contrecarrer les accords de libre échange en voie de négociation entre les Etats-Unis et la Colombie, le Pérou et l'Équateur ; d'autre part, il cherche à renforcer des liens en vue d'avancer vers le projet de Communauté des nations sud- américaines, dans lequel s'est engagé le Brésil, accompagné avec un enthousiasme variable par ses partenaires du Mercosur. Il s'agit, en somme, d'une course contre la montre pour rallier les indécis, course dans laquelle le gouvernement de George W. Bush compte des alliés solides comme la Colombie d'Alvaro Uribe, tandis que le Mercosur bénéficie de l'enthousiasme latino-américaniste d'Hugo Chávez. L'incorporation du Venezuela a plusieurs facettes. L'une des plus importantes est liée à la politique intérieure, puisque Chávez a reçu un soutien au milieu de la dure campagne du référendum révocatoire de son mandat. Dans ce cadre, il est en outre parvenu à signer un accord avec le président Néstor Kirchner pour que les bateaux de l'entreprise pétrolière nationale vénézuélienne, PDVSA, soient réparés et construits dans des chantiers navals argentins. Le premier pas sera la construction de huit pétroliers ; Chávez a assuré que son pays importait des Etats-Unis pour 5 milliards de dollars annuels de biens et de services, comme des tuyauteries et des valves, et il souhaite que « 25 pour cent de ces achats se fassent en Argentine et au Brésil » [2]. Les accords sont allés encore plus loin : on a annoncé la création de Petrosur, une entreprise pétrolière inter-étatique entre l'Argentine et le Venezuela, bien que quelques fonctionnaires argentins aient nuancé l'euphorie chaviste en assurant qu'il s'agissait à peine de l'« expression d'un désir » [3]. Économie et politique, par des chemins séparés Le cas mexicain est différent. L'Uruguay a déjà des accords commerciaux sur les produits industriels avec le Mexique, tandis que l'Argentine avance dans cette direction. Le Brésil, pour sa part, se montre très réticent sur l'intégration du Mexique comme membre à part entière, en partie parce qu'il diluerait son rôle de chef régional [4]. D'autres sources estiment que l'initiative de Vicente Fox [le président mexicain (ndlr)] est « plus rhétorique qu'efficace au plan pratique ». C'est ce qu'a indiqué Mario Marconini, directeur du Centre brésilien des relations internationales, pour qui l'accord est très difficile puisque le Mercosur devrait s'adapter à une économie plus ouverte comme celle du Mexique. Au Brésil, on ne mésestime pas les raisons politiques de la tentative de Fox : depuis ceux qui devinent un « éloignement » du Mexique par rapport à ses partenaires de l'ALENA [5], jusqu'à ceux qui défendent une lecture « conspiratrice » dans laquelle Fox jouerait à « affaiblir le Mercosur » [6]. Entre- temps, Kirchner a dit qu'il s'agissait « d'une unité politique plus que d'une union économique », pour renforcer le Mercosur face aux pays du Nord [7]. En parallèle, on devrait conclure avant la fin de l'année un accord ambitieux avec l'Union européenne (UE). Les difficultés sont les mêmes que celles qui ont freiné l'ALCA : les subventions du Nord à l'agriculture et l'ambition de l'UE que les pays du Sud ouvrent leurs services, leurs achats publics et leurs investissements aux multinationales européennes. Les négociations avancent très lentement au milieu des craintes qu'on en vienne à signer un accord qui lèse la souveraineté des pays latino-américains. L'UE paraît disposée à assouplir l'entrée de produits agricoles, mais elle exige en contrepartie que les États ouvrent la rubrique « achats publics » [les achats gouvernementaux (ndlr)], à quoi le Brésil continue d'opposer un refus catégorique. Quelques observateurs estiment qu'on peut arriver vers la fin de l'année à signer un bon accord politique, mais sans la moindre importance commerciale. Aussi bien dans le cas de l'accord avec l'UE que dans celui avec la CAN, les considérations géopolitiques occupent une place très importante. Le Financial Times a indiqué que l'UE essaierait d'attirer le Brésil et l'Argentine pour diviser le G-20 ; tandis que le chancelier brésilien Celso Amorim a souligné que l'accord avec l'UE avait un profil politique important, puisque « nous voulons renforcer la multipolarité » [8]. De la même manière, sur l'échiquier continental, l'accord Mercosur-CAN apparaît comme une façon d'entraver la progression de Washington dans le secteur andin, Washington qui, sur la base de ses relations « charnelles » avec la Colombie, commence à « élargir » dangereusement son influence sur l'Équateur et le Pérou. Il s'agit de la même logique qui a conduit le Brésil, l'Argentine, le Chili et l'Uruguay à envoyer des troupes en Haïti pour « maintenir la paix ». Asymétries et intégration Toutefois, pour l'intégration latino-americaine, le plus difficile à éviter n'est pas la pression étasunienne. L'intégration avance à pas de tortue, si elle avance vraiment. Dans certains cas, il s'agit de vieux litiges (comme celui qui met face à face le Chili et la Bolivie pour l'accès à la mer), dans d'autres, ce sont des problèmes dérivés des politiques néo-libérales (comme le conflit du gaz entre le Chili et l'Argentine, en raison de l'absence d'investissement de la part des entreprises argentines privatisées qui met en danger l'exportation de gaz). Mais, par-dessus tout, ce sont les confrontations dérivées de la subordination de presque tous les gouvernements aux grandes entreprises - nationales ou multinationales - qui prétendent imposer leurs stricts intérêts. L'un de ces conflits a terni le récent sommet du Mercosur. Quelques jours avant la réunion, le gouvernement argentin a décidé de restreindre l'importation d'appareils électroménagers brésiliens qui ont envahi le marché en supplantant les fabricants nationaux. La multinationale argentine Techint a effectué des pressions dans ce sens, en alléguant les subventions que reçoit l'industrie brésilienne : l'État accorde des crédits aux exportateurs à des taux préférentiels, mais en outre des produits assemblés avec des pièces entrées par la zone franche de Manaos sont vendus comme « d'origine du Mercosur », ce qui donne aux fabricants brésiliens de grands avantages. En dépit de cela, il existe d'autres asymétries : celles liées au faible investissement des industriels argentins dans le dernier lustre de stagnation et de crise ; les différences de taille des marchés internes (180 millions d'habitants au Brésil face à 38 millions en Argentine) ; la plus grande solidité du système bancaire brésilien et le faible rapport des dépôts en monnaie étrangère, face à la dollarisation massive qu'a subie l'Argentine dans les années 90. Devant cet ensemble d'asymétries, Techint - qui fut un défenseur enthousiaste du gouvernement de Carlos Menem [président de l'Argentine de 1989 à 1999 (ndlr)] - a défendu devant l'Union industrielle argentine, à la fin de l'année passée, la nécessité de remettre en question le Mercosur en transformant l'union douanière en zone de libre échange, pour récupérer ainsi le terrain perdu pendant une décennie. Les polémiques permanentes entre l'Argentine et le Brésil, dans lesquelles intervient généralement aussi l'Uruguay avec des arguments semblables, encombrent le chemin de l'intégration. Dans le cas de l'électroménager, Lula et Kirchner ont décidé de désamorcer la confrontation et d'ouvrir un espace de négociations. Mais son attitude conciliatrice a valu au gouvernement du Brésil un dur éditorial de l'influent O Estado de Sao Paulo, qui le 9 juillet l'a accusé de maintenir une attitude « de complaisance devant les agressions de l'Argentine contre le libre échange ». Ce sont de modestes exemples de la façon dont les intérêts des grands chefs d'entreprise prennent d'ordinaire en otage l'intégration régionale. Une grande part de la politique extérieure de Lula est guidée par les intérêts du négoce agricole, secteur qui soutient l'ALCA, les accords avec l'UE et l'extension du commerce avec la Chine, même si toutes ces options relèvent - on le suppose - de choix politiques différents. Libre échange ? Finalement, il subsiste de graves rancoeurs entre plusieurs pays, mais spécialement devant ce que beaucoup craignent : une attitude de leadership ou d'hégémonie du Brésil. Après la fin du sommet du Mercosur, Lula s'est rendu à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie), où il a exigé une plus grande loyauté et moins d'intrigues entre les pays du Cône sud pour garantir le développement égalitaire de la région et une plus grande influence dans les négociations commerciales avec les Etats- Unis et l'UE. Il a assuré au président Carlos Mesa (Bolivie, ndlr), et au groupe de chefs d'entreprise qui l'accompagnait, que le Brésil voulait être « généreux et loyal avec les pays pauvres » et qu' « il n'y aurait pas de Brésil riche si la Bolivie et d'autres pays demeuraient pauvres » [9]. À première vue, ces déclarations paraissent déconcertantes. Mais la surprise se dissipe si l'on prend en considération que ce 18 juillet [Article publié le 18 juillet 2004, ndlr] le référendum convoqué par le gouvernement de Mesa pour définir la politique énergétique et le futur du gaz [10]. Le mouvement social, emboîtant le pas à la Centrale ouvrière bolivienne, appelle au boycott. La Bolivie est partagée en deux devant la consultation. L'opposition sociale considère qu'elle légitimera le contrôle des multinationales sur les gisements et les réserves d'hydrocarbures (54 trillons de mètres cubes de gaz et 480 millions de barils de pétrole). Les ambassades des Etats-Unis et d'Espagne ont fait pression, avec succès, pour que « leurs » entreprises (Repsol-YPF, Shell, Enron et d'autres) conservent leurs privilèges jusqu'en 2036, quand expireront les contrats, au-delà des résultats de la consultation. Lula a fait exactement la même chose pour la Petrobras brésilienne, qui contrôle le sixième de toutes les réserves boliviennes, et à laquelle les gouvernements néo-libéraux ont accordé d'énormes champs gazifères et un abattement fiscal de 32%. Lula a signé avec Mesa - à neuf jours du référendum, alors que le gouvernement menace de représailles celui qui ne votera pas et renforce la militarisation du plateau - une déclaration dans laquelle ils espèrent que « les résultats du référendum (...) permettront la continuité de la coopération bilatérale et le développement de nouveaux projets d'intérêt mutuel, dans une atmosphère de stabilité, de prévisibilité et de sécurité juridique » [11]. En somme, un fort soutien à Mesa et une douche froide au mouvement social. Dans ces conditions, l'intégration est ou bien impossible ou contraire aux intérêts des peuples. Avec raison, l'économiste brésilien César Benjamin soutient que « le libre échange fortifie et approfondit la division internationale du travail », qui met des peuples face à d'autres peuples [12]. Sur Lula, il est lapidaire : « En se présentant comme le champion du 'libre échange véritable', un peu par éblouissement, un peu par ignorance, un peu par irresponsabilité, il adhère au discours hégémonique des pays du Centre ». Maintenant il faudra ajouter sur la liste la perle bolivienne. Les mots font défaut. NOTES: [1] Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. (ndlr) [2] Página 12, 9 juillet 2004. [3] Página 12, 8 juillet 2004. [4] Rafael Gentili, "Análisis de coyuntura sobre Alca y Mercosur No. VII" in Laboratorio de Políticas Públicas, www.outrobrasil.net. [5] L'ALENA - Accord de libre échange de l'Amérique du Nord - regroupe les Etats-Unis, le Mexique et le Canada. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994. (ndlr) [6] Mario Osava, "Mercosur-México. Acercamiento político", IPS 7 juillet 2004. [7] La República, Montevideo, 9 juillet 2004. [8] "Análisis de coyuntura No. VIII", sur http://www.outrobrasil.net/. [9] O Estado de Sao Paulo, 9 juillet 2004. [10] Voir : Référendum en Bolivie : Les transnationales sauvent leurs puits. Pour l'instant, par Benito Pérez. (ndlr) [11] Econoticias Bolivia, 9 juillet 2004. [12] "Alca, libre comercio y el futuro de América del Sur", sur www.outrobrasil.net. Traduction : Hapifil, pour RISAL.
https://www.alainet.org/fr/articulo/110802
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