Les vieux demons rodent

03/08/2004
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Christophe Wargny, faisant une croix sur les 28 000 km2 de notre territoire et les 8 millions d'Haïtiens qui l'habitent, publie en 2003, un ouvrage intitulé Haïti n'existe pas . Ce titre significatif évoque une anecdote bolivienne de la fin du XIXème siècle se rapportant au dictateur Mariano Melgarejo, qui avait obligé un diplomate anglais à boire un canari de chocolat et à faire le tour de La Paz assis sur un âne , après que celui-ci eût refusé la boisson nationale, la chicha, qui lui était offerte et demanda du chocolat. A Londres, en apprenant cette nouvelle, la reine Victoria prit une carte de l'Amérique et, avec l'habituelle arrogance impériale, fit une croix sur la Bolivie en disant solennellement : «La Bolivie n'existe pas». Les différences de situation, d'espace et de temps n'arrivent pas à dissoudre l'origine de tels jugements qui, dans leurs expressions les plus variées, gomment le droit d'existence et toute perspective d'avenir pour certains pays. Cependant, notre nation existe bel et bien et son peuple lutte pour son devenir. Dans sa marche combien pénible, il convient d'apprécier à sa juste valeur, malgré ses limites réelles, la nouvelle étape ouverte le 29 février 2004. Toute vision apocalyptique du présent et du futur est à rejeter. Néanmoins, ce serait une erreur de minimiser le difficile moment que nous connaissons. Il faut même prévoir des temps politiquement encore plus complexes. A ce tournant de la transition, rôdent de multiples démons, vieux et jeunes, certains dont on parle, d'autres ignorés par complaisance ou non encore appréhendés. Ils nous harcèlent, se faufilent et même s'installent parmi nous. Attention ! tout Haïtien, quel que soit son secteur social, son champ de travail, sa position politique ou idéologique doit assumer sa responsabilité dans ce tournant où l'existence même de notre nationalité est remise en question. La situation actuelle est d'une sensibilité hautement politique. Il faut donc aussi l'aborder de façon politique. Toute autre attitude autorise la suspicion et ouvre la porte aux faux pas répétés et à l'improvisation. Si dans les moments de crise les Haïtiens, en bloc, se montrent capables de réaliser de grandes choses, une fois arrivé le beau fixe, le panier à crabe semble s'ouvrir sur les dissensions, les calomnies, les diffamations, l'intrigue et la méfiance. Certains cherchent à abattre par tous les moyens, les têtes qui pourraient émerger. Des attitudes anti-parti politique, anti-élections, anti-société civile, anti et anti e t encore anti prennent le dessus. Et aucune sensibilité ne se manifeste, ni aucune solution réelle n'est envisagée, face aux conditions de vie infra humaines des majorités et à la reconstruction nationale devenue plus urgente avec la crise des valeurs morales, l'effondrement de l'État et l'impérative nécessité de la difficile reconquête de notre souveraineté. On parle haut et fort de la corruption, on la condamne, mais elle est toujours présente et semble même bien se porter. Maintenant rampante, elle menace, malgré les multiples mises en garde, de devenir ouverte. Elle n'a pas peur du scandale. Le non-fonctionnement d'institutions de contrôle au niveau de l'État et la peur à fleur de peau qui traverse la population favorisent son développement. L'enracinement de toute une culture étatiste et parasitaire maintient nombre de citoyens en file d'attente de leur prochain tour ou espérant recevoir dès maintenant quelques miettes. Si le pouvoir ne se décide pas à attaquer de façon décidée ces habitudes perverses et les complicités publiques et privées qu'elles entraînent, il continuera à nourrir ce système qui mine la société à tous les niveaux et en affecte le futur. D'autant plus que la culture de la corruption s'est toujours accompagnée d'une conception pernicieuse du pouvoir politique. Quelles que soient les modalités par lesquelles on y arrive, l'État, considéré avant tout comme un butin de guerre, devient un gâteau à partager avec le slogan « tout pour les amis et parents, rien pour les autres ». Le poids du système et les mentalités imprégnées par de telles pratiques menacent d'amener à l'approfondissement de ces travers, surtout avec cette prochaine «danse des milliards » qu'on annonce. Attention ! Les glissements sont tellement faciles! Les lunettes du pouvoir ont la vertu de changer les réalités. Apparaît alors clairement le divorce entre les belles paroles et le vécu des populations. Les petites difficultés ignorées, se ti bouton ki mennen maleng, les réalités complexes et même explosives sous-estimées, peuvent amener à des situations sans retour. La tâche primordiale de l'indispensable construction des bases de l'institutionnalité peut à tout moment devenir un leurre. Les élections, qui doivent ouvrir la porte à la légitimité et la régularisation de la vie républicaine, peuvent être compromises par l'illusion perpétuelle ou les velléités de continuer avec les pratiques de mises en place de fraude bien préparées d'antan. Pire, ces conceptions et attitudes, intériorisées au niveau de l'Etat, innervent aussi la société dans son ensemble. Il suffit d'ailleurs de rappeler le manque de confiance dans nos capacités et la tendance à appuyer nos destins exclusivement sur l'étranger, pour mesurer le risque qui nous guette de rater la possibilité d'un appui solidaire fructueux. Les vieux démons du passé, nourris par la dictature de longue durée Duvalier/Lavalas, doivent être combattus sans pitié, sans laxisme. Haïti existe, et le peuple haïtien têtu rêve et lutte. Il cherche et lutte. Le désir de changement le tenaille. A ce tournant d'aujourd'hui, la bataille se livre entre l'archaïsme et le modernisme, l'autoritarisme et la participation, le populisme et la démocratie, la misère et le sous-développement, l'inclusion et l'exclusion. Cette période, grosse de toutes les potentialités, peut cependant, si on n'y prend garde, déboucher à tout moment sur un nouvel échec. L'éthique, la solidarité, le civisme, la recherche innovatrice et la compréhension du contenu de notre époque constituent des leviers indispensables pour l'accouchement d'une autre société, point de départ de la réalisation d'un rêve deux fois séculaire. EDITORIAL
RENCONTRE No 19 , Août 2004 Revue Haïtienne de Société et de Culture du CRESFED
https://www.alainet.org/fr/articulo/110363

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