La fragile gouvernabilité
12/04/2005
- Opinión
Les gouvernements latino-américains sont assis sur une poudrière. Au-delà de l’apparente stabilité, et même de l’image de force que certains transmettent, l’impression est qu’il suffirait d’un petit coup pour commencer la descente vers la déstabilisation, et glisser tout droit vers l’abîme. Le cas argentin, malgré le canje réussi de la dette externe [1] et l’appui populaire notoire dont jouit Nestor Kirchner, qui oscille entre 60 et 70%, est peut-être le plus symptomatique.
Début mars, on a appris qu’en Argentine, l’inflation accumulée en janvier et février avait été de 2,4 %, ce qui pourrait faire passer le taux annuel au-dessus de 10%. Mais le « panier de la ménagère » a cru du double : 5%. L’inflation de ces deux mois a généré 188 mille nouveaux pauvres. D’après Equis, entreprise de consultants, si la tendance se maintient tout au long de l’année, il y aura 2,4 millions de nouveaux pauvres qui viendront rejoindre les 15 millions déjà existants, qui représentent 40% de la population, l’indice le plus bas depuis la débâcle de 2001. Mais les chiffres peuvent être trompeurs. Presque 10% de la population est tout juste au-dessus du seuil de pauvreté, et une augmentation même minime des prix la ferait replonger dans la misère.
Si la tendance actuelle se maintient dans l’augmentation des prix, indique Artemio López, d’Equis, « on inaugurera un cinquième cycle d’appauvrissement qui, à la différence des cycles antérieurs, combinerait un taux de chômage stable avec un tassement des salaires, situation qui se matérialiserait par une détérioration des revenus des ménages, et en particulier du panier de la ménagère » (Clarin, 5 mars 2005). En résumé, si le gouvernement Kirchner ne parvient pas à freiner sec l’inflation, il peut s’ouvrir, à court terme, une situation de crise sociale semblable à celle qui a conduit aux explosions du 19 et du 20 décembre 2001 [2]. Sauf qu’aujourd’hui l’incendie serait beaucoup plus dévastateur, puisque les coupe-feu - en particulier la contention politico-sociale qui est la spécialité du péronisme [3] - présentent des fissures qui les rendraient presque inutilisables en situations d’urgence. Deux données illustrent la lame de fond sociale : le chômage dans la ceinture de Buenos Aires grimpe jusqu’à 15%, sans compter les chômeurs qui perçoivent des aides, et le fait que la moitié des Argentins qui travaillent le font « au noir », sans prestations sociales, et avec un salaire de la moitié de ceux qui ont un emploi formel. Et tout ça alors que l’économie connaît une croissance annuelle de 9% depuis 2003.
Face à ce panorama, certainement explosif, la réaction du président Kirchner appelant le 10 mars au boycott des entreprises pétrolières Shell et Esso pour avoir augmenté le prix des combustibles de seulement 3% ne doit pas nous surprendre. Il est plus facile de rendre coupable de l’inflation - et par conséquent de la pauvreté - une multinationale du pétrole que la boutique du coin. En mars, le gouvernement a impulsé des accords avec les chefs d’entreprises de divers secteurs de l’alimentation pour contenir les hausses des prix. Une mesure difficile à mettre en œuvre mais urgente et indispensable pour maintenir la gouvernabilité. La deuxième priorité est de maintenir la compression des salaires, ce qui provoque des fissures entre le gouvernement et les syndicats, et même à l’intérieur du gouvernement.
Mais ce qui précède n’est qu’une petite bruine par rapport à la tempête qui s’approche. L’Argentine fait face à 34 plaintes au sein du Ciadi (Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements), domaine judiciaire dépendant de la Banque mondiale, ce qui représente 43% de toutes les actions légales présentées par des entreprises multinationales dans le monde. Toutes se présentent selon le même scénario : plaintes contre l’Etat argentin pour la chute de leurs revenus suite à la dévaluation de janvier 2002 ; et le gel des prix qui s’en est suivi. Gas Natural Ban, filiale de l’entreprise espagnole Repsol, semble avoir ouvert le chemin de ses paires : elle a accepté de retirer sa plainte au Ciadi en échange de l’autorisation du ministère de l’Economie d’augmenter de 15% le prix du gaz pour les utilisateurs industriels. Dans les prochains mois, l’électricité et le gaz devraient augmenter entre 20 et 30% si le gouvernement respecte les accords signés avec les entreprises privatisées [4]. Dans tous les cas, la Casa Rosada [palais présidentiel] fera de gros efforts pour laisser en dehors de ces augmentations les consommateurs domestiques, sachant que la population ne tolérera pas une escalade qui fasse flancher à nouveau ses revenus.
L’actuel gouvernement argentin - fils indirect de la rébellion de décembre 2001 - fait une lecture correcte de la réalité. Même si le mouvement social vit un profond reflux et même s’il est fragmenté, il y a des choses qui ne pourront pas revenir en arrière. En Argentine s’est installée une nouvelle conscience qui dépasse l’ancienne des droits : en lieu de l’exigence à l’Etat, contre la paix sociale, les mouvements sont parvenus à une sorte de pouvoir de veto, grâce auquel aucun pouvoir - que ce soit les gouvernements, les multinationales ou les corps de métiers tels que les forces armées ou la police - ne peut dépasser certaines limites sans mettre en jeu la gouvernabilité.
Ce pouvoir de veto consiste dans une grande mesure en un nouveau tapis social tissé avec les fils de l’estime de soi, qui prend forme depuis la moitié des années 90. L’organisation sociale et politique des exclus - piqueteros [5] et cartoneros [6] jeunes et femmes - n’est pas une fleur d’un jour, ni ne concerne uniquement les exclus. Dorénavant, il faudra compter avec ce nouveau sujet. A peine Kirchner avait-il appelé au boycott que des centaines de piqueteros occupaient les stations services de Shell et Esso, provocant pour eux des pertes qui se chiffrent en millions. Et ils ont bloqué par moments les usines de production de ces entreprises pétrolières. A chaque situation de crise ou de virage politique, les nouveaux sujets ont joué leur rôle, laissant leur empreinte à chaque conjoncture. La droite argentine a comparé Kirchner avec Hugo Chávez, l’accusant de multiplier les sources de conflit, ce qui démontre, une fois encore, que la droite est aveugle. Quelqu’un peut-il imaginer jusqu’où pourrait mener une nouvelle explosion sociale, avec ce nouveau mouvement social et politique en scène ? L’équipe de Kirchner semble en avoir l’intuition.
NOTES:
[1] Lors de la terrible crise qui secoua le pays en décembre 2001, le gouvernement argentin avait déclaré un moratoire sur sa dette privée. Ce moratoire a pris fin en ce mois de mars suite à une opération d’échange de bons (« canje ») avec les créanciers privés du pays, qui ont adhéré à plus de 76% à l’offre d’échange des autorités argentines. Selon l’AFP, « en prenant en compte les intérêts échus et non payés, la dette totale en défaut atteignait 102 milliards de dollars. Les investisseurs ont donc du renoncer à 65,6% de leur dû. Le montant de la nouvelle dette qui sera émise par l’Argentine à partir du 1er avril atteindra 35,261 milliards de dollars.” (ndlr)
[2] Insurrection populaire connue sous le nom d’Argentinazo. Voir : www.risal.collectifs.net/mot.php3?i...
[3] Nestor Kirchner est membre du Parti justicialiste, le parti « péroniste. (ndlr)
[4] En Argentine, les privatizadas sont les entreprises publiques qui ont été privatisées au cours de la décennie précédente et qui sot maintenant entre les mains de transnationales étrangères.(ndlr)
[5] Les piqueteros (du terme "piquete") sont des travailleurs sans emploi qui se sont organisés pour la satisfaction de leurs revendications. Le blocage de routes est une de leurs principales méthodes d’action. (ndlr)
[6] Hommes, femmes et enfants, individus ou familles entières, qui font les poubelles des grandes villes, à Buenos Aires ou ailleurs, et ramassent les cartons pour les revendre et les recycler. (ndlr)
Traduction : Isabelle Dos Reis & Frédéric Lévêque, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).
https://www.alainet.org/fr/active/8010
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