Gouvernance occulte, gouvernance inculte, gouvernance superficielle (3e partie)
08/06/2014
- Opinión
Dans les deux articles précédents, nous avons abordé les questions de la gouvernance occulte et de la gouvernance inculte. Aujourd’hui, nous abordons celle de la question de la gouvernance superficielle. Cette gouvernance qui découle des deux premiers reflète parfaitement l’état d’entité chaotique ingouvernable qu’est devenue Haïti aux mains d’une « élite moralement répugnante » (EMR), comme le dénomment les diplomates américains en Haïti soucieux de se démarquer du monstre de Frankenstein qu’ils ont eux-mêmes créé en premier lieu.
Quand Martelly se considère lui-même une charogne
Les bricolages orchestrés lors de la réunion à l’hôtel El Rancho sont la preuve la plus patente de cette superficialité de la gouvernance en Haïti. Les témoignages de Ginette Chérubin [1] et de Ricardo Seitenfus [2] fournissent bien des preuves sur l’opération électorale de haute sorcellerie d’où est sorti le gouvernement Tèt Kale. Qui est sans vision, sans pensée et sans élan sinon celui de revenir à la source duvaliériste. Les maîtres du monde ont imposé à Haïti ce qui, à leurs yeux, représente le mieux pour sa gouvernance. Un chanteur dévoyé qui a lancé au visage des Haïtiens un album intitulé 100% Kaka en 1999, puis un autre intitulé 200% Kaka en 2001 et enfin un troisième intitulé 400% Kaka en 2002. Un choix qui pourtant ne saurait laisser à l’aise aucun Haïtien ayant un minimum de décence. Mais le statu quo crie gare à ceux qui ne refusent pas de baisser la tête et de se soumettre.
Nous disions en octobre 2012 que la politique de la scatologie de Martelly ne pouvait conduire Haïti nulle part.
« Le président Martelly ne lésine pas pour évoquer des références scatologiques dans son parler. Il nous met le nez là-dedans à 100%, puis à 200% et enfin à 400%. Il nous roule dedans en riant à gorge déployée. Il peut être même un peu dingue dans la raillerie. Et ce faisant, il s’y prend souvent avec humour. Est-il complice de son sosie Sweet Micky ? On sait comment ce dernier, voyant arriver sa mère à un bal qu’il animait, s’exclame au micro pour l’accueillir : " Manman charony-nan fèk rive ". Devant l’étonnement du public, il calme le jeu par une pirouette géniale qui renvoie l’insulte à lui-même en disant : " charony-nan se mwen wi ! ". En arriver à se considérer comme une charogne et à une telle situation d’auto-dérision dans l’excentricité, il faut le faire ! Pour le président Martelly, la vie politique est une blague, une gigantesque farce puisqu’il a pu être " élu " président ! Et il le dit à qui veut l’entendre, délaissant cette fois le registre de l’ironie pour embrasser celui de la révolte décadente refusant toute rupture avec la politique erronée de sous-traitance industrielle sur les terres agricoles [3]. »
L’heure de la politique du bien commun a sonné
Le gouvernement Tèt Kale continue la politique économique désastreuse de l’industrie d’assemblage. Comme l’expliquait en 1985, l’agronome et ancien premier ministre Jean-Jacques Honorat, « en bref, l’assemblage a en 10 ans produit 300 millionnaires à Port-au-Prince, 500.000 parias dans les faubourgs de cette ville et 750.000 boat-people s’échappant de tous les points détruits de la périphérie paysanne [4]. » La continuation de cette politique a ruiné l’économie haïtienne en enrichissant quelques entrepreneurs. On ne saurait leur en vouloir pour leur richesse. Mais, en même temps, l’État ne peut pas être inféodé à eux car leur politique de sous-traitance est insuffisante, voire perverse, pour la société en général. Surtout quand ils ne se soucient pas d’avoir un bon hôpital pour leur propre santé, qu’ils n’ont pas un centre-ville reflétant un minimum d’urbanisme ou encore une salle de spectacle digne de ce nom. Au point qu’ils doivent par exemple louer un avion pour aller à Santo Domingo écouter Charles Aznavour. Ce qui fait que les diplomates américains les qualifient d’être une « élite moralement répugnante » (EMR).
L’ancrage de l’économie nationale doit être ailleurs. L’heure de la politique du bien commun a sonné. Une politique qui demande une économie du bien commun comme l’ont voulu les penseurs qui, d’Aristote à John Rawls, reconnaissent le rôle des valeurs telles que « confiance, estime mutuelle, solidarité et partage » dans le façonnement de ce que Christian Felber nomme l’économie citoyenne [5]. La transformation sociale l’exige, comme le montrent les courants alternatifs. Conscients que l’humanité va vers la catastrophe avec le capitalisme et le socialisme réel, Felbert écrit « Avec l’économie citoyenne, personne ne disposera plus d’une richesse et d’un pouvoir aussi disproportionnés qu’aujourd’hui. Mais la richesse matérielle, pouvant aller jusqu’au luxe, sera toujours possible. Cela apportera un surcroit d’égalités des chances, de qualités de vie et de démocratie : une situation "gagnant-gagnant" pour l’ensemble de la société [6]. »
Le modèle qui fait de la sous-traitance le secteur de pointe de l’économie haïtienne est rétrograde. C’est un mauvais chemin qui ne mène nulle part. Il importe d’engager un débat national là-dessus, en donnant la parole aux penseurs critiques pour qu’ils puissent s’exprimer sans le souci de représailles des puissants. Sans perdre leur vie comme ce fut le cas pour Gasner Raymond, Jean Dominique, Brignol Lindor, Jacques Roche, François Latour, et tant d’autres assassinés parce qu’ils disaient la vérité. Sans crainte de subir le même sort réservé à ceux qui osaient critiquer l’immoralité du Pape Jean XII. Un bordélique nommé Pape à l’âge de 16 ans, né de la relation incestueuse de son père également Pape nommé Serge III, et qui fut l’amant de Marozie, sa propre mère [7]. Autant d’éléments précédant les scandales du fameux Pape Borgia mais qui ont forgé la respectabilité de la papauté et qui expliquent que des ignorants carabinés se prosternent devant ses représentants aujourd’hui !
En Haïti, les nouveaux venus dans la mare, en se réclamant de la protection des troupes armées de la MINUSTAH, ont vite fait d’utiliser les pratiques maléfiques utilisées par le gouvernement sanguinaire de Duvalier. En effet, ce dernier n’avait-il pas organisé le 14 juin 1964 un référendum populaire dont les résultats furent 3.000.000 de OUI et 3234 NON ! ! ! Ce référendum populaire légitimait la proclamation par la Chambre des députés, totalement duvaliérisée, de sa nomination à la Présidence à Vie de la République d’Haïti le 25 mai 1964.Il a été fidèlement suivi par un René Préval qui n’a pas organisé les élections au moment où elles devaient avoir lieu afin de gouverner par décret, en monarque absolu. Le gouvernement Martelly a simplement suivi dans l’imitation des mauvaises choses. Dans leur reproduction.
Les artifices sont multiples
Avec des astuces dignes d’escrocs de haut vol, la réunion à l’hôtel-casino El Rancho a été convoquée à la va-vite à la fin du mois de janvier 2014, plus précisément le 25 janvier. La presse déclarait en grande pompe que 53 partis politiques, puis 48 partis politiques y participaient. La méthode était simple. L’opinion publique a été éblouie par le nombre de ces particules dont certains venaient d’on ne sait quelle galaxie. La notoriété du cardinal Chibly Langlois a été utilisée pour mettre en orbite cette nouvelle forme d’escroquerie avec des partis politiques foireux. On ne sait de qui est cette invention de partis politiques aux appellations aussi rocambolesques qu’on a entendu lors de cette rencontre à l’hôtel El Rancho.
Des partis politiques sérieux tels que la Fusion et Fanmi Lavalas désespérés ou pris à la gorge devant l’échec national ont failli se faire prendre comme des naïfs. Ils se sont échappés à temps non sans perdre quelques plumes. Les organisateurs de l’arnaque ont même attiré l’OPL qui s’est laissé prendre comme un pigeon afin de trouver une tribune pour sa propre marchandise. Résultat des courses : le marché de dupes a été conclu et signé par quatre personnalités. Le président Martelly et le président de la Chambre des députés pour l’extrême droite du pouvoir, le Cardinal Langlois pour son rôle de prestidigitateur et Sauveur Pierre Étienne pour légitimer les 48 partis politiques devenus 23 partis politiques dans la deuxième phase de ces discussions.
Les dés étaient pipés dès le départ. Les partis politiques ne s’affirment pas comme tels du jour au lendemain. Ce sont des associations qui veulent faire société dans un monde qui ne fait plus société en prônant l’individualisme à tout prix. Nous ne parlons pas de petits ou de grands partis mais plutôt de vrais et de faux partis. C’est une question de responsabilité. Comment a-t-on pu avoir 53, puis 48, puis 23 partis politiques alors qu’aux élections législatives de novembre 2010, le Conseil Électoral Provisoire n’avait recensé que 16 partis politiques. Dont plus de la moitié n’avaient pas obtenus 10000 votes au premier tour des élections présidentielles et n’avaient pas quatre députés au Parlement. Comment peut-on appeler à de la transparence pour redresser la barque nationale qui coule quand l’arbitraire est au seuil des débats et que le faux prime sur le vrai ?
La messe noire d’El Rancho
Le journaliste Lemoine Bonneau dans Le Nouvelliste du 14 février 2014 avait soulevé le voile de la tricherie en écrivant : « Si la plupart des observateurs étaient sceptiques face à 53 partis politiques, toutes tendances confondues, présents dans le dialogue, le cardinal, de son côté, était optimiste quant à un dénouement heureux entre ces différents secteurs. Qu’il s’agisse des observateurs de la société civile, des parlementaires ou des membres de la presse, la présence des représentants de 53 partis et regroupements de partis politiques à l’hôtel El Rancho a suscité beaucoup d’interrogations. » Les rouages mensongers de la supercherie sont évidents. La prise de conscience de la mascarade chemine. Avec les effets qui se ressentent particulièrement au Sénat où un groupe de démocrates refuse d’entériner la forfaiture.
La farce grotesque a été dénoncée par tous les démocrates. Même par ceux qui, ne sachant où donner de la tête, ont pensé faire entendre raison à des abrutis. L’alchimie a révélé sa vraie nature et c’est sur les corps des prisonniers politiques tels que les frères Florestal que la messe noire a été dite par les « bandits légaux ». Certains ont perdu leur avance et fait marche arrière quand ils se sont rendu compte du mécanisme de tromperie mis en place. D’autres ont mis du temps pour comprendre qu’ils ont été escroqués et se sentent honteux. Mais, en général, les vrais partisans de la démocratie n’ont pas voulu être mangés à la sauce de l’astuce du « dialogue » improvisé. Ils ont refusé d’avaliser un ramassis d’individus collectés sur mesure et présentés comme constituant la majorité des partis politiques.
Pauvre Cardinal Langlois ! Il a raté son entrée en scène en participant à la célébration de la messe noire organisée à El Rancho. Messe noire imposée par la communauté internationale avec une parodie de débats démocratiques ressemblant étrangement à des rites sataniques !!! Des élections honnêtes ne sont pas possibles quand l’intégrité n’existe pas au niveau des partis politiques qui sont les premiers concernés. C’est une aberration que d’imaginer arriver à une solution sociale en déresponsabilisant la société. Il faut un minimum d’éthique, de responsabilité, mais surtout de morale, pour sortir de la crise sociopolitique haïtienne. L’ éthique du « banditisme légal » de quelques individus ne peut pas être la moralede toute une société, surtout si on veut passer de l’ éthique du « souci de soi » à la moraledu « souci des autres ». Quand les valeurs rétrogrades de la tromperie et du mensonge sont agitées dans des excès clairement visibles, comme ce fut le cas à l’hôtel El Rancho, on ne saurait trouver de solutions durables en acceptant de dialoguer avec des bandits sans foi ni loi. Le déni de la dimension morale des projets politiques en Haïti a une trop longue histoire pour qu’on continue à la perpétuer.
L’addiction au plaisir
Le mécanisme employé par les partisans de l’escroquerie n’a pas empêché de découvrir le pot aux roses. Des mystifications en cascade truffés de subtiles astuces. Le premier actea été d’accepter de s’asseoir avec 53, puis 48 partis, et enfin 23 dont plus des trois-quarts ne représentaient que l’individu qui prétendait parler au nom de leurs militants. Les organisateurs de la mystification d’El Rancho se sont sentis « très sûrs d’eux » avec les vrais partis qui ont accepté de s’asseoir avec des faux partis. Ce montage n’est en réalité que de la poudre aux yeux de la population. Le deuxième acteest le sceau du cardinal Langlois qui confère à cette forfaiture tout le sérieux voulu en s’efforçant de donner une cohérence à un désordre apparent. En s’entêtant à nourrir l’illusion Tèt Kale, le cardinal Langlois encourage le peuple haïtien à courir vers la catastrophe.
Le troisième acteest l’orchestration des rabatteurs de la communauté internationale avec les déclarations du Département d’État et d’autres organismes bilatéraux et multilatéraux qui referment le piège à double tour. Tambour battant. Ils ont gagné une manche mais n’ont pas triomphé. Tout le jeu réside dans l’impression. Dans le bling bling pour faire oublier la répression et les enlèvements que son gouvernement donne à voir. Le président Tèt Kale sait bien faire cela : le spectacle. Il répond toujours présent devant la caméra. Son fort est de pérorer avec un art consommé de la superficialité. Son savoir-faire est la gouvernance superficielle pratiquée pour installer le peuple haïtien dans l’addiction au plaisir. Tout comme il suggère pour qui voter, il promet des lendemains ludiques et hédonistes.
Mais le quatrième acteest que le piège finit toujours par se refermer sur ceux qui l’ont construit. Le refus de certains partis politiques de participer à la mascarade d’El Rancho et les manifestations de rues de tous ceux et celles qui refusent de retourner à l’ancien régime ont débusqué le complot orchestré par le pouvoir qui veut brouiller les cartes. En démontrant leur capacité d’indignation, ils résistent malgré la répression dont leurs dirigeants sont victimes. En refusant de jouer le jeu du système occulte, inculte et superficiel, ils refusent de se laisser séduire par les sirènes du pouvoir et reprennent en chœur les mots du Pape Jean Paul II en Haïti en 1983 : « les choses doivent changer ».
(à suivre)
…………
- Leslie Péan est économiste, écrivain
En prévision de la Conférence organisée par C3 ÉDITIONS le 18 juin 2014 sur « Gouvernance et développement économique », Leslie Péan publie une série de quatre articles
[1] Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête, P-au-P, Presses de l’Université d’État d’Haïti, 2014.
[2] Dan Beeton and Georgianne Nienaber, « Haïti’s Doctored Elections, Seen from the Inside : An Interview with Ricardo Seitenfus », Dissent, February 24, 2014.
[3] Leslie Péan, « La danse des quidams », AlterPresse, 23 octobre 2012.
[4] Jean-Jacques Honorat, Haïti : l’Échec – Économie et politique d’un pays mis en lambeaux, P-au-P, Le Natal, 1991, p. 234.
[5] Christian Felber, L’Economie citoyenne — Un nouveau mouvement a vu le jour, Paris, Actes Sud, 2011, p. 13.
[6] Ibid, p. 14.
[7] George L. Williams, Papal Genealogy : The Families and Descendants of the Popes, North Carolina, Mc Farland, 2004, p. 212.
Source: AlterPresse, lundi 9 juin 2014
https://www.alainet.org/fr/active/74621?language=es
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