Chili : Le gouvernement Bachelet, le néolibéralisme et les alternatives critiques. Analyses et entretiens «en bas», à gauche

24/04/2014
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Depuis des mois, l’affaire semblait entendue: Michelle Bachelet serait la prochaine présidente de la République, initiant ainsi un second mandat après quatre années du gouvernement de Sebastián Piñera, entrepreneur multimillionnaire, regroupant derrière lui droite libérale et ex-partisans du dictateur Pinochet au sein de l’Alliance pour le Chili. Face à Evelyn Matthei (droite – 37,8% des voix), la socialiste Michelle Bachelet a obtenu, en décembre dernier, plus de 62,2% des voix [1] et elle est ainsi depuis mars 2014 la nouvelle présidente du pays. Cette nette victoire électorale a validé les résultats des primaires et du premier tour, pour celle qui était annoncée par tous les sondages comme la dirigeante la plus populaire de ce nouveau cycle politique institutionnel. De plus, les élections parlementaires lui ont offert une confortable majorité au sein des deux chambres du congrès, bien que limitée en partie par le système des majorités qualifiées, hérité de la Dictature et de la Constitution autoritaire de 1980, toujours en place, à plus de 20 ans de la sortie du régime militaire…
 
Social-libéralisme, abstention massive et intégration du PC
 
Alors que la droite était au pouvoir depuis 2010, la campagne de Matthei a été un large fiasco. Après plusieurs erreurs de «castings» dans la sélection des candidats, c’est finalement cette ex-ministre de Piñera, fille d’un général de la dictature, qui a déployé jusqu’à la lie un discours catholique ultraconservateur. En face, Bachelet, dotée d’un budget de campagne démesuré et du large soutien d’une fraction active des classes dominantes, est revenue des Etats-Unis (où elle dirigeait «ONU Femmes»), avec une popularité incontestée. Gommant au passage le fait qu’elle est le plus pur produit de l’ex-Concertation, coalition de sociaux-libéraux et démocrates-chrétiens qui a dominé la vie politique pendant 20 ans (1990-2010) et approfondit le modèle néolibéral forgé en dictature (1973-1989). Les communistes ont pourtant choisi d’intégrer la coalition, rebaptisée «Nouvelle Majorité» pour l’occasion, estimant que la conjoncture permettrait des avancées progressistes réelles : ils ont ainsi appelé à voter, dès le premier tour, pour M. Bachelet. Ils ont ainsi pu bénéficier de circonscriptions leur permettant de doubler le nombre de leurs députés (avec 6 sièges de députés désormais). Parmi ceux-ci, l’ex-dirigeante des jeunesses communistes, Karol Cariola ou encore la leader étudiante, internationalement connue, Camila Vallejo.
 
M. Bachelet avec les députées du PC (Camilla Vallejo à droite)
 
M. Bachelet avec les députées du PC (Camila Vallejo à droite)
 
Cependant cette intégration se fait au prix fort: le parti redore le blason du personnel politique de l’ex-Concertation, jusque-là dénoncée par le PC comme un instrument du capitalisme et de coalition de classe. Et si la direction communiste, à commencer par le député et président du parti Guillermo Teillier, dresse dans les médias un portrait dithyrambique de Bachelet et du nouveau gouvernement, nombreux sont les militant·e·s communistes et cadres locaux sincères, qui manifestent – pour l’instant dans le privé – leurs doutes et mécontentement sur une orientation jugée électoraliste. Le PC devient de la sorte un faire-valoir de gauche du nouveau gouvernement, particulièrement au sein des syndicats (la Centrale Unitaire des Travailleurs, CUT, est dirigée par Bárbara Figueroa, membre du comité central du PC) et parmi certains espaces du mouvement étudiant.
 
Néanmoins, si l’on analyse les dernières élections, il semble bien que la majorité des classes populaires ne se sente pas tout à fait représentée par la «Nouvelle majorité» et, plus fondamentalement, par la classe politique et un système institutionnel façonné en dictature. Sur les quelque 13 millions d’électeurs, et alors qu’une récente modification électorale a aboli le vote obligatoire, moins de 50% se sont déplacés aux urnes: un record historique. Si certains secteurs militants et intellectuels ont appelé consciemment à la «grève électorale», c’est surtout l’apathie et le désenchantement qui dominent encore, dans une société marquée par l’atomisation néolibérale et l’hyper-endettement généralisé.
 
C’est également ce que confirme le résultat –marginal – des candidatures à gauche. Sur les neuf candidats, deux ont tenté de mettre en avant un discours anti-néolibéral, revendiquant un programme de rupture avec le consensus établi. Marcel Claude, économiste présenté par le Parti Humaniste, proche des organisations étudiantes et soutenu par un mouvement appelé «Todos a la Moneda», a su regrouper – fait notable – plusieurs petits collectifs issus de l’extrême-gauche (toujours très fragmentée, voire groupusculaire). Il n’a finalement obtenu que 180’000 voix (2,8%), malgré une première percée médiatique réussie [2]. Quant à Roxana Miranda, du Parti Egalité, elle a incarné l’irruption d’une femme combative et décidée, issu des classes populaires et des quartiers pauvres. Mais son discours de rage et dignité, ancré dans le mouvement des pobladores (les «pauvres de la ville»), n’a pas percé (1,2%).
 
Aucun de ces deux mouvements ne revendiquait ouvertement le socialisme, mais s’appuyait malgré tout sur des revendications transitoires dont l’application aurait signifié rupture avec le néolibéralisme, un affrontement avec les secteurs dominants et aurait nécessité des mobilisations sociales de grande envergure. Pour certains collectifs et militants issus de la gauche radicale (minoritaires), la seule issue restait pourtant le boycott électoral et l’appel à la mobilisation, alors que la conjoncture électorale ne permettait pas une présence anticapitaliste de masse. Dans leur perspective, la «réorganisation d’un bloc révolutionnaire» ne peut passer à court terme par un «rituel électoral» encore inséré dans le moule institutionnel issu de la dictature: la priorité resterait donc la réorganisation des classes populaires et la politisation de la question sociale [3].
 
Vers un transformisme progressiste néolibéral ?
 
A un mois de la mise en place du gouvernement, l’administration Bachelet semble confirmer qu’elle va continuer à tenir compte, en partie, de l’irruption des thématiques imposées par le mouvement social au cours des deux dernières années, et en particulier par les luttes étudiantes. Une intelligence de la situation qui lui a bien réussi sur le plan électoral. Ainsi est apparu dans son programme : la promesse du retour «graduel» à la gratuité dans les universités (publiques comme mais aussi privées, les plus nombreuses) subventionnées par l’Etat ; une réforme fiscale d’environ 3% du PIB ; la réforme de la constitution de 1980, mais sans s’engager clairement en faveur d’une assemblée constituante) ; la création d’une caisse de retraite étatique ou encore le droit à une union civile pour les couples homosexuels. Une manière aussi d’anticiper de futures mobilisations : à tel point que des figures du patronat local et du capital financier ont applaudi [4]. A 40 ans du coup d’Etat, «tout changer, pour ne rien changer»? Pas exactement : il faut en tout cas éviter une lecture binaire de la situation, du type: «Bachelet, c’est la continuité des gouvernements antérieurs» contre «Bachelet incarne la gauche et de grands changements structurels». En fait, un nouveau cycle politique s’est ouvert, fruit de la réactivation des mouvements sociaux et des mobilisations de celles et ceux «d’en bas», mais aussi de fractions intermédiaires de la société et de la jeunesse. Conscients de ces modifications des rapports de forces, les artisans du «bacheletisme» (à commencer par le ministre Alberto Arenas) ont pour projet un néolibéralisme réformé et «corrigé», une reconfiguration social-libérale par le haut, que l’on pourrait nommer, en termes gramsciens, un processus de «transformisme progressiste néolibéral» (en allusion aux travaux du sociologue chilien Tomás Moulian).
 
Comme nous le notions récemment dans la revue Punto Final: «Le programme de Bachelet omet, ou plutôt rejette, les transformations profondes, le changement de modèle et se concentre sur des «modernisations» de la fiscalité, l’éducation et les institutions. La promesse du passage graduel et en six ans (donc au-delà du mandat) à l’éducation gratuite – via des financements de l’Etat pour le secteur public, mais aussi pour le privé – est la plus ambitieuse, dans un pays où la marchandisation de l’éducation est l’une des plus avancée du monde. Il y a parallèlement des omissions notables et calculées, comme le traitement des investissements étrangers qui reçoit explicitement des garanties dans le texte du programme; et le silence à propos des concessions de mines de cuivre aux entreprises transnationales, question primordiale puisque ce pays concentre le plus grand gisement de la planète. Aucune allusion non plus aux dépenses militaires, ni à la nécessaire redéfinition du rôle des forces armées. Aucune position claire à propos de l’organisation d’une assemblée constituante pour mettre fin – plus de vingt-trois ans après son édification – à la Constitution illégitime de 1980, rien non plus de fondamental sur une réforme profonde de la législation du travail (la constitution, comme le code du travail, a été rédigée pendant la dictature). Par contre, le programme soutient explicitement l’Alliance du Pacifique avec le Pérou, la Colombie, le Mexique et le soutien des Etats-Unis (tout en précisant que cette alliance n’exclut pas forcément d’autres accords régionaux). Il s’agit là pourtant de l’un des axes géostratégiques de la politique états-unienne vis-à-vis du continent, qui vise aussi à trouver une harmonisation possible avec le Partenariat transpacifique, en vue d’isoler la Chine et la Russie» [5]. Comme le déclarait Evo Morales – le président bolivien – au lendemain de l’élection présidentielle chilienne: si Bachelet était réellement «socialiste», nom porté par son parti, il lui faudrait retirer immédiatement le Chili de l’Alliance du Pacifique, afin d’adhérer à l’Alba et au système d’intégration bolivarien.
 
Quoi qu’il en soit, rien ne garantit pour l’instant que la «Nouvelle majorité» soit capable de «domestiquer» et canaliser la rue. Des gestes ont été faits en ce sens par la Nouvelle Majorité, dès son arrivée au pouvoir : abrogation de la « loi Mosanto » sur les graines transgéniques, discours symbolique du préfet en pays Mapuche demandant pardon, au nom de l’Etat, pour la spoliation des terres indigènes ou mesures de précautions sur certains mégaprojets hydroélectriques très contestés. Le ministre de l’Education, Nicolás Eyzaguirre, chargé de la réforme phare du gouvernement, et ancien directeur pour l’hémisphère occidental du Fonds monétaire international (sic), a aussi cherché à donner des gages de bonne volonté et consulté à plusieurs reprises les organisations étudiantes. Néanmoins, ces dernières ont souligné les insuffisances et ambiguïtés du projet de l’exécutif et appellent à la première grande mobilisation de ce mandat, pour fin avril (elle fera suite à la marche «de toutes les marches» du 22 mars). Même chose pour l’assemblée constituante : de nombreux collectifs citoyens ont repris leur travail de mobilisation et si plusieurs députés de la Nouvelle Majorité, ainsi que le Parti communiste, ont redit qu’ils y étaient favorables, la réforme institutionnelle «à portes fermées» et au parlement, est toujours défendue par la Démocratie-Chrétienne et les «poids lourds» de l’ex-Concertation. Quant à la réforme fiscale, tant attendue : elle est bien en cours de discussion au parlement, mais elle sera revue à la baisse et mise en place graduellement pour atteindre un niveau de fiscalité globale d’un maximum de 22% du PIB d’ici 2018 (!), soit un niveau qui reste extrêmement bas en comparaison avec des pays de même niveau de développement. De plus, si l’imposition sur les grandes entreprises passe de 20 à 25%, elle est accompagnée d’une surprenante baisse de 5 points du niveau de contribution pour les plus riches (le taux maximum d’imposition individuelle passant de 40 à 35% pour les hauts revenus). Manière de calmer les aigreurs du grand patronat… Toute idée de royalties, même minimes, sur les multinationales minières a été balayée par le ministre de l’économie.
 
Pourtant, il y a urgence. Derrière les lambris et la façade étincelante du « jaguar » chilien, on trouve des inégalités sociales abyssales et 50% des salarié·e·s du pays qui gagnent moins de 300 euros par mois [6]. Les années précédentes ont été celles de grandes mobilisations collectives, mais souvent isolées: luttes massives des étudiants, luttes écologistes et régionalistes, grèves des salarié·e·s de plusieurs secteurs. Les récentes grèves et la combativité des travailleurs portuaires en sont un exemple clair (en particulier dans le Nord du pays). Mais le mouvement syndical est encore très faible, peu représentatif et souvent bureaucratisé, alors que domine encore largement dans la société l’hégémonie culturelle et subjective d’un modèle néolibéral imposé à feu et à sang, et désormais «naturalisé» dans une large mesure. Dans ces conditions, et alors que deux terribles catastrophes (tremblement de terre dans le Nord et vaste incendie dans le port de Valparaiso) viennent à nouveau de dévoiler le vrai visage des immenses inégalités du «modèle» chilien, un troisième tour social peut-il mettre les alternatives à l’ordre du jour? Rien de sûr. Comme le déclarait il y a peu l’historien Sergio Grez: «Il existe effectivement un danger que le gouvernement, et les partis qui le soutiennent, réussissent à dévier une partie de l’énergie sociale au moyen de réformes constitutionnelles qui ne signifient pas un changement profond. Néanmoins, avec le temps, les réformes révéleront leur caractère véritable, car elles ne résoudront pas les problèmes fondamentaux. Si la future Constitution, retouchée dans quelques éléments secondaires, n’établit pas que les ressources stratégiques doivent être aux mains de l’ensemble de la société, si elle ne déclare pas que l’Etat du Chili est plurinational, pluriethnique et pluriculturel, si elle ne garantit pas que l’éducation, la santé publique et la protection sociale sont des droits sociaux qui doivent être garantis par l’Etat, et si les conséquences pratiques de cela ne sont pas tirées, les causes fondamentales des problèmes ne seront pas éliminées. Si la Constitution ne sort pas l’Etat du rôle purement subsidiaire qu’il a depuis quarante ans, alors cela signifierait que ce n’est qu’un maquillage juridique et politique du modèle néolibéral et que, par conséquent, les problèmes sociaux seront toujours là, avec les conséquences que cela entraîne en termes de mécontentement, d’opposition au régime, de mobilisations sociales, d’explosions de colère et de malaise social» [7]
 
* Dossier réalisé, depuis Santiago du Chili, pour la revue Inprecor [8], n° 601-602, janvier 2014, traduit de l’espagnol par Liliane Guardiola, introduction actualisée par l’auteur pour la revue en ligne A l’Encontre.
 
Publié par Alencontre le 18 - avril – 2014
 
https://www.alainet.org/fr/active/73239
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