« Dénationalisation » : Le dilemme de Nesmy Manigat
17/02/2014
- Opinión
Un grand merci à Nesmy Manigat pour les utiles précisions
qu’il a eu la gentillesse de m’acheminer avant la parution de cet article...
qu’il a eu la gentillesse de m’acheminer avant la parution de cet article...
Suite au questionnement légitime de Mme Colette Lespinasse sur la négation des droits humains dans les récentes négociations haïtiano-dominicaines ayant abouti à la Déclaration conjointe de Jimani, l’économiste Nesmy Manigat, membre de la commission bi-partite de négociation et conseiller du premier ministre haïtien, nous livre sa position réelle sur l’affaire dominicaine dans un texte intitulé « Le dilemme dominicain [1] » paru dans Le Nouvelliste du 12 février 2014.
Nous devons l’en remercier.
En lisant son analyse, on pourrait presqu’oublier que Nesmy Manigat est un acteur important dans les négociations bilatérales haïtiano-dominicaines et ceci depuis plusieurs années. L’économiste Nesmy Manigat possède, à son actif, une longue carrière à titre de consultant auprès d’organisations internationales qui fournissent des appuis techniques dans le cadre de projets de développement à différents pays, notamment en Haïti, en République Dominicaine et en Afrique.
La plupart de ces projets sont financés par des bailleurs internationaux, en particulier l’Union Européenne et l’Organisation Aide Action International. Un observatoire d’universités haitiano-dominicaines, au montage duquel il a participé, vient tout juste de remporter un appel d’offre de l’Union Européenne.
Professeur d’université des deux côtés de l’île, membre du Conseil de développement économique et social (Haïti), Nesmy Manigat a joué un rôle clé dans le « don » de l’université de Limonade par la République Dominicaine à Haïti, même s’il aime garder un profil bas. Tout ceci pour dire qu’il connaît très bien le contexte haïtiano-dominicain.
Il est également un grand défenseur d’une « vraie éducation de qualité pour tous », citoyen engagé et fier fils de Ouanaminthe. Crédible et apprécié, Nesmy Manigat est le bon gars à la bonne place. Ne voyez rien de péjoratif : au Québec, cette phrase a une connotation positive qui souligne la compétence de quelqu’un.
Je le verrai presque calife à la place du calife…
Bref, c’est quelqu’un qu’on aime lire et écouter, qui inspire confiance et apporte une certaine crédibilité à un gouvernement haïtien, nettement incompétent pour gérer la crise haïtiano-dominicaine.
Colette Lespinasse, doit-on le rappeler, est une professionnelle hautement compétente bien placée pour opiner sur les questions haïtiano-dominicaines.
Elle fut coordonnatrice du Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (Garr) de 1999 à 2013. Militante crédible des droits humains, elle défend les droits bafoués des Haïtiens vivant en territoire dominicain.
En première ligne de front depuis des années, témoin important des violations multiples des droits des Haïtiens en terre voisine, Mme Lespinasse connait le sujet. Et oui pardieu, elle le connait que trop !
Mme Lespinasse s’inquiète, dans l’article « Le respect des droits humains serait-il troqué au profit des intérêts politiques et économiques ? [2] » publié le 11 février par AlterPresse : « Encore une fois, les problèmes de droits humains, qui sont souvent à l’origine des conflits au niveau de la frontière, et surtout le dossier de l’arrêt de la Cour Constitutionnelle dominicaine, qui a dénationalisé des milliers de personnes d’origine haïtienne et qui avait valu une mobilisation mondiale de dénonciations, ont été mis au rancart. …Les autorités haïtiennes semblent, plutôt, avoir entériné la position dominicaine de préparer une loi de naturalisation pour ces personnes, qu’on a déchues de leur nationalité, sous prétexte qu’elles n’ont jamais été dominicaines. »
Et Nesmy Manigat de rétorquer habilement : « Plus d’un siècle de négligence d’État a abouti à un drame humain, qui menace l’existence de plus de 200,000 Dominicains d’ascendance haïtienne. Les gouvernements haïtien et dominicain ne se sont jamais préoccupés des droits des migrants, ni en situation de travail en République dominicaine ni à leur retour en Haïti. […] C’est ce qui a conduit à la sentence 168-13, qu’Haïti et la communauté internationale ont pour devoir moral de continuer à refuser, sans détour, pour éviter le drame humanitaire et sécuritaire d’une apatridie massive sans précédent dans les Amériques. […] Mais au-delà de l’inacceptable, il est venu aussi le moment de nous demander comment nous en sommes arrivés là ? Haïti a, pendant plus d’un siècle, ignoré et traité en parent pauvre sa diaspora en République Dominicaine. Rien dans les postes frontaliers, jusqu’à tout récemment, comme espace de réception. Partout les travailleurs haïtiens sont vulnérables et ceux qui reviennent en Haïti sont exclus, faute d’un dispositif d’accueil. […] Aujourd’hui, la République Dominicaine met en place un plan de régularisation des étrangers vivant en situation irrégulière sur une période de 18 mois. Ceci risque d’avoir un impact sur la vie de près de 500,000 Haïtiens. Plus que jamais, nous nous devons de garder ouverts les canaux de discussions avec la République Dominicaine pour nous assurer que cela se passe dans les meilleures conditions. C’est là tout le dilemme entre la « colère juste » face à l’inacceptable et le devoir d’assister nos migrants sur place et nos compatriotes qui, pour de multiples raisons, partent en République Dominicaine. […] La fierté nationale passe par un devoir de développement. »
Tout semble bien beau ! Si l’on comprend bien après avoir lu « Le dilemme dominicain », Mme Lespinasse s’inquiète à tort. La déclaration conjointe est là pour en témoigner. Et si les droits humains n’apparaissent pas, en toutes lettres, dans cette déclaration conjointe, le premier ministre et son conseiller s’empressent de nous rassurer à travers différents médias haïtiens.
500 000 Haïtiens en situation illégale ?
Les relations haïtiano-dominicaines font l’objet d’études scientifiques poussées dans les universités nord-américaines.
À l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), le professeur André Corten est mondialement connu pour ses écrits et son ample connaissance de la situation haïtiano-dominicaine. C’est avec intérêt que je l’ai écouté lors de la conférence conjointe, avec le chercheur indépendant, le sociologue Jean-Claude Icart, le mercredi 12 février 2014, conférence intitulée « Retrait de la nationalité aux descendants d’Haïtiens par la cour constitutionnelle dominicaine : effets et impacts politiques » et organisée par le Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL-UQÀM).
Ces deux chercheurs non-partisans nous livrent, avec sérieux, leur propre lecture de la réalité haïtiano-dominicaine, qu’ils étudient depuis fort longtemps. Je rappelle que Jean-Claude Icart, qui a longtemps travaillé sur les phénomènes migratoires, est l’auteur de l’excellent essai sur les boat people haïtiens en Floride « Négriers d’eux-mêmes » (Éditions du CIDIHCA, 1987- un ouvrage qu’il faudrait rééditer).
D’abord, combien sont-ils les Haïtiens en situation illégale en République Dominicaine ?
On estime à environ 500,000 le nombre d’Haïtiens et de gens d’ascendance haïtienne en République Dominicaine, selon le professeur Corten.
Une bonne partie de ces Haïtiens vit en République Dominicaine depuis plus de 20 ou 40 ans ; des milliers d’individus d’ascendance haïtienne sont nés en République Dominicaine.
Tous les Haïtiens en République Dominicaine ne sont pas des illégaux, pensons aux étudiants, aux professionnels qui y travaillent. Les Dominicains d’ascendance haïtienne ne jouissent pas automatiquement de la citoyenneté haïtienne, ils n’ont jamais été des Haïtiens dans le sens strict du droit international sur la nationalité.
Tous les gens sans-papier en République Dominicaine ne sont pas des Haïtiens ni des illégaux, puisque l’État dominicain a également échoué à fournir, à tous les nationaux dominicains, des documents légaux d’identité.
Tous ces niveaux jettent de la confusion et rendent encore plus complexe l’application de l’arrêt 168-13 de la cour constitutionnelle dominicaine.
La réalité est que ni le gouvernement haïtien ni le gouvernement dominicain ne sont en mesure de donner un chiffre exact sur le nombre d’Haïtiens en situation illégale en République Dominicaine et qui feraient, effectivement, l’objet d’une régularisation prochaine.
La porosité frontalière contribue à rendre hors-contrôle le flux de nos compatriotes haïtiens foulant le sol dominicain. De l’autre côté de la frontière, le gouvernement haïtien possède-t-il des statistiques sur le nombre de Dominicains vivant en territoire haïtien légalement et/ou illégalement ?
Et contrairement à la propagande dénigrante, véhiculée par les extrémistes dominicains, les victimes de la décision de la cour constitutionnelle ne sont pas les gens qui vivent dans les bateyes ou dans la précarité. Tout comme en 1937, la majorité des Haïtiens massacrés par la dictature de Trujillo ne furent pas des braceros nous dit le sociologue Jean-Claude Icart.
Les plus touchés, par la décision raciste de la cour constitutionnelle, ce sont des professionnels dominicains à l’échelle de la société, des jeunes étudiants ; à l’instar de Mme Deisy Toussaint, journaliste et ancienne fonctionnaire du gouvernement dominicain-, ou de M. Ruben Sillié Valdez, actuel ambassadeur dominicain en Haïti, qui serait peut-être menacé de dénationalisation, parce que sa famille est originaire de Curaçao et a immigré en République Dominicaine en 1929.
1- Le piège de la régularisation
Selon le professeur Corten, qui revient tout juste d’un séjour sur l’île Kiskeya, la Déclaration de Jimani constitue, tout simplement, la capitulation du gouvernement haïtien devant les intérêts puissants des élites économiques intimement liées des deux côtés de l’île. Une vieille habitude de l’État haïtien, qui méprise, par-dessus tout, sa propre population négroïde.
Le professeur Corten estime que nous ne devons pas compter sur le gouvernement haïtien.
Les oligarchies, des deux côtés de l’île, ont décidé qu’il était temps de fermer ce dossier nuisible pour les affaires. D’ailleurs « l’un des accords entre Quisqueya CEO Summit, regroupant les hommes et femmes d’affaires des deux côtés de l’île, est le bannissement des « interdictions unilatérales » de produits dominicains. Ce qui délesterait l’État de son pouvoir régalien de mise en quarantaine d’un produit pour des raisons sanitaires. [3] ».
Ce qui signifie que l’État haïtien n’aurait plus aucun droit d’interdire l’importation de poules et d’œufs dominicains, ou de tout autre produit dominicain (sans l’aval des grands entrepreneurs haïtiens et dominicains) renchérit Jean-Claude Icart.
Cet « accord commercial », entre entrepreneurs privés, porte un coup fatal à l’État haïtien déjà agonisant. L’État haïtien n’est plus : l’oligarchie binationale s’est substituée à l’État, c’est-à-dire que ce sont les hommes d’affaires haïtiens et dominicains qui contrôlent l’île Kiskeya.
Les deux oligarchies ne se sont jamais intéressées aux droits des populations démunies sur l’île Kiskeya. L’on doit savoir que la population dominicaine, dans sa majorité, est pauvre. Il y a toujours eu collusion entre les deux classes dominantes, haïtienne et dominicaine, pour maintenir les masses, de part et d’autre, sous un contrôle total…
Opposer Dominicains et Haïtiens fait partie de la stratégie de contrôle des deux populations, poursuit le professeur Corten.
Cette stratégie consiste à faire croire, aux deux populations qui se partagent l’île Kiskeya, que l’ennemi, c’est l’autre plutôt que la pauvreté commune, la violation de leurs droits fondamentaux…
Les faits sont là.
Les déclarations conjointes successives, depuis la « crise » haïtiano-dominicaine, témoignent de la non-importance accordée au respect des droits des Haïtiens en territoire dominicain ou en territoire haïtien.
Ni les gesticulations du clown Pierre-Richard Casimir, ni les faux-semblants du président Michel Martelly, ni les larmes de crocodile du premier ministre Laurent Lamothe ne suffiront à changer la donne.
Toute l’affaire se résumerait aux dollars volaillers et à la prétendue supériorité des « mulâtres » dominicains et haïtiens.
D’ailleurs, il ne suffit plus de dénoncer, il faut agir, la société civile, la diaspora et les institutions internationales ne peuvent ni ne doivent compter sur l’Exécutif haïtien incompétent, selon la lecture d’André Corten.
Le double langage de l’Exécutif haïtien
On a constaté que le gouvernement haïtien s’est transformé en agence de marketing pour vendre le plan de régularisation dominicain à la population haïtienne.
Rassurant, le gouvernement haïtien nous présente la solution miraculeuse dominicaine qui apportera finalement une vie décente aux Haïtiens vivant en territoire dominicain, et accessoirement aux Dominicains d’ascendance haïtienne.
Armé du plan de régularisation, le gouvernement haïtien crie même victoire. Et quelle victoire !
Et même s’il ne veut pas l’admettre ouvertement, le gouvernement dominicain espère diluer, dans son plan de régularisation, cet épineux problème de dénationalisation qui lui a valu le statut de paria par les nations sœurs de la Caraïbe.
De son côté, le gouvernement haïtien serait soulagé de voir ce feu s’éteindre, car la caserne des pompiers à Port-au-Prince n’est pas équipée pour combattre un tel incendie (au propre comme au figuré…).
D’un côté, l’Exécutif haïtien admet publiquement que les négociations bilatérales n’incluent pas, à proprement dit, le dossier des Dominicains menacés de dénationalisation ; et de l’autre côté, c’est le président Martelly, lui-même, qui appelle la partie dominicaine à respecter ses engagements à la tribune de l’Organisation des États américains (Oea) : « Pour l’instant, un processus de dialogue est en cours entre Haïti et la République Dominicaine. Dans le cadre de ces pourparlers, la République Dominicaine a pris un certain nombre d’engagements qui devraient permettre de trouver une issue favorable que nous appelons de tous nos vœux. [4] ».
Y-aurait-il des négociations secrètes entre les deux parties de l’île ?
Les négociations ne sont pas si secrètes que ça, l’entente signée à Caracas [5] le 19 novembre 2013, à l’initiative du gouvernement vénézuélien, annonçait déjà les couleurs et confirmait la mainmise dominicaine et du secteur des affaires sur l’Exécutif haïtien.
Le gouvernement haïtien n’a pas compétence pour négocier au nom des Dominicains d’ascendance haïtienne, ne cesse-t-on de nous répéter, il faut que le dossier soit traité au niveau international.
En même temps, le plan de régularisation, cautionné par le gouvernement haïtien, viserait également à résoudre le problème de dénationalisation engendré par l’arrêt 168-13.
Une loi de naturalisation pour… « naturaliser » des citoyens dominicains !
On nage ici en pleine absurdité, sauf pour les représentants de la commission haïtienne de négociation.
En mettant, simplement entre parenthèses, la rétroactivité de la décision de la cour constitutionnelle sans l’annuler, les extrémistes dominicains garderaient une épée de Damoclès sur le destin d’environ 250,000 citoyens dominicains et de leurs descendants.
Au moment propice, lors de grandes turbulences mondiales, la rétroactivité de la décision de la cour constitutionnelle pourrait servir, qui sait ?
Pire, ces Dominicains, dépossédés de leur nationalité et nouvellement « naturalisés », iraient grossir la catégorie de citoyens de tierce zone charriant tous les stéréotypes et limitations que cela représente pour ces « nouveaux citoyens ».
C’est mieux que rien, assure, confortablement, Nesmy Manigat.
N’en déplaise aux membres de la commission haïtienne de négociation, il faut réfuter fermement tout « plan de naturalisation » et continuer d’exiger la suppression de l’effet rétroactif de la décision 168-13.
Des membres lucides de la société civile haïtienne ont déjà demandé à la Commission interaméricaine des droits humains (Cidh) de « prendre, en urgence, des mesures conservatoires contre la République Dominicaine pour sa sentence 168-13 rendant apatrides des centaines de milliers de Dominicaines et de Dominicains, pour la plupart d’ascendance haïtienne. [6] »
Le gouvernement dominicain tire profit de l’amalgame, de la confusion, entre un problème réel de migration haïtienne en République Dominicaine et la discrimination xénophobe que vient de créer l’arrêt 168-13, forçant à un exil intérieur des centaines de milliers de Dominicains en raison de leur origine étrangère, haïtienne pour la plupart.
« Les autorités dominicaines semblent vouloir se lancer en guerre contre tout le système international des droits humains, estimant qu’elles sont libres de prendre les décisions qu’elles veulent sur leur territoire. Or, tout ce système a été conçu justement pour éviter la répétition d’atrocités que cette approche a pu engendrer dans le passé », indique Jean-Claude Icart.
Et, dans cette guerre contre le droit et le juste, le gouvernement haïtien se révèle le meilleur allié de l’État dominicain lorsqu’il lui reconnaît le « droit souverain » de prendre toutes les mesures, qui lui semblent bonnes, en matière de politique migratoire et d’octroi de la nationalité, sans préciser immédiatement, dans la même déclaration, que ces mesures doivent être conformes aux conventions internationales signées par la République Dominicaine.
Ce qui laisse de la place à une très large interprétation chez les défenseurs de la décision de dénationalisation, allant jusqu’à crier qu’Haïti reconnaît à la cour constitutionnelle dominicaine le droit d’adopter cette décision raciste, même si elle est contraire au droit international.
Le gouvernement haïtien alimente l’amalgame, la confusion dans ce dossier. Et, pour mieux protéger son homologue complice, le gouvernement haïtien a écarté la Caricom du deuxième tour des négociations à Jimani le 3 février 2014.
La Caricom serait-elle jugée trop agressive envers la République Dominicaine ?
On le sait bien, entre les dirigeants d’Haïti et de la République Dominicaine, il existe une communauté de vue et d’intérêts qui résiste à toute épreuve.
« Les relations avec Haïti peuvent être tout-à-fait cordiales, alors que les migrants haïtiens en République Dominicaine sont la cible de toutes sortes de discrimination [et d’agression physique] » (Sagas Ernesto, 1994, cité par Jean-Claude Icart).
Que de fois a-t-on lu, dans la presse écrite haïtienne, que tout va bien entre les présidents haïtien et dominicain, alors qu’au même moment plusieurs compatriotes se font massacrer et déporter dans les pires conditions.
Imaginez le président américain affichant publiquement de cordiales relations avec un président étranger, dont le pays agresse et tue des citoyens américains…
Hélas, les droits humains sont les grands absents-oubliés de cette Déclaration de Jimani, comme l’a si bien noté Mme Lespinasse.
Avec cette déclaration, le « droit » de maltraiter et de tuer impunément les Haïtiens en République Dominicaine demeure en vigueur.
2- Malvoyance quant à la gouvernance d’Haïti
Au début de la décennie 1930, Rafael Leonidas Trujillo, un pur produit de l’extrême droite dominicaine, impose sa vision raciste de la République d’Haïti.
Avec Trujillo, l’extrême droite dominicaine s’est efforcée de distiller, dans la société dominicaine, une définition de l’identité dominicaine, fondée sur un anti-haïtianisme primaire et violent développé autour de trois axes :
a) la République Dominicaine est un pays blanc [mulâtre, indio, tout sauf nègre —par opposition à Haïti un pays nègre] ;
b) Haïti est un pays inapte à la démocratie ;
c) tout développement démocratique en Haïti est une menace à l’intérêt national dominicain. (Sagas Ernesto, 1994, cité par Jean-Claude Icart).
Vers les années 1990, on assiste à un renouveau de la vision ou du pacte trujilliste ; plus précisément durant les années du coup d’état sanglant de 1991, perpétré par l’armée d’Haïti qui bénéficiait d’un fort appui de l’État dominicain, tel que le mentionne le sociologue Jean-Claude Icart.
Dans le prolongement de la vision trujilliste, tout développement économique d’Haïti est perçu comme une menace aux intérêts dominicains… Les forces conservatrices extrémistes en République Dominicaine y croient fermement.
Donc, il faut prêter une attention particulière aux propos du conseiller économique de la primature, quand il nous dit, avec conviction, que « la fierté nationale passe par un devoir de développement ».
L’économiste Nesmy Manigat défend constamment la relance de la production agricole, l’éducation de qualité pour tous et une vision du développement durable de l’île Kiskeya. Et, en tant que conseiller du premier ministre et membre du Conseil de développement économique et social (Haïti), est-il illusoire de croire qu’il sera en mesure d’influencer positivement la gouvernance de l’État haïtien et la politique publique de développement économique ?
Souhaitons que notre économiste ne soit pas soudainement frappé de malvoyance…
On estime qu’entre 70 et 80 % des fonds Petrocaribe servent à enrichir les compagnies dominicaines dans le secteur de la construction en Haïti, ce qui signifie que plus d’un milliard de dollars aurait déjà été versé dans les coffres des compagnies dominicaines par l’État haïtien.
Les compagnies dominicaines, sans appel d’offre, raflent la plus grande partie des contrats de construction.
La dette d’Haïti envers la République bolivarienne du Vénézuela s’élève à 1,276,929,359.32 USD [7] ; une dette que les Haïtiens devront rembourser au peuple vénézuélien.
Ainsi, Haïti finance-t-elle l’économie dominicaine par les importations et le fait-elle maintenant avec les fonds empruntés de Petrocaribe.
Or, les fonds PetroCaribe auraient pu donner un sérieux coup de barre au développement économique d’Haïti.
Dans un contexte de reconstruction, si c’est encore justifié de parler de reconstruction, les projets en infrastructures, en particulier, auraient pu servir à créer massivement des emplois. Tel n’est pas le cas.
La plupart des contrats de construction étant confiée aux entreprises dominicaines, sans aucune clause restrictive sur l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère, les effets sur le chômage en Haïti restent très limités. Sans oublier que les emplois réservés aux Haïtiens (les locaux) tombent le plus souvent dans la catégorie d’emplois à bas salaires.
N’y a-t-il pas, aujourd’hui, une urgence de mesures restrictives concernant l’emploi étranger en Haïti, compte tenu de l’immense besoin de donner des emplois aux Haïtiens ?
On pourrait adopter une législation adaptative, modulée en fonction des contraintes réelles en ressources humaines dans les secteurs d’activités.
Par exemple, une entreprise étrangère, qui obtient un contrat en Haïti, devrait respecter un ratio de recrutement d’employés haïtiens à tous les échelons de l’organisation d’une part, et, d’autre part, si elle n’était pas implantée en Haïti, serait obligée d’avoir recours essentiellement à la sous-traitance haïtienne (sauf si elle fait la démonstration que le savoir-faire n’est pas disponible sur place et ne peut pas être constitué dans un délai raisonnable. Dans ce cas, l’entreprise devrait prévoir un plan graduel d’intégration de la main d’œuvre haïtienne).
Ainsi, jetterait-on les bases d’un véritable transfert technologique, diminuerait-on la fuite des capitaux vers l’étranger, etc.
N’est-il pas venu le temps de mettre en place une vraie politique de l’emploi, soutenue par une législation audacieuse ?
Le développement économique, qui rendrait « fière » la population haïtienne, s’obtiendrait à travers un vaste programme intégré en entrepreneuriat pour les jeunes, des investissements structurels dans l’agriculture et l’environnement, ainsi que la mise en chantier d’une éducation de qualité.
Mais tout cela, le professeur Manigat (le jeune) le sait mieux que moi.
C’est lui qui écrivait en novembre 2010 : « Il est urgent de permettre à l’économie haïtienne de créer des emplois durables et de générer des revenus pour la population. Rien de tout cela ne sera possible sans un investissement massif dans l’éducation à tous les niveaux, particulièrement la formation professionnelle qui pourrait immédiatement offrir des opportunités à des milliers de jeunes en situation de chômage. [8] »
J’ai du mal à croire qu’il ne puisse pas influencer, dans le bon sens, le système de gouvernance et les décisions importantes du gouvernement haïtien en matière d’emploi et de respect de droits humains.
C’est une lourde responsabilité, certes, mais Nesmy Manigat n’est-il pas le bon gars à la bonne place ?
Nous devons nous réjouir de savoir que des professionnels haïtiens compétents, experts, apportent leur contribution dans les grands dossiers nationaux.
Qu’ils souffrent, également, que, de temps en temps, des citoyens ordinaires les interpellent directement et publiquement. Leur liberté d’action est aussi précieuse que notre droit de parole.
Il ne devrait pas y avoir d’opposition entre droits humains et développement économique.
Bien au contraire, un système de développement économique devient durable lorsque son noyau se constitue autour des droits et du bien-être des citoyens et citoyennes, ainsi qu’à travers la préservation de l’environnement.
*Junia BARREAU est détentrice d’une maîtrise en gestion des PME et de leur environnement. Elle poursuit des études supérieures en sciences économiques à l’Université du Québec à Montréal. Elle fait partie du réseau de consultants internationaux, Contacts Monde.
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[1] Nesmy Manigat. Le dilemme dominicain. Le Nouvelliste, le 12 février 2014 :
[2] Colette Lespinasse. Le respect des droits humains serait-il troqué au profit des intérêts politiques et économiques ?AlterPresse, le 11 février 2014
[3] Roberson Alphonse. Des hommes d’affaires de l’île prennent langues. Le Nouvelliste, le 06 février 2014
[4] Louis-Joseph Olivier. Dénationalisation : Martelly relance le débat à l’Oea. Le Nouvelliste, le 10 février 2014
[6] Le Collectif du 4 décembre saisit la Cidh contre la sentence 168-13 rendant apatrides des milliers de Dominicains. AlterPresse, le mardi 11 février 2014
[7] La dette d’Haïti envers le Venezuela dépasse le cap du milliard de dollars américains. Metropole Haïti, le 11 février 2014
[8] Nesmy Manigat. Haïti : État d’Urgence ou urgence d’État. Le Monde, le 9 novembre 2010 : lemonde.fr
Source: AlterPresse
https://www.alainet.org/fr/active/71440