Des programmes de reboisement et de conservation de sol coûtant plusieurs centaines de milliers de dollars et réalisés à la périphérie de Petit-Goâve (Ouest) ont permis de construire des centaines de seuils anti-érosion en pailles sèches et en sac de terre. Huit à dix mois après leur réalisation, dans certaines zones, ces travaux semblent pouvoir tenir leur rôle longtemps. Cependant, dans bien d’autres, ces petites « étagères » sont déjà détruites.
La construction et ensuite la destruction des seuils ou barrières anti-érosion – tous mis en place avec l’argent « humanitaire » ou de l'« aide au développement » – montrent clairement le sort d'au moins une partie des projets de reforestation en Haïti. Les témoins clés d’un véritable cercle vicieux.
Un flanc de colline dans la 11e section communale de Petit-Goâve où les seuils
sont plus ou moins toujours fonctionnels, avec de petites plantes qui poussent
dans le sol. Photo : AKJ/Milo Milfort
Un seuil construit avec des pailles sèches entouré d'arachides en pleine croissance à
Doucet, 11e section communale de Petit-Goâve, le 18 octobre 2013.
Photo : AKJ/Milo Milfort
Depuis le tremblement de terre de 2010, plusieurs projets de réhabilitation, de conservation de sol et de relance agricole sont effectués dans les 11
e et 12
e sections communales de Petit-Goâve, située à 60 km au sud-ouest de Port-au-Prince.
L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO),
Helvetas et l’Agro Action Allemande (AAA), travaillant parfois de concert avec une organisation de développement local,
Mouvman Kole Zepòl (MKOZE), ont réalisé divers programmes qui visent le réaménagement du bassin versant de la rivière Ladigue.
Les pentes raides autour de la rivière « sont très vulnérables particulièrement aux érosions hydriques et éboulements », explique MKOZE dans un rapport narratif final d’un des projets, qui a couté US$ 91 534. « En saison de pluies, les eaux de la rivière Ladigue se déversent dans l’embouchure de la ville de Petit Goâve en transportant d’importantes quantités de sédiments et de roches, détruisant les exploitations agricoles et envahissant les maisons, causant souvent des pertes en vies humaines, pertes de récoltes, pertes d’animaux, et destruction de maisons. »
Le déboisement constitue l’un des principaux maux rongeant la population. Dans la zone de Petit-Goâve, le problème date d’un demi-siècle. Selon plusieurs habitants, le déboisement à outrance des collines a débuté en 1963 après le passage du cyclone Flora qui a fait plus de 5,000 morts et ravagé le sud et l’ouest d’Haïti.
Quelques seuils construits de pailles sèches sur une colline complètement dénudée
en août 2013 à Doucet. Des plants d'arachide rampent vers les seuils au niveau de
la partie inférieure de la photo. Photo: AKJ/Milo Milfort
Molière Jean Félix, 62 ans, a travaillé la terre pendant 35 ans. Il se rappelle des forêts.
«Sur la cime de cette montagne, il y avait beaucoup de manguiers. On y cultivait du maïs et du riz. Maintenant, on ne peut même plus planter du pois Congo. Certaines zones étaient des forets mais aujourd’hui ce ne sont plus que des savanes où il s’avère impossible de cultiver même de l’arachide », se souvient ce paysan. Aujourd’hui, il est membre du comité de protection des bassins versants.
La pratique d'abattement des arbres pour s’approvisionner en bois ou pour la fabrication de charbon de bois n’est pas étrangère à une telle situation. La grande majorité de l'énergie consommée en Haïti – 75% – vient du bois et du charbon,
d’après le Bureau des Mines et de l’Energie. Félix est témoin du processus chaque jour.
« Les jeunes d’aujourd’hui sont aux abois. Ne produisant pas de café, et ne pratiquant pas l’élevage de porcs, ils s’adonnent à l’abattage des arbres pour envoyer leurs enfants à l’école », note Félix.
Récemment, des mesures ont été prises pour lutter contre la déforestation dans la région.Sous la supervision de techniciens, et grâce au financement de l'AAA, la FAO, l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO) et Helvetas, des équipes des paysans et d’autres habitants des 11e et 12e sections communales reçoivent un salaire journalier de l’ordre de 200 gourdes (US$4.65) ou 300 gourdes (US$6.98). Ils ont érigé des seuils en sac de terre, en pailles sèches et des clayonnages. Par la suite, ils ont procédé à la mise en terre des plants d'arbres fruitiers et forestiers.
Les projets ont une autre raison d’être aussi, d’après l'AAA et les autres organisations. Ils apportent un appui financier direct à la population après des désastres naturels. Selon Beate Maas, coordinatrice d’AAA, les travaux de « Cash For Work (CFW) » ou « Argent contre Travail » aident les gens à se recapitaliser rapidement.
« [Le CFW] aide à embaucher beaucoup de familles et leur permet d’avoir un minimum de revenus. C’est une assistance immédiate. C’est donc ça l’avantage », dit-elle.
Mais le « salaire » versé ne satisfait pas les agriculteurs.
« Cette misérable somme peut nous servir pendant 2 à 3 jours » d’après Olivia Batichon, cultivatrice et membre de l’Organisation des Jeunes en Action pour le Développement (OJAD).
Batichon et d’autres détracteurs des projets prétendent que ceux qui font un travail « CFW », qui dure généralement deux semaines, négligent souvent leurs terres.
Cependant, dans une enquête auprès de 50 bénéficiaires à Doucet, Ayiti Kale Je (AKJ) a observé que tous apprécient ces travaux. Selon eux, même si le salaire de 200 gourdes ne représente pas grand-chose, il est utile et le reboisement est nécessaire pour la zone.
Les besoins de reboisement contre les besoins quotidiens
Autour de Doucet, il y a des collines décorées de centaines de seuils. A l’intérieur de ceux-ci, se trouvent des petits arbres forestiers (l’eucalyptus) et fruitiers (manguiers, noix, acajous, orangers). Mais il y a d'autres pentes où les seuils sont en voie de désintégration, des tas de terres sont déjà érodées, et des gaules sont mortes. Les paysans ont planté des arachides, des petits pois et d’autres cultures sur et autour des structures. En quelques mois, ces collines seront nues comme elles l’étaient avant les projets de reboisement.
Ilomène Tataille est mère de famille, propriétaire dans la zone et membre d’un des comités de volontaires mis sur pied pour veiller sur la croissance des nouvelles plantes, empêcher les animaux de les manger, et pour les dégorger après chaque pluie. Une autre tâche, d'après elle, est d’empêcher aux habitants de planter sur ces pentes érodées, surtout pas de l’arachide, une culture populaire dans la zone.
D’après Tataille, même si les travailleurs CFW et les propriétaires fonciers étaient tous d'accord au départ pour ne pas perturber les collines, il est quasiment impossible de leur interdire de travailler. Elle-même a violé sa promesse.
« Quant à moi, je les plante. D’ailleurs, nous habitons une zone aride. C’est de l’arachide que nous pouvons cultiver. C’est notre profession. Désolée, nous n’avons pas d’autres emplois ! », dit-elle.
Ilomène Tataille montrant quelques-unes des plantules mises en terre qui ont du mal
à pousser par manque de suivi à Doucet, dans la 11e section communale de Petit-Goâve,
le 18 octobre 2013. Photo : AKJ/Milo Milfort
Pour Tataille, l’autre difficulté consiste en ce que les propriétaires ont affermé leurs terrains à d’autres habitants. Même s’ils sont d’accord pour respecter les conseils prodigués par les représentants d’AAA ou de MKOZE, ils ne peuvent pas forcer les locataires à faire de même.
Les cadres des organisations impliqués sont au courant. L’agronome Esther Paynis, a été consultante de AAA dans un projet exécuté avec MKOZE entre septembre 2012 et août 2013.
« Nous avons conseillé aux gens de ne pas semer de l'arachide ainsi que tout autres cultures qui nécessitent de tourner le sol pour les cultiver, comme l’igname et la patate douce. Dans les séances de formation qu’on organise pour eux, ils ont promis de respecter ces principes », confirme Paynis à AKJ dans un courrier électronique le 30 septembre 2013. Paynis a supervisé la construction de seuils en pierres et en sacs de terre sur 1 180 m2, et des clayonnages sur plus de 2 000 m2 de terre.
« Si nous leur prodiguons des conseils et qu’ils ne les mettent pas en pratique nous ne sommes pas responsables. Nous les avons informés des désavantages de l’arachide et comment elle peut entrainer la dégradation totale de la zone », continue-t-elle.
Lors d’une visite effectuée en août 2013, les journalistes ont pu constater plusieurs plantations d’arachides sur différentes collines. Deux mois après, soit en octobre, sur ces mêmes collines beaucoup de structures sont détruites, car pour récolter les arachides, les cultivateurs font tourner la terre : de nombreux murs en pailles sèches sont détruits avant même la décomposition des pailles voire la croissance des petites arbres mis en terre. Dans de nombreux cas, certaines plantules se retrouvent noyées ou étouffées par manque d’entretien.
Les critiques de certains
Certains s'interrogent sur les techniques utilisées. Louis Calixte qui a travaillé pour AAA comme technicien, pense, lui aussi, qu'il y a des structures qui ne sont pas durables.
« Parmi les structures il y en a qui sont bonnes mais d’autres ne le sont pas vu que les plantes qu’on y met ne sont pas appropriées. On ne saurait prendre des manguiers pour les cultiver n’importe où. On doit les mettre dans un champ qui peut faciliter leur croissance. De même, on ne peut mettre de l’eucalyptus dans une terre apte à la culture. Les arbres sont différents les uns des autres », explique Calixte.
AKJ a consulté un agronome indépendant pour avoir son opinion. Il s’agit de Ludson Lafontant, ingénieur agronome et spécialiste dans le domaine du reboisement, travaillant à Fond d’Oies, dans les mornes près de Léogâne, située à 32 km au sud de la capitale. Après avoir visité de nombreuses collines, il estime que les structures ont plusieurs avantages. L’un d’entre eux, c’est qu’elles sont faites en pailles sèches. Une fois décomposées, elles peuvent servir de composte pour le sol et les herbes. Toutefois, il partage également l’idée que les eucalyptus sont désavantageux dans certains milieux.
« Toutes les plantes absorbent de l’eau. Cependant, les plantes de ce genre – l’eucalyptus et le nîme – je ne voudrais pas les mettre à proximité des rivières ou des puits et des champs des agriculteurs. Ils ont une capacité d’absorber l’eau quel que soit le lieu où ils se retrouvent », note-il.
L’agronome Ludson Lafontant scrute les collines presque dénudées, avec des
seuils récemment construits, dont plusieurs entourés de plants d’arachides lors
d’une visite à Doucet en août 2013. Photo : AKJ/Milo Milfort
Lafontant et Calixte ne sont pas les seuls à se plaindre des choix des plantes. Molière Jean Félix, un propriétaire à Doucet et bénéficiaire du projet de reboisement, nourrit aussi des préoccupations.
« Ces arbres sont grands absorbeurs d’eau dès qu’on les met dans une parcelle, celle-ci devient aride et elle ne peut rien produire après », d'après Félix.
« Lave men siye a tè ? »
D’après Junior Joseph, secrétaire général de l’OJAD à Beatrice, le problème ne se résume pas seulement au choix des plants. Il y a une contradiction fondamentale dans la mesure où le reboisement pourrait provoquer la faim. Cette contradiction ne fera que conduire à l'échec des projets.
Un autre défi serait le fait que les comités mis sur pied pour assurer la surveillance sur les seuils sont constitués de bénévoles. Ces derniers ont pour mission d’entretenir les structures en empêchant à leurs voisins de planter et d’attacher leurs animaux aux petits arbres.
« Les comités n'ont pas de soutien. Certaines personnes acceptent de travailler gratuitement, mais d'autres ne sont pas d'accord », d'après Joseph. « C'est alors que les structures se détériorent ».
En dépit du fait que Calixte a travaillé comme technicien dans un projet de conservation de sol exécuté par AAA, pour lui le manque d’implication des acteurs locaux, et le manque de compréhension des besoins des habitants, sont des problèmes importants.
Ilomène Tataille avouant son incapacité de faire respecter les principes préalablement
convenus à Doucet, 11e section communale de Petit-Goâve, le 18 octobre 2013.
Les seuils de la zone ont pour la plupart été détruits. Photo : AKJ/Milo Milfort
L’agronome Lafontant est d’accord. Le reboisement est nécessaire, mais le manque d’implication des paysans constitue un autre problème, dit-il. Il y a aussi le fait que les seuils n'ont pas été construits avec l'idée que les paysans planteront n’importe quoi.
« On ne peut empêcher le paysan de travailler son lopin de terre », dit Lafontant. « Moi je ferais ces mêmes structures, mais avec des canots de contour avec des coupes de niveaux pour qu’ils [les paysans] puissent planter de l’arachide. »
Willio Saint-Cyr, coordonnateur de MKOZE, admet le défi mais n'indique pas de solution.
« Après de tels travaux si vous ne mettez pas une entité de suivi, surveillance, contrôle, il y a de fortes chances de régression voire d’aggravation de la situation. Car il existe partout des gens ayant de mauvaises intentions », dit-il.
Lors d’une visite de terrain en août 2013, l'agronome Lafontant dit craindre que ces travaux ne soient un véritable gâchis, comme dit le proverbe haïtien, « lave men siye atè » (« lavez-vous les mains et séchez-les en les frottant par terre »).
Mais il a également critiqué la population et le gouvernement.
L’agronome Ludson Lafontant observe un des seuils récemment construits, ceci avec
une plantule de manguier, d'herbe et des arachides, lors d’une visite à Doucet
en août 2013. Photo : AKJ/Milo Milfort
« On doit pouvoir s’aimer d’abord et ensuite l’autre vous aimera. L’ONG est venue, après avoir cherché des fonds, » d’après Lafontant. « L’argent doit être justifié afin de s’enorgueillir d’avoir travaillé une quantité d’hectares de terre, fouillé tant m3 de canaux de contour et offert des emplois à de nombreuses personnes. C’est à ce moment-là que l’argent est justifié. Mais qui endure le problème ? C’est le pays de qui ? C’est le nôtre, c’est chez nous. C’est à nous de prendre conscience. »
Doucet (Petit-Goâve) HAÏTI, 19 nov. 2013