Enfance clandestine, une autre forme de regarder le passé argentin

14/04/2013
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Enfance clandestine (Infancia Clandestina), candidat argentin aux Oscar 2013 comme meilleure production étrangère, arrive aujourd'hui dans les salles de cinéma suisse après sa première helvétique durant le récent festival international des films, à Fribourg. Un film dont la force narrative ne laisse pas les spectateurs insensibles. Une nouvelle manière de lire la page dramatique de la dernière dictature argentine au travers des yeux de Benjamín Ávila, réalisateur et "victime".
 
"Ce film est surgi de ma biographie. A l'âge de 13 ans, j'ai décidé de me vouer au cinéma et j'ai toujours su que j'allais filmer mon enfance", affirme le jeune réalisateur argentin.
 
Fils d'une mère disparue durant la dernière dictature militaire, Ávila a porté à l'écran la vie de Juan, âgé de 12 ans, qui revient clandestinement d'exil en Argentine, avec sa famille décidée à continuer le combat contre le pouvoir de fait.
 
A peine la frontière franchie, l'enfant devient Ernesto. Conscient que face à ses camarades de classe et à Maria, dont il est devenu profondément amoureux, il ne peut dévoiler sa véritable identité, car dans le cas contraire il ferait courir un grave risque aux siens.
 
"Le film me permet de payer une dette personnelle. Avec ma famille, ma mère, mon histoire", souligne Ávila, au début de cet entretien avec "Le Courrier". Après l'énorme succès remporté en Argentine. Infancia clandestina a vécu un moment de gloire en étant sélectionné l'année passée dans la "Quinzaine des réalisateurs" du Festival de Cannes.
 
Q : Fut-il très complexe d'intégrer le vécu de votre enfance dans  une production cinématographique? ... Je pense à la tension possible entre les aspects intime et public.
 
Benjamín Ávila (BA): L'autobiographie a joué le rôle de déclencheur. Ce fut ce qui motiva le film, le devoir, l'obligation de le faire. Mais il était très clair que je ne voyais pas le film comme un décalque de ma propre vie et je ne voulais pas en être le protagoniste. Il s'agit d'une fiction qui, bien qu'elle intègre beaucoup de mon vécu, n'y correspond pas littéralement. Par exemple, j'avais 7 ans et non pas 12, lors de mon retour en Argentine. Je pense avoir réussi à ne pas mélanger les rôles et les mondes.
 
Q: Comment avez-vous réussi à reconstruire avec autant de réalisme le cadre historique et la vie de la famille clandestine ? Des entretiens, des archives, des lectures ?
 
BA: Fondamentalement, sur la base de mes propres souvenirs.
 
Q: Malgré ses sept courtes années de vie...
 
BA: Oui, j'ai conservé une énorme quantité de vécu très frais de cette étape. Et je pense que, dans mon pays, de nombreuses personnes conservent aussi des souvenirs de ce moment, mais qui ne s'avise pas de les raconter. Ou, alors ils font un calcul politique: il ne faut pas dire que les Montoneros (1) - l'organisation révolutionnaire à laquelle appartenait ma mère - affirmaient que l'on était en guerre, parce que cela peut conforter la "théorie des deux démons" (ndr: analyse qui attribue une responsabilité égale dans la situation de l'Argentine à la dictature et aux organisations armées de l'opposition). J'ai voulu être conséquent avec l'histoire et dire ce qu'ils pensaient à cette époque. Rien ne peut justifier l'action des militaires.
 
Q: Vous parlez d'une peur installée dans la société argentine...
 
BA: Quand on a vécu la peur, celle-ci reste présente pour toujours. Mais, par bonheur, durant ces dernières années, cette peur a fini par se dissiper, par se dissoudre. Il y a une nouvelle présentation de l'histoire. Le récit officiel qui s'était imposé durant la dictature a été profondément modifié et c'est très bien pour les nouvelles générations. Ce récit officiel expulsait de l'histoire les "clandestins", les "opposants", les "vieilles folles" - c'est-à-dire les Mères de la Place de Mai. Maintenant, c'est le contraire: nous reconnaissons ce que nous avons été et ce que nous sommes, nous sommes bien dans l'histoire, et cela fait du bien à la société.
 
Q: Cette nouvelle manière de comprendre la réalité sociale est-elle liée aux procès actuels contre les responsables de la répression dans les années 1970 et 1980 ?
 
BA: Absolument. Je pense que, sans ces jugements, cette nouvelle construction de l'histoire n'aurait pas de validité... ou serait floue. Ce sont des procès très importants dans la société argentine. La construction de la mémoire, les jugements, les changements dans la communication avec l'idée de renforcer une télévision étatique de qualité. C'est lié à une proposition du gouvernement. Ca permet de trouver à nouveau une jeunesse active, participative, politiquement militante. A ma génération - celle qui précède la génération actuelle - on lui disait: "Ne te mets pas dans ces affaires", "Ne t'implique pas", "Ne participe pas"... Maintenant, c'est différent.
 
Propos recueillis par Sergio Ferrari
 
Traduit de l'espagnol: Hans-Peter Renk
 
1) Mouvement péroniste Montoneros: organisation politico-militaire se réclamant de la gauche du mouvement péroniste, fondée au début des années 1970.
 
Cadré
 
Enfance clandestine et le nouveau Pape
 
 La polémique la plus récente sur l'histoire de la dictature, dont vous parlez dans votre film, concerne le nouveau pape François Ier... Qu'en pensez-vous ?
 
BA: On ne peut cacher l'histoire. Il est intéressant de voir que la polémique consécutive à la nomination du cardinal Bergoglio comme nouveau pape n'est pas étrangère au travail constant des Mères (de la Place de Mai), des Grand-mères, des Fils de disparus, des organismes de défense des droits humains. L'Eglise hiérarchique et institutionnelle, dont Bergoglio fait partie, fut complice des horreurs commises par la dictature. On demande en ce moment que cette hiérarchie reconnaisse ses erreurs et fasse son "mea culpa", ce qui permettrait de créer des conditions saines pour une nouvelle étape de dialogue constructif. Mais cette hiérarchie ne semble pas disposée à faire ce "mea culpa". Et je reviens à mon film: cette génération exterminée en Argentine et dans d'autres pays - une génération qui comprenait de nombreux chrétiens socialement et politiquement engagés - a profondément cru à la possibilité de changer le monde. Aujourd'hui, si nous parlons de changer le monde, nous passons pour des ingénus. C'est peut-être la grande différence entre le vécu militant de nos parents - un militantisme cohérent, profond, solidaire - et le "moi" généralisé et individualiste qui apparaît comme hégémonique dans l'actuelle étape de la société, particulièrement en Europe. (SFi)
https://www.alainet.org/fr/active/63333
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