« Les haïtiens ont besoin de solidarité, pas de soldats ! »

02/04/2013
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Chères amies et amis,
 
Je viens de rentrer d’un voyage à Haïti où j’ai participé à un congrès de son mouvement paysan. J’ai profité de cette occasion pour visiter plusieurs régions du pays et les projets que la brigade de la Vía Campesina/ALBA développe en solidarité avec le peuple haïtien.
 
Je voudrais commencer ma lettre en évoquant les caractéristiques principales de cette nation. C’est un pays montagneux de la taille de l’État brésilien d’Alagoas (27 mille kilomètres carrés), couvert de montagnes comme l’État de Minas Gerais, des montagnes totalement dévastées ou privées de couverture végétale car les paysans au fil des décennies, ont dû recourir au charbon comme unique source d’énergie et de revenus. Toute l’alimentation d’Haïti est préparée au charbon. Pas de cuisinières à gaz, mis à part dans les quartiers riches de Port-au-Prince. Le climat est semi-aride dans tout le pays. Il ne pleut que trois mois par an, après vient une sécheresse digne de notre Nord-Est… Ce petit pays surpeuplé compte dix millions d’habitants dont 95% d’afro-descendants et 5% de mulâtres.
 
Ce sont les héritiers de la première grande révolution sociale de l’Amérique Latine, lorsqu’en 1804, ils se sont rebellés contre les colonisateurs français qui les exploitaient comme esclaves et les condamnaient à une espérance de vie de 35 ans. Ils ont expulsés tous les colonisateurs, ont éliminé l’esclavage et ont redistribué les terres. Et comme ils savaient que les colonisateurs pouvaient revenir plus armés, ils ont occupé les montagnes, où ils vivent encore aujourd’hui.
 
Les colonisateurs revinrent mais ce n’était plus les français mais les capitalistes états-uniens qui occupèrent le pays pendant les premières décennies du XXème siècle. A leur départ ils laissèrent la dictature du pro-états-unien Duvalier qui a terrorisé la population de 1957 à 1986. L’ont suivi des gouvernements temporaires.
 
En 1990, fut élu le père Aristide, qui adhérait à la Théologie de la Libération. Il ne démissionna pas, fut renversé par les  états-uniens qui l’emmenèrent à Washington pour lui donner des cours de néo-libéralisme. Il est revenu en bon élève pour accomplir un nouveau mandat.
 
Ensuite fut élu le Président Préval, qui a réussi à accomplir son mandat mais sans aucun changement démocratique. L’actuel gouvernement est manoeuvré par les États-Unis, au terme d’une campagne électorale où 25 millions de dollars ont été investis. Tous savent en Haïti que le peuple ne l’a pas élu.
 
Il y aurait dû avoir des élections pour former le nouveau parlement, dont le mandat a expiré il y a plus de six mois. Mais personne n’en parle. Il n’y a donc pas de parlement légalement constitué, bien qu’il fonctionne. En pratique le pouvoir réel est exercé par les troupes des Nations Unies, sous le sigle de Minustah !
 
Ainsi donc, bien qu’il se soit libéré de l’esclavage, le peuple haïtien a vécu peu d’années de démocratie (bourgeoise).
 
Le peuple vit dans des conditions de pauvreté extrême, avec des carences alimentaires et en biens matériels. La pauvreté s’est aggravée avec le tremblement de terre de janvier 2010 qui a tué des milliers de personnes et a détruit pratiquement toute la ville de Port-au-Prince. Mais c’est un peuple qui maintient sa dignité et sa fierté, uni par la culture, par la langue créole, que lui seul parle dans le monde, et par le vaudou (équivalent à notre candomblé), pratiqué par presque toute la population. Il y a une sorte de syncrétisme religieux : le dimanche à la messe, le jeudi à la fête.
 
Dans les zones rurales, il n’y a pas d’écoles. 70% de la population vit en milieu rural. L’analphabétisme affecte 65 % de la population. Il n’y a pas d’énergie électrique à l’intérieur du pays, rien qu’à Port-au-Prince. Il n’y a que trois routes nationales asphaltées. Et pas d’eau potable. Tout le monde doit acheter de l’eau potable aux prix internationaux.
 
L’an passé, pour la première fois dans son histoire, Haïti a souffert d’une épidémie de choléra qui a tué des centaines de personnes. La maladie médiévale fut apportée par les troupes du Népal de la Minustah, qui faisaient leurs besoins dans le fleuve principal du pays. Quand un tribunal international se décidera-t-il à juger les Nations Unies pour ces morts ?
 
Plus de 65% de tous les aliments sont importés ou arrivent sous la forme de donations, et la bourgeoisie commerçante noire s’en approprie, qui exploite la population.
 
Quand les familles réussissent à trouver une ressource ou l’autre pour acheter les produits qui viennent de la République Dominicaine, c’est parce qu’elles reçoivent des aides de leur famille travaillant aux États-Unis.
 
Chávez a sauvé le peuple d'Haïti du chaos en apportant le pétrole par le biais du programme Petrocaribe, et a proposé que le gouvernement local destine les ressources à des projets sociaux. Le combustible est revendu par les distributeurs mais le gouvernement n’a jamais expliqué à la population à quoi sont consacrés ces revenus.
 
Avec un tel scénario il n’est pas difficile d’imaginer quand viendront les prochaines révoltes populaires. Mais ne vous en faites pas, 12 mille soldats de nombreux pays, coordonnés par l’armée brésilienne sous les sigles des Nations Unies, sont là pour contenir de possibles révoltes. Ils circulent en convois fortement armés, rien que pour dire au peuple : « Ne l’oubliez pas, nous sommes ici pour maintenir l’ordre ! » L’ordre de la pauvreté et du nouvel esclavage. Pas de guerre, ni de violence (les taux d’homicides sont les plus bas d’Amérique Latine) : les soldats ne sont là que comme des policiers.
 
J’ai demandé aux soldats brésiliens ce qu’ils font là puisqu’ils ne manient même pas la langue créole pour communiquer avec la population. La seule réponse que j’ai obtenue est que s’ils s’en vont, ce sont les États-Unis qui viendront… et qu’ils sont beaucoup plus violents !
 
Le peuple d'Haïti n’a pas besoin de soldats armés mais de solidarité pour développer les forces productives de son territoire et pour produire les biens requis pour satisfaire les immenses nécessités dont il souffre.
 
Le peuple d'Haïti a besoin d’appui pour avoir de l’énergie électrique, un réseau de distribution de gaz pour cuisiner et éviter la déforestation. Il a besoin d’un réseau d’eau potable et d’écoles couvrant tous les niveaux, dans tous les villages. Il a besoin de semences et d’outils. Pour le reste il sait très bien comment faire. Il est là, depuis 1804, peuple libre, qui survit et se multiplie malgré tant d’exploiteurs étrangers.
 
Il y a heureusement d’autres visions dans la manière d’entrer en relation avec la population haïtienne. Le gouvernement de Bahia a envoyé des citernes pour stocker l’eau de pluie, ce qui est bien reçu là-bas. Petrobras (compagnie nationale brésilienne du pétrole) nous a aidés à financer le voyage de 77 jeunes paysans pour qu’ils étudient l’agro-écologie au Brésil. L’église catholique de Minas Gerais a réalisé une collecte spéciale dans toutes les paroisses et finance des projets de développement agricole là-bas, avec des potagers, des élevages de poules, de chèvres et même la multiplication de semences.
 
Et nous, mouvements sociaux de la Vía Campesina du Brésil, avec nos faibles ressources, maintenons en Haïti une brigade permanente de jeunes volontaires depuis plus de six ans, qui développent des projets d’agriculture, de construction de citernes et d’éducation.
 
Il faut bien mesurer l’indignation du peuple d’Haïti vis-à-vis des troupes de la Minustah. Si les Nations Unies voulaient envoyer des soldats pourquoi n’ont-elles pas suivi l’exemple de l’Équateur et du Venezuela, dont les soldats n’ont pas d’armes et construisent des maisons, des routes et des dépôts ? Ou l’exemple de Cuba qui maintient sur place cinq mille médecins volontaires dans l’unique service public de santé existant dans le pays, celui où travaillent ces médecins humanistes, donnant un bon exemple de la pratique du socialisme ?
 
Je crois que notre obligation en tant que frères du peuple haïtien est de continuer à protester et à exiger que les troupes se retirent d’Haïti, de la même manière que nous refuserions sa présence au Brésil ou dans n’importe quelle autre partie du monde. Et de maintenir la solidarité à travers les projets de développement économique et social.
(Traduction : Thierry Deronne)
 
- João Pedro Stedile est membre de la Coordination Nationale du Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (Brésil) et de la Via Campesina Brésil.
 
https://www.alainet.org/fr/active/62967
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