C
quand les chômeurs créent leur propre école
26/05/2004
- Opinión
Le lundi 3 mai s'est ouverte la petite école du MTD [1] -La Matanza,
dans le quartier de La Juanita, district de Laferrére, l'une des zones
les plus pauvres du Grand Buenos Aires.
C'est la première école qu'un groupe de piqueteros [2] ouvre en
Argentine. Construite par les habitants du quartier, elle vit grâce aux
ressources tirées des divers moyens de productions qu'ils ont mis sur
pied : une boulangerie, des ateliers de sérigraphie et de couture. Pour
le mouvement piquetero, c'est un pas de géant à deux égards, car cette
initiative est réalisée par le seul groupe qui n'a jamais accepté de
subventions de l'Etat pour ses membres au chômage et elle se produit au
moment d'un grave reflux des luttes de ce secteur. C'est un premier pas
que d'autres suivront peut-être dans la même direction, si d'autres
groupes osent affronter l'un des défis les plus importants qu'un
mouvement puisse aborder : se charger lui-même de l'éducation. Il n'est
pas sûr que l'on puisse généraliser le type d'expérience qu'ils ont
entreprise à La Juanita. Rien ne le garantit. Cependant, comme le
démontrent les mouvements populaires de notre continent, ces premiers
pas sont aussi peu assurés que nécessaires.
Le 7 septembre 1979, en pleine dictature militaire brésilienne, 110
familles tout au plus pénétrèrent dans Macali, une zone publique qu'une
entreprise de bois du Río Grande do Sul s'était appropriée. Ces familles
étaient ce qui restait d'un plus grand contingent de paysans sans terre
qui, dans les années 60, avait pénétré dans la réserve indigène de
Nonoai, et d'où il avait été expulsé en 1978 par les Indiens eux-mêmes.
Après plusieurs tentatives vouées à l'échec, après plusieurs assemblées,
la centaine de familles qui continuait de camper près de la réserve,
appuyée par la Commission pastorale de la terre, et très peu assurée de
son avenir, décida l'occupation.
La nuit du 6 septembre, ils arrivèrent en camions à Macali, ils y
pénétrèrent à l'aube, installèrent une croix et le drapeau du Brésil et
construisirent leurs premières habitations. Ces ranchitos précaires que
l'on voit sur les photos, faits de bois et couverts de fourrage sec,
contrastent vivement avec les campements organisés qu'auront les sans
terre des années plus tard.
La police militaire essaya de les déloger mais les femmes et les enfants
formèrent des barrières autour des baraques pour l'en empêcher.
Finalement, le gouvernement de l'Etat leur donna la terre. Ce fut la
première occupation victorieuse de cette nouvelle période, elle illustra
la reprise des luttes pour la terre et contribua à la formation du
Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Dans les mois
suivants se produisirent plusieurs occupations qui purent compter sur la
solidarité de la population, mais le mouvement comme tel ne se constitua
qu'en 1984. Ces 110 familles ne savaient pas qu'elles écrivaient le
début d'une des plus singulières histoires de la lutte en Amérique
latine.
En septembre 1981, sous la dictature argentine commandée par le général
Viola, une centaine de familles occupa deux hectares à San Francisco
Solano, dans l'arrondissement de Quilmes, une zone que Novak, l'évêque
de l'époque, définit comme « une ville assiégée par la faim ». Les
occupants délimitèrent quatorze pâtés de maisons et y construisirent
leurs habitations en ménageant des espaces pour les rues et les
équipements communautaires, et ils baptisèrent en assemblée le nouveau
quartier du nom de La Paz. En agissant de la sorte, ils rompaient avec
la tradition des bidonvilles [3], où l'installation individuelle produit
une trame chaotique et reproduit l'exclusion. De ce fait, ils révélaient
la préexistence d'une organisation : en effet, les occupants
appartenaient au mouvement naissant des communautés ecclésiales de base,
dont plus de 60 s'étaient formées dans la zone.
À partir du 4 novembre, mille familles occupèrent 102 hectares dans la
même zone, formant les quartiers de Santa Rosa, Santa Lucía et El Tala,
et dès le 27 novembre environ 3.500 autres familles occupèrent 109
hectares, formant les quartiers de San Martín et Monte de los Curas, et
agissant toujours selon le même modèle. L'organisation collective était
impulsée par le prêtre Raúl Berardo, qui, s'étant trouvé peu de temps
auparavant au sud du Brésil, connaissait les premiers pas qu'y faisait
le mouvement sans terre. Il tint absolument à ce que les premiers
occupants délimitent les lots (20 pas sur 11) où une seule famille
s'installerait, une forme qui porterait plus tard le nom de
« colonies », sous la consigne de « ne pas faire de bidonville ».
Quand les bulldozers arrivèrent pour détruire les précaires habitations,
Berardo se plaça devant, les femmes et les enfants s'alignèrent derrière
lui ; plus en arrière se trouvaient les hommes et les habitations. Ce
jour-là, à la mi-novembre 1981, la répression céda, mais un cordon de
police fut mis en place dès le 1er décembre. Il resta six mois, pour se
retirer au début de la guerre des Malouines. Durant cette période,
quatorze enfants moururent de diarrhée faute d'assistance médicale. En
quelques années, la colonie, comme forme d'occupation de terres
collective et planifiée pour y construire des habitations et créer une
autre ville à l'intérieur de la grande ville, s'étendit aux quatre coins
du Buenos Aires pauvre, et franchit les frontières pour arriver en
Uruguay, au Paraguay et dans d'autres pays du continent.
L'école du MTD de La Matanza est la première que les piqueteros mettent
en marche. Les sans terre possèdent maintenant mille cinq cents écoles
environ sur les 22 millions d'hectares que comprennent leurs
installations, où 150 mille enfants étudient avec quelques quatre mille
maîtresses, beaucoup d'entre elles formées par le mouvement lui-même.
Mais ils ont commencé par une seule école.
Les six premières colonies de Solano se sont transformées au cours des
années en une sorte de modèle d'occupation et d'organisation, même pour
les occupants de terres qui créèrent en 1986 les premières colonies à
Laferrére (La Matanza), où est située l'école du MTD. Aujourd'hui, des
milliers d'hectares sont occupés par des pauvres sans toit et sans
travail, et dans nombre de ces espaces est né, a grandi et se développe
le mouvement piquetero, dirigé maintenant par les enfants et les petits-
enfants des pionniers : ils luttent pour une vie digne, produisent leurs
aliments et prennent soin de leur santé de manière collective. Et
maintenant, peu à peu, ils enseignent aussi à leurs enfants.
Dans les deux premiers cas, les occupations, le premier pas que firent
des mouvements si différents, se produisirent sous deux féroces
dictatures militaires, en des temps où le mouvement social connaissait
un fort repli, et elles contribuèrent à relancer le mouvement populaire
sur de nouvelles bases. L'initiative de La Matanza se produit à un
moment où le mouvement social argentin connaît lui-aussi un repli
important, bien que contrairement aux cas précédents, le pays soit
gouverné par des personnes qui tiennent un discours - et ont parfois
aussi une pratique - progressistes.
Ceux qui occupèrent l'hacienda Macali et ceux qui créèrent les premières
colonies à Solano ne savaient pas que des milliers et des milliers de
milliers les suivraient. Aujourd'hui, les pionniers en matière scolaire
sont les membres du MTD de La Matanza. Ils ne savent pas, nous ne savons
pas, si le mouvement se destine à prendre en main la question de
l'éducation. En tout cas, l'initiative en vaut la peine. Elle fait
partie de la croissance intérieure du mouvement, quand les meilleures
énergies sont canalisées vers l'expérimentation, donc sans aucune
certitude quant aux résultats, plutôt que vers la répétition de ce que
l'on connaît déjà et dont on a mille fois fait l'expérience alors même
que l'on savait que c'était un chemin stérile.
Le mouvement social ne grandit pas par accumulation, comme le fait le
capital. À ce qu'il semble, quelques expériences puissantes comme celles
de Macali et de Solano, parmi quantité d'autres, résonnent à un certain
moment sans que nous sachions très bien pourquoi. D'autres énergies,
dans des lieux parfois éloignés, mais poussées par une nécessité
identique de vie, prennent des initiatives qui s'inspirent des
expériences antérieures. Elles savent qu'elles franchissent un pas, mais
elles n'auront jamais la certitude que d'autres suivront. C'est toujours
nous qui faisons le premier pas.
NOTES:
[1] MTD = Mouvement des travailleurs sans emploi. (N.d.T.)
[2] Mouvement des chômeurs argentins. (N.d.T.)
[3] Tandis que les bidonvilles (favelas ou cantegriles) sont le résultat
d'une installation individuelle et non planifiée, où il n'existe par
conséquent ni rues ni espaces collectifs, les colonies résultent d'un
groupe préexistant qui planifie l'occupation, choisit la zone la plus
appropriée et l'aménage en fonction des décisions collectives.
Source : Argenpress.info.
Traduction : Hapifil, pour RISAL
https://www.alainet.org/fr/active/6276
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