Une justice politique au Brésil ?

14/10/2012
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Presque dix ans après l’élection du président Lula, premier ouvrier à accéder au pouvoir au Brésil, le Tribunal fédéral suprême (TFS) du pays doit se prononcer sur l’action pénale 470. Cette affaire, que la presse a surnommée le mensalão (« indemnité mensuelle »), est présentée comme le « plus grand scandale de corruption du gouvernement Lula ». Si la précipitation pour la juger dans une année électorale était déjà étrange à l’époque, son déroulement jusqu’à ce jour est très préoccupant. Il s’agit en effet d’un procès à forte dimension politique, et dont les prémisses semblent ignorer les garanties constitutionnelles qui sont au fondement d’un Etat de droit démocratique.
 
Rappelons cet épisode de l’histoire récente du Brésil. En juin 2005, Roberto Jefferson, ancien député du PTB (l’un des partis de la coalition au pouvoir) accusa le gouvernement de Lula, en la personne de son ministre de la Maison civile (équivalent de secrétaire général de la présidence), José Dirceu - ancien guérillero sorti de prison en 1969 en échange de la libération de l’ambassadeur américain Charles Burke Elbrick - de verser des indemnités mensuelles de 30 000 reais à des députés de partis membres de la coalition. Il s’agissait d’acheter leurs votes pour garantir l’adoption par le Congrès, en 2003, d’importantes mesures telles les réformes de la fiscalité et de la protection sociale.
 
L’accusation de Jefferson, formulée avec des raffinements théâtraux et étudiée par trois commissions d’enquête du Congrès, ne permit pas de prouver des achats de votes. Elle ébranla cependant le gouvernement dans sa troisième année de mandat et faillit mettre en péril ses avancées sociales et économiques. Mal remis de la victoire du candidat PT à la fin de 2002, une partie des médias demandèrent alors la destitution du président Lula. Attaqué, le gouvernement réagit. Lula fut réélu en 2006 et termina son mandat avec l’indice de satisfaction populaire le plus élevé de l’histoire brésilienne, et il fit élire son successeur, Dilma Rousseff.
 
Le PT, toujours en 2005, reconnut que des retraits d’argent liquide avaient bien eu lieu, mais dans le but de rembourser ses dettes de campagne, ainsi que celles de ses formations alliées : le PTB (auquel appartenait Jefferson), le PL (parti de l’ancien vice-président José Alencar), le PMDB et le PP. Il s’agissait d’accords électoraux conclus en 2002, et qui s’étendaient aux élections municipales de 2004. Pour permettre les paiements, le trésorier du parti eut recours au même modus operandi que celui du publicitaire Marcos Valério, en 1998, pour aider le PSDB (parti d’opposition) à lever des fonds au Minas Gerais, le troisième plus grand Etat du Brésil.
 
 
A aucun moment, cependant, le stratagème financier mis en place pour rembourser les dettes de campagne n’impliquait des versements individuels à des parlementaires pour s’assurer de leurs votes en faveur du gouvernement. Jefferson lui-même, accusé dans le cadre de cette affaire d’avoir reçu 4 millions de reais pour le compte du PTB, déclara que la destination de ces fonds était le remboursement des dettes. Une simple étude statistique prouve d’ailleurs qu’il n’y a pas de corrélation entre les dates des retraits de fonds dans les agences bancaires et les votes au Congrès. C’est au contraire à un mouvement inverse que l’on a assisté : le soutien au gouvernement diminue au fur et à mesure que le volume de transferts augmente. Pourtant, l’ombre du mensalão, suspendue au-dessus de cette affaire, était censée prouver que le gouvernement était complaisant envers la corruption.
 
Peu de temps après, les services du procureur général de la République mirent en cause 40 personnes pour leur implication dans ce scandale. Parmi elles, des hommes politiques, des hommes d’affaires, des banquiers, des publicitaires et le petit personnel des entreprises concernées. Accepté par le TFS au motif que les éléments de preuve devraient faire l’objet d’une procédure contradictoire, le processus a accumulé, en cinq ans, plus de 50 000 pages. Près de 600 témoins ont été entendus à l’intérieur et à l’extérieur du Brésil.
 
A partir d’août 2012, avec le début du procès, la pression politique s’est accrue. Les sessions du TFS ont commencé à provoquer un frisson politique au Brésil - en particulier au sein de l’opposition et chez ceux des médias qui, avec l’aval de la justice, rêvent de salir les avancées des huit années de gouvernement Lula. C’est dans ce contexte politique – avec en toile de fond la perspective des élections présidentielles de 2014 et 2018 - que l’on a des raisons de se préoccuper du respect des garanties constitutionnelles.
 
Je demande humblement au TFS du Brésil d’expliquer pourquoi les premières condamnations annoncées suscitent, chaque jour davantage, un sentiment latent d’inquiétude chez les intellectuels et les milieux juridiques brésiliens. Certains disent que les votes émis jusqu’à présent équivalent à une ré-écriture du Code pénal. Parce qu’elle émane de la plus haute juridiction brésilienne, on voit se créer une jurisprudence non susceptible d’appel. Avant même le jugement définitif de l’AP 470, elle commence déjà à faire sentir ses effets sur les sentences criminelles rendues en première instance. Trois garanties constitutionnelles semblent bafouées : le principe du contradictoire, la présomption d’innocence et la nécessité de la justification des décisions judiciaires.
 
Le principe du contradictoire exige que les preuves produites au cours de la phase d’investigation - comme les trois commissions parlementaires qui ont enquêté sur l’accusation de Jefferson en 2005 - soient validées devant la Cour, lorsque les faits sont analysés en présence des juges, des avocats et des procureurs. Tous ont l’obligation de dire la vérité au risque de devoir répondre du crime de parjure. Dans les commissions parlementaires, nous le savons bien, ce qui prend le dessus c’est la rhétorique et l’effet des déclarations dans le jeu politique.
 
Lors du procès du mensalão, les dépositions des témoins qui se situent encore dans la phase de pré-procédure, sont récurrentes. Elles peuvent certes servir de référence, mais jamais d’élément central pour une condamnation, et cela encore moins lorsque les témoignages passés au crible du contradictoire disent le contraire de l’accusation initiale ou jettent le doute sur elle.
 
Les preuves produites et présentées par la défense doivent nécessairement être examinées par le juge, qui ne saurait accepter aveuglément la version de l’accusation. C’est à lui de réfléchir, d’analyser les éléments de preuve présentés par la défense pour réfuter les indices avancés par l’accusation. Et il faut ensuite justifier le choix de la validité des uns au détriment des autres. C’est la garantie de la motivation des décisions.
 
Si forte que soit volonté du juge de punir le crime – comme cela semble être la position du magistrat rapporteur – la présomption d’innocence devrait être toujours présente à l’esprit. Elle interdit la reconnaissance de la culpabilité sur la base de la simple suspicion ou de la présomption de responsabilité. Cette garantie constitutionnelle avait auparavant été largement défendue par les magistrats du TFS.
 
Une fois de plus, on assiste à un assouplissement apparent de ces principes dans le procès du mensalão. Lors d’une séance plénière, il a déjà été affirmé que, dans le cas des accusés les plus élevés en grade, on doit accepter des preuves plus élastiques pour prononcer une condamnation. Et cela dans la mesure où plus on est haut placé dans la hiérarchie, plus il est difficile de trouver des traces d’activité criminelle.
 
Les sessions ont également posé la question de la charge de la preuve. Il ne fait pas de doute que c’est à l’accusation de prouver la culpabilité et non à l’accusé de prouver son innocence. Autre thème inquiétant : le in dubio pro reo, garantie séculaire de la justice dans des affaires criminelles, est également en discussion. Le doute doit conduire à innocenter et non à condamner, dit la sagesse juridique. La discussion est revenue sur ce principe car le Tribunal suprême est un collège de onze magistrats dont l’un vient de prendre sa retraite. A dix, s’accroit la possibilité du partage des voix. Certains soutiennent que le principe in dubio pro reo n’est pas valable dans ce cas dans la mesure où le président du Tribunal a voix prépondérante.
 
Heureusement, lorsqu’on leur a posé la question, les magistrats ont déclaré vouloir renforcer la défense des garanties constitutionnelles. L’un d’eux, au moment d’innocenter une des personnes accusées, a précisé que le doute était la raison de sa décision. « Mieux vaut dix coupables en liberté qu’un innocent en prison » affirma-t-il en rappelant un exemple classique utilisé à l’université pour traiter la prémisse de l’in dubio pro reo.
 
De tels assouplissements, déjà constatés dans des prémisses ou des votes, sont cependant inquiétants car ils envoient un signal très clair : le jugement devrait servir d’exemple dans la lutte contre la corruption. Plus précisément, il s’agit d’accuser le gouvernement Lula d’avoir monté une organisation criminelle sophistiquée pour se maintenir au pouvoir. Le procureur général de la République, dans ses conclusions, demande explicitement « la condamnation des accusés pour servir d’exemple ».
 
Il semble évident que, sauf à prendre quelques libertés avec les garanties constitutionnelles, il serait difficile de prouver la culpabilité du prétendu « noyau politique » dirigé par l’ancien ministre chef de la Maison civile, José Dirceu. Celui qui était considéré comme le « capitaine de l’équipe » par le président Lula est dénoncé par le procureur général de la République comme « chef de gang et cerveau du système de corruption ». Un schéma criminel aussi sophistiqué a en effet besoin d’un grand responsable. Le scénario élaboré par l’accusation, et jusqu’ici approuvé par bon nombre de magistrats du TSF, n’aura de consistance et de statut d’ « exemple de la lutte contre la corruption » que si le principal accusé est condamné. Cependant, le procureur général, Roberto Gurgel, a lui-même reconnu que les preuves contre l’ancien ministre sont « fragiles ». Il faut donc le condamner « pour l’ensemble des actions et des preuves » conduisant à démontrer qu’il avait la « haute main sur les faits ». Comme on l’a vu, seul le non respect des prémisses constitutionnelles permettrait un tel succès.
 
Pour sa part, la défense de José Dirceu a présenté des dizaines de témoignages, passés au crible du contradictoire, qui mettent à bas les faibles accusations portées contre l’ancien ministre et qui prouvent son innocence dans la mesure où il n’avait pas connaissance des solutions financières trouvées par son parti pour rembourser ses dettes et respecter ses accords électoraux. Il ne s’agit pas ici de défendre des pratiques illicites qui, si elles sont prouvées dans le cadre du principe du contradictoire, doivent être punies selon la loi. Mais quel exemple le Tribunal suprême donnerait-il à la société brésilienne si la condamnation exemplaire demandée était seulement rendue possible par l’absence des garanties aussi fondamentales pour n’importe quel citoyen ?
 
Dans les quelques semaines qui restent avant la fin du procès, il faut renforcer la confiance dans la préservation de l’Etat de droit démocratique et dans la sagesse des magistrats du TFS qui doivent avoir en tête que le Brésil vit un moment historique. Ils jugent et sont eux-mêmes jugés. Plus encore qu’un jalon dans le combat contre la corruption, ce qui est en jeu c’est le respect de la Constitution et des garanties de tous les citoyens, ceux d’aujourd’hui et tout spécialement ceux de demain. La décision du Tribunal suprême ne vaudra pas seulement pour les 38 accusés de l’action pénale 470, mais également pour tous les Brésiliens – les gens du peuple. Aussi bien pour ceux qui ont réellement commis un crime que pour ceux qui sont simplement accusés sur la base de « preuves fragiles ».
 
29 septembre 2012    
 
- Fernando Morais, journaliste et écrivain brésilien. Auteur de Olga (Stock, Paris, 1990) et Le Magicien de la lumière (J’ai lu, Paris, 2010).
 
 
https://www.alainet.org/fr/active/58832

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