Quand la « stabilité » de Préval favorise la banalisation de la dictature sanguinaire de Duvalier

18/01/2011
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L’administration de Préval aura été marquée par un martèlement de la notion de « stabilité politique ». En fin comme en début de mandat, la stabilité politique ponctue toujours les discours du 1er janvier (jour anniversaire de l’indépendance) et d’autres circonstances. Alors que dans les messages du 1er janvier 2007 et 2008, le chef de l’Etat insiste sur la notion de la Paix dans une perspective de stabilité, en 2009, il invite à construire cette paix pour favoriser la stabilité et le 1er janvier 2010, reprenant globalement le discours prononcé le 18 mai de l’année précédente à l’Archaïe, il plaide en faveur d’une consolidation de la stabilité du pays et la continuité dans les efforts en vue de favoriser le développement économique et social du pays.

La réunion qui se tient le 2 juin 2010 à Punta Cana, en République Dominicaine, sur la reconstruction, sert de tribune au Président Préval pour réitérer sa conviction à propos de la stabilité sans laquelle la reconstruction échouera. La stabilité est présentée dans ce contexte comme l’élément déterminant à la reconstruction. Le 1er janvier 2011, la stabilité politique est inscrite parmi ses réalisations dans le cadre de son bilan de fin de règne. La première dame, Madame Elisabeth Debrosse Delatour Préval, corrobore le point de vue de son mari, en déclarant le 7 janvier 2011, dans une interview accordée à l’Agence France Presse, que « La stabilité politique est un acquis important qu’il (Preval) laisse au pays ». [1]

Cette récurrence de la stabilité dans les discours du Président et de ses proches, interpelle, quand on sait la charge lourde et globale ainsi que la complexité qui entoure cette notion.

En effet, un régime comme celui des Duvalier ou de Pinochet, compte tenu de leur durée au pouvoir, peut être à certain point de vue qualifié de système « stable ». Nous n’avons pas la prétention ici de faire une analyse de discours. Cependant, pour éviter d’une part toute confusion, et d’autre part pour s’assurer que le sens qui est attribué à la stabilité politique en général est rattaché à la même réalité pour les gouvernants et les gouvernés en Haïti, il est pertinent de tenter de clarifier ce concept et de l’examiner à la lumière des faits.

Notre démarche consiste à regarder de près certaines actions et dispositions prises par l’administration de Préval en ce qui concerne notamment les stratégies pour la mise en place des mécanismes institutionnels et la mise en œuvre de politique de développement économique et social.

La stabilité durant l’après-guerre

Les réflexions autour de la stabilité politique ont pris une dimension considérable dans la période post guerre. L’intérêt pour cette question est principalement du à la menace que représente le bloc soviétique face à l’occident. Ce dernier craint un basculement des pays « sous-développés », en raison des difficiles conditions de vie de leurs populations ainsi que les pays nouvellement indépendants vers des révolutions de types socialistes. Ainsi les premières études en la matière cherchent à déterminer le rapport entre le développement économique et la stabilité politique. La relation entre ces deux variables donne lieu à une stratégie nord américaine basée sur des programmes d’aide destinés aux pays qualifiés de « tiers monde ».

Néanmoins, plusieurs chercheurs particulièrement en sciences sociales introduisent d’autres facteurs et abordent la problématique de la stabilité politique sous divers angles. Par exemple, Almond et Verba (1963) font ressortir la nécessité de l’articulation d’une culture civique et d’une structure politique démocratique pour le maintien de la stabilité du système politique. Eckstein (1966), affirme que la stabilité politique s’explique à partir de la congruence entre les modèles d’autorité du gouvernement et de la société civile. Lipse (1963) montre la corrélation entre la stabilité politique, la légitimité et le développement économique : richesse, industrialisation, urbanisation, et éducation ; Huntington (1968) introduit l’analyse des pays en développement et conclut que la stabilité de quelque système de gouvernement que ce soit dépend de l’adéquation entre le niveau de participation et celui de l’institutionnalisation politique. Les Feireabend (1968) signalent que la frustration systémique, résultat de la discordance entre les besoins sociaux et leur satisfaction tend à diminuer la stabilité politique. Linz soutient que la légitimité d’un système politique renforce l’efficience et l’effectivité des décisions, ce qui potentialise la durabilité et la stabilité du régime. Ainsi, à travers son étude sur les démocraties compétitives (1978), on déduit l’importance du comportement des acteurs politiques principalement du gouvernement et les leaders de l’opposition pour préserver ou non la stabilité politique.

L’ensemble de ces facteurs et les caractéristiques que soulignent divers auteurs ayant travaillé sur la stabilité politique ne contribuent pas à dégager un consensus autour de la définition de cette notion. Toutefois prenant en compte ces multiples dimensions, on peut avancer que la stabilité politique suppose un équilibre qui ne peut être assuré que par la garantie à chaque citoyen et citoyenne, de l’ensemble des libertés civiles et politiques (liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de presse et de discussion, droit de vote, droit d’association et droit de manifester, etc.), en plus de l’accès aux services et à la répartition équitable des biens et des richesses. Elle suppose également la mise en place et le fonctionnement d’institutions, d’organes et de mécanismes devant favoriser l’exercice de ces droits et qui constituent les interfaces entre le pouvoir et la société. Au regard de cette approche de la stabilité, il convient d’interroger le dernier mandat du Président Préval qui fait de ce concept un leitmotiv, pour mesurer à quel point la réalité sociopolitique haïtienne s’en rapproche ou s’en éloigne.

Préval et les mécanismes institutionnels

Le Président Préval, dans son discours d’investiture en 2006 s’engage à renforcer les institutions. Un renforcement qui, à notre sens, marche de pair avec la mise en place de toutes les institutions prévues par la constitution de 1987 pour s’assurer du bon fonctionnement de l’Etat.

Autrement dit, tel que prévu par la Constitution, toutes les dispositions devaient être prises pour constituer les organes délibératifs desquels émaneraient entre autres le Conseil Électoral Permanent, le Conseil interdépartemental et la Commission de Conciliation. En effet, les assemblées départementales, elles-mêmes formées à partir des assemblées de sections communales et des assemblées municipales d’un département, fournissent les membres du Conseil Électoral Permanent chargé d’organiser les élections à tous les niveaux.

Chaque assemblée départementale délègue un de ses membres, pour former le Conseil Interdépartemental appelé à siéger avec le Conseil des Ministres pour étudier et planifier « les projets de décentralisation et de développement du pays au point de vue social, économique, commercial, agricole et industriel ». (Article 87.2).

La Commission de Conciliation devant traiter des litiges entre les deux branches du Pouvoir Législatif ou entre le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif provient aussi, en partie, des collectivités territoriales compte tenu du fait que deux de ses membres sont issus du Conseil Électoral Permanent.

Pour garantir la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, la Constitution exige que les juges des différents tribunaux soient nommés par le Président de la République sur la base des propositions venant des assemblées (municipales, départementales) ou du Sénat de la République. L’article 175, stipule que « les juges de la Cour de Cassation sont nommés par le Président de la République sur une liste de trois personnes par siège soumise par le Sénat. Ceux de la Cour d’Appel et des Tribunaux de Première Instance sur une liste soumise par l’Assemblée Départementale concernée, les Juges de Paix sur une liste préparée par les Assemblées Communales ».

Alors que le décret de 2005 portant création du Conseil Électoral Provisoire attribue à cette institution le mandat d’organiser les élections à tous les niveaux, seulement les élections présidentielles, législatives et partiellement les collectivités territoriales ont lieu en 2006. En toute logique, à son arrivée au pouvoir, le Président élu devait œuvrer à l’achèvement du processus électoral pour la mise en place des assemblées en vue de la formation du Conseil Électoral Permanent devant organiser les élections du tiers du Sénat, qui doit entrer en fonction en janvier 2008. Loin de s’atteler à la tache devant conduire au renouvellement partiel du Sénat, le Président Préval laisse pourrir la crise qui sévit au sein du CEP de Max Mathurin et attend plus de 18 mois plus tard soit en décembre 2007 pour se rendre compte de la nécessité de le révoquer et de prendre des mesures pour en installer un autre.

Il est tout à fait compréhensible que dans ces circonstances, il n’est plus question de respecter les délais prévus par la Constitution pour renouveler le tiers du Sénat. Ainsi, il se contente de proposer une solution bancale consistant à prolonger le mandat des Sénateurs élus pour deux ans aux élections législatives de l’année 2006, au-delà du 2e lundi de janvier 2008, jusqu’au vote définitif de la loi électorale devant régir l’organisation des prochaines élections. Cette décision participe de la fragilisation de cette institution dans la mesure où ces 10 sénateurs qui voient leur mandat prolongé ne détiennent plus de légitimité constitutionnelle.

Le pays se retrouve donc pendant environ six mois avec des Sénateurs illégitimes qui décident de l’avenir des haïtiens et haïtiennes et qui prennent des décisions relatives à la destitution ou à la nomination d’un premier ministre. Il faut, en effet, attendre le mois de juin 2009 pour voir l’entrée en fonction des nouveaux sénateurs issus des élections pas très nettes et dont les résultats sont très favorables au Parti au Pouvoir. « Lespwa » [2] rafle 6 sièges sur 11.

Il faut souligner qu’en dépit des taches confiées au CEP de Verrette [3] du 12 décembre 2007 en vue d’organiser des élections indirectes, aucune disposition n’est prise dans ce sens ni par l’institution électorale ni par le Président. Encore une fois, ces niveaux d’élections sont jetés aux oubliettes. L’arrêté pris par le Président Préval le 16 octobre 2009 pour replâtrer le CEP de Verret en raison des contestations et des mécontentements provoqués par les sénatoriales partielles, confie aussi aux nouveaux Conseillers électoraux le mandat d’organiser des élections indirectes en février et mars 2010. Ce CEP de Gaillot Dorsainvil [4] saura-t-il relever ce défi qui n’a jamais pu être surmonté jusque là ?

La formule de replâtrage adoptée par le Président Préval pour calmer les esprits en ce qui concerne les fraudes saugrenues planifiées par le CEP en faveur du parti au pouvoir lors des dernières sénatoriales, est l’objet de vives critiques. Les partis de l’opposition et quelques acteurs des mouvements sociaux proposent la formation d’un autre conseil électoral pour s’assurer de la fiabilité de cette institution. La réponse du Président est de renforcer le pouvoir du CEP en élargissant son mandat selon l’arrêté du 27 juin 2010. En plus des législatives et des indirectes, ce CEP doit organiser également les présidentielles.

Les comportements et les agissements de l’exécutif et des conseillers électoraux n’aident pas à rétablir la confiance de la population vis-à-vis de cette institution. Les différentes mesures prises par celle-ci, telles l’acceptation de la candidature de plusieurs personnalités dont celle qui a l’aval du pouvoir, avec un rapport de la Cour des Comptes, en lieu et place de la décharge exigée par la Constitution, l’exclusion sans cause valable de la course de plusieurs partis politiques, l’acceptation des candidats de INITE (parti officiel) malgré les dénonciations publiques pour faux et usage de faux contre les dirigeants de cette plateforme, le scandale de la fraude découverte lors de la distribution des numéros d’identification aux partis, le « un » (no. 1) revenant comme par hasard à INITE, sont autant de faits qui viennent conforter les appréhensions des leaders des partis politiques de l’opposition et la population par rapport à la volonté de cette institution d’organiser des élections libres, honnêtes et démocratiques. L’exécutif, pourtant, continue de soutenir cette institution et adopte des stratégies visant à contrôler tout le processus électoral notamment la nomination des délégués, vice-délégués et des juges. Et plus tard, on va mieux comprendre les raisons de ces nominations, car l’exécutif, en passant à l’offensive conte les candidats et leurs partisans accusés d’actes répréhensibles durant le déroulement du scrutin le 28 novembre 2010, n’a mobilisé l’appareil judiciaire haïtien que contre les candidats de l’opposition admis à se présenter au second tour et leurs sympathisants.

Si la stabilité implique entre autres la mise en place des mécanismes pour défendre la démocratie, elle garantit autant la procédure qui permet aux citoyens et citoyennes de participer à la vie politique. Or, ce que nous avons observé dans la démarche du Président Préval c’est un mépris systématique des propositions, des recommandations formulées par différents secteurs en ce qui concerne l’institution électorale, leur exclusion ainsi que l’amputation de la Cour de Cassation de son Président.

Quand on considère les mécontentements, les soulèvements, les manifestations provoqués par le résultat des élections de novembre 2010, on peut s’interroger sur la volonté du Président d’œuvrer à cette stabilité politique tant claironnée ou encore se demander le sens que revêt pour le Chef de l’État la notion de stabilité politique ?

Par ailleurs, si nous examinons le décret de juillet 2007 rattachant le Centre National des Équipements (CNE) au Ministère des Travaux Publics Transport et Communication (MTPTC) rien ne nous empêche d’inscrire cette mesure dans une perspective de renforcement des institutions. Cependant, sachant que le MTPTC comporte légalement à travers la Direction des Travaux Publics un Service de Génie Urbain et un Service d’Entretien des Équipements Urbains et Ruraux, on peut s’interroger sur la nécessité de la création d’une telle institution. Doit-on voir en cette institution un instrument politique ? Est-ce la raison pour laquelle les « exploits » du CNE sont tant vantés par le service de communication du Palais tous les soirs à la Télévision Nationale d’Haïti ?

Certains diront peut être que c’est par souci d’efficacité ou d’informer la population des actions du gouvernement, ou même par transparence ! Mais quand on examine de plus près certains faits on peut être porté à croire qu’il s’agit d’une stratégie politique. En effet, on se demande pourquoi le Président Préval préfère, durant la première moitié de son mandat, doubler les délégués et vice délégués à travers des chargés de mission en lieu et place de nommer des nouveaux et de créer des conditions favorables au fonctionnement de l’institution nommée Délégation. Pourquoi au lieu de renforcer les structures de l’Etat, l’administration publique haïtienne, notamment les Unités d’Etudes et de Programmation (UEP) et le Ministère de la Planification et de la Coopération Externe (MPCE), opte-t-il pour la mise en place d’un mécanisme financier en vue de la gestion de l’aide destinée à la reconstruction en l’occurrence la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) ? Pourquoi, le Chef de l’Etat s’évertue-t-il à monter des commissions de toutes sortes, dont le mandat, pour la plupart, entre en contradiction avec les attributions des directions des ministères ?

De toute manière, ces choix ne sont pas anodins. Ils ont, en bout de ligne des objectifs politiques bien précis. Le directeur du CNE est le dauphin du Président qui veut l’imposer à tout prix comme son successeur. La publicité à outrance faite au CNE à travers la TNH depuis de nombreux mois précédant les élections, ne peut-elle pas être associée à une stratégie de promouvoir ou de mettre en relief le directeur de cette institution ? La nomination de plusieurs délégués et vice-délégués, représentants de l’exécutif au niveau local (département et arrondissement) 4 mois avant les élections ne participe-t-elle pas d’une stratégie de contrôler les opérations électorales à la faveur du candidat du pouvoir ? La CIRH ne peut-elle pas être considérée comme un cadeau offert à la communauté internationale en vue de se maintenir au pouvoir. Cette dernière hypothèse va être vérifiée avec la position de la représentante de l’exécutif à la dernière réunion de la CIRH tenue en République Dominicaine au mois de décembre 2010. Tandis que les américains expriment clairement leur désaccord avec les résultats des élections qu’ils jugent contraires à la volonté populaire, le Président Préval rappelle publiquement à l’Ambassade Américaine qu’elle n’est pas le CEP, et parallèlement, la représentante de l’exécutif critique ouvertement et sans réserve le mode de fonctionnement de la CIRH en exprimant la frustration des autorités de n’être pas informées des décisions et de ne disposer d’aucun contrôle sur les actions de la commission. Comme par hasard, ces reproches interviennent donc au moment ou le torchon semble bruler entre les dirigeants haïtiens et les américains !

On devra peut être s’attendre dans les prochains jours à une réaction similaire du Chef de l’Etat par rapport à l’Organisation des Etats Américains (OEA), à qui il confie le mandat d’évaluer les résultats contestés des Présidentielles du 28 novembre 2010. Il semblerait que le Président aurait évoqué des problèmes d’ordre méthodologique pour justifier son désaccord avec le rapport de l’organisation hémisphérique qui écarte de la course électorale pour le second tour son candidat favori.

En définitive, les faits décrits plus hauts montrent que la mise en place et le renforcement des institutions sont le cadet des soucis du Président Préval. Il aura pris au contraire toutes les dispositions pour instrumentaliser, contrôler et vassaliser l’institution électorale. Il s’attèlera à affaiblir les institutions existantes d’une part en les dupliquant avec les commissions présidentielles, d’autre part, en consacrant la stratégie de l’international qui veut se substituer à l’Etat à travers la mise en œuvre des projets sociaux par des Organisations non gouvernementales OnGs dont les budgets dépassent de loin les ministères sectoriels avec lesquels elles sont supposées collaborer et que les résultats tardent à se manifester. Nous faisons particulièrement référence à la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti, (MINUSTAH) qui supplante la Police Nationale d’Haïti (PNH), la CIRH les ministères et l’OEA le CEP.

La stratégie dilatoire adoptée par le Président Préval par rapport à l’organisation des élections indirectes devant conduire au montage du Conseil Electoral Permanent et la nomination du Président de la Cour de Cassation s’inscrit dans la dynamique d’affaiblir l’Etat et de le mettre sous contrôle voire sous tutelle des pays impérialistes. En termes concrets, en ce qui concerne la mise en place des mécanismes institutionnels, le gouvernement de Préval - et si nous remontons à plus loin, le régime Lavalas - a échoué. Il ne fait aucune rupture avec l’ancien régime (Duvalier) en dépit des provisions constitutionnelles dont il dispose. Cette vérité éclate au grand jour le 16 janvier 2011, date du retour de l’ancien dictateur à vie en Haïti, où il reçoit un accueil officiel et n’est nullement inquiété pour les milliers de crimes de sang et autres commis sous son administration.

Préval et ses stratégies de développement économique et social

Le Président Préval associe souvent la stabilité au développement. Il la présente à juste titre, comme un corollaire du développement ou plus précisément un facteur attractif pour les investisseurs étrangers, si l’on admet, d’une part, que l’environnement politique et institutionnel peut influencer positivement aussi bien les performances économiques d’un pays que le choix des investisseurs étrangers et, d’autre part, que plusieurs chercheurs notamment Deniz AKAGÜL [5] (2005) ont déjà fait la démonstration de l’existence de cette corrélation. Il n’en demeure pas moins vrai pourtant, que le débat sur la relation de cause à effet entre la stabilité politique et le développement est encore ouvert. S’appuyant sur Pei et Adesnik (2000) qui ont largement démontré comment les crises économiques qu’ont connues les pays de l’Amérique Latine et d’Asie au cours des dernières décennies ont provoqué des changements de leurs régimes politiques, on est en droit de se demander lequel de ces deux phénomènes agit sur l’autre. La stabilité politique ou le développement ? Faudrait-il partir de la stabilité politique comme déterminant des investissements ou l’inverse ? Cette séquence nous porte à regarder de plus près les mesures économiques prises par le gouvernement Préval en vue de favoriser cette stabilité.

Les priorités présentées par l’administration Préval environ 2 mois après son investiture, soit à l’ouverture de la Conférence Internationale pour le Développement Économique et Social d’Haïti, le 25 juillet 2006, sont les infrastructures routières, l’électrification du pays, les télécommunications, l’éducation, la sécurité, la santé, l’agriculture et le tourisme. De plus, le Président se propose d’élaborer un plan de développement national sur un horizon de 25 ans.

Cette annonce de plan de développement national est accueillie favorablement dans certains milieux parce qu’il permettrait de combler l’absence d’orientations et d’objectifs mesurables de développement tant rêvé par différents acteurs de la société. Si nous admettons qu’un tel instrument doit contenir des dispositions pouvant favoriser la coordination et l’articulation des efforts nationaux et locaux de développement, la cohérence des interventions des ONGs, la clarification des rôles des autorités politiques dans les décisions nationales et locales et la détermination des responsabilités et des compétences partagées et spécifiques de l’Administration Publique et des Collectivités Territoriales dans la planification, le choix, la mise en œuvre et la gestion du développement, il est évident que son existence contribuerait à l’ accroissement de l’accès aux services publics de qualité, à la préservation et la maximisation de l’utilisation de nos ressources naturelles et humaines et conséquemment à l’augmentation de notre niveau de vie.

Nous observons par moment dans certaines circonstances, une série de déclarations dans lesquelles l’administration de Préval annonce tantôt le démarrage d’un projet de route, tantôt un projet d’augmentation de la production agricole, tantôt un programme d’apaisement social sans qu’au fait ces actions ne soient inscrites dans aucun plan de développement global. Il serait étonnant que cette stratégie fragmentée et ponctuelle du développement donne des résultats.

Arrêtons-nous un instant rien que sur la production agricole, nous nous rendons compte que plusieurs promesses qui ont été faites par le gouvernement Préval lors des émeutes de la faim en avril 2008 sont encore en attente d’être honorées. Nous pensons notamment à l’engagement pris par le gouvernement Préval, le 14 avril 2008, à travers son ministre de l’agriculture, de faciliter l’accès aux engrais et aux semences aux agriculteurs et agricultrices à un prix abordable, ainsi que la construction et la réhabilitation des systèmes d’irrigation en vue de faire passer la production de riz de 90 à 120 milles tonnes métriques. De combien notre production de riz augmente-t-elle de l’année 2008 à l’année 2009 ? Que se passe-t-il avec les 3.000.000 de tonnes de semences ayant coûté 3.000.000 de dollars américains qui sont censés avoir été distribuées ? [6] A qui ont-elles été réparties ? Cette question est de toute importance quand on se souvient des dénonciations des pratiques clientélistes faites par des agriculteurs et agricultures du département de l’Artibonite en ce qui concerne les distributions de semences.

Ce qui est certain, de manière générale le secteur agricole qui représente le plus important secteur pourvoyeur d’emplois (50 % de la main-d’œuvre) en Haïti, ne bénéficie pas d’une attention proportionnelle à ce qu’elle pourrait représenter en termes de garantie pour la création d’emplois viables et pour combattre les problèmes de la sous alimentation de 3,8 millions de personnes ainsi que la malnutrition chronique dont souffrent 30% d’enfants en Haïti [7]. Pourquoi, les promesses à propos de la « production agricole » ne s’accompagnent-elles pas d’actions concrètes ? Pourquoi les agriculteurs et agricultrices travaillent-ils avec des outils rudimentaires, les systèmes d’irrigation sont-ils déficients, les pertes après les récoltes continuent-elles en raison de l’absence des infrastructures, l’inaccessibilité aux intrants agricoles persiste-t-elle, ainsi que le manque d’encadrement technique ? Que représentent les 267 tracteurs, 40 motoculteurs, 500 pompes d’irrigation et les 13.000.000 d’outils aratoires, de pelles, de pioches par rapport aux besoins exprimés dans le secteur agricole ? [8] Si l’on s’entend sur le fait que les priorités définies en faveur d’un secteur doivent être traduits dans la loi de finances, pourquoi une stratégie n’est-elle pas adoptée pour mobiliser des ressources financières suffisantes permettant d’embaucher des techniciens hommes et femmes en agriculture, élevage, commercialisation des produits agricoles pour renforcer ce secteur ?

Tout compte fait, l’administration de Préval n’a pas réussi à satisfaire, même symboliquement, les besoins alimentaires dans le pays. Ce désintéressement pour le secteur agricole ne fait que renforcer la dépendance alimentaire d’Haïti par rapport aux autres pays. Le gouvernement Préval n’a pas su prendre des mesures qui s’imposent pour nourrir sa population. Plus de la moitié de la population n’arrive toujours pas à se procurer la ration alimentaire minimale de 225 kg de calorie par an et par individu, tel qu’établie par la FAO. Il faut noter par ailleurs que ces catégories de citoyens n’ont pas accès à un revenu suffisant et ont un moindre accès aux services essentiels de base : eau potable, installations sanitaires, particulièrement dans les zones rurales et les bidonvilles. [9] Verront-ils peut être leur revenu augmenter avec le vote de la loi sur le salaire minimum ?

Le débat autour de l’augmentation du salaire minimum en Haïti au début de l’année 2009 est riche d’enseignement. Il permet de confirmer le degré d’avarice du secteur industriel haïtien. La divagation des patrons de ce secteur autour de la proposition d’un salaire minimum à 200 gourdes relèvent carrément d’un registre comique. On croirait revivre la scène où Harpagon se lance dans un monologue désespéré quand il s’aperçoit que sa cassette a été volée. Les industriels haïtiens perdent la tête, ils sont perturbés, s’imaginant que ces 200 gourdes vont les priver de leurs richesses, de la possibilité de faire encore plus de plus-value. Il ne faut pas fâcher ses amis, il faut protéger leurs intérêts au détriment de la classe des travailleurs : c’est le signal donné par le Président Préval quand il décide de fixer le salaire minimum à 125 gourdes au lieu de 200 gourdes, en s’appuyant sur l’argument du secteur privé qui dans l’essence établit un lien entre l’augmentation du salaire minimum et l’accroissement du taux de chômage.

Il fait fi littéralement des arguments qui montrent que les 200 gourdes relèvent d’une préoccupation de justice sociale, d’autant plus que depuis 2003, les patrons haïtiens n’ont pas observé la loi et n’ont pas procédé aux ajustements annuels de salaires tels que requis par le Code du Travail, surtout au cours d’une période où l’inflation annuelle est en moyenne de 20%. Le Président Préval n’a même pas compris que la redistribution du revenu national est un impératif et que l’acceptation de fixer le salaire minimum à 200 gourdes pourrait participer de la volonté de corriger les inégalités patentes existant dans la société haïtienne. Cette décision du Président Préval de s’associer au secteur privé ne fait qu’agrandir le fossé entre riches et pauvres. Son administration n’aura adopté aucune stratégie visant à réduire ce fossé. Les 20% de la population les plus pauvres qui reçoivent seulement 1.5% du revenu national total haïtien contre les 20% les plus riches qui en reçoivent 68% ne verront pas leur situation économique s’améliorer à la fin du mandat du Président Préval. [10]

Le passage de ce dernier au pouvoir sera définitivement caractérisé par une insensibilité voire une impassibilité à la notion de « justice sociale » et à un dédain pour les masses populaires. L’attitude du Président Préval devant l’insistance des journalistes à lui arracher un mot en guise de message à une population meurtrie, courageuse et solidaire mais demeurant sans recours auprès de ses dirigeants après le séisme du 12 janvier 2010, en est une illustration. Il résulte de cette attitude dédaigneuse et irresponsable le spectacle de la honte, que nous vivons encore un an plus tard, au champ de Mars, sur la Place St Pierre, la Place Boyer, enfin les camps de fortune ou plus d’un million et demi de citoyens et de citoyennes survivent dans des conditions infra humaines, où ils sont confiés aux ONGs qui leur fournissent, selon leurs approches, leurs visions et leurs stratégies, des services sociaux de base. On se demande où sont nos dirigeants ? où sont les institutions ? Où est le gouvernement ? Où est L’Etat ? Le séisme du 12 janvier, les aura-t-il tous enfoui sous les décombres ?

Pourtant, la mise en place d’un Plan National pour la Reconstruction d’Haïti, les négociations entre les dirigeants haïtiens et les acteurs de la communauté internationale autour de ce document dans une perspective de recherche de financement pour la reconstruction du pays, les contrats signés avec des firmes nationales et internationales respectivement pour le déblaiement des zones touchées par le séisme et pour proposer un design pour Port-au-Prince, les décrets déclarant d’utilité publique une bonne partie du Centre Ville de la Capitale, la loi d’urgence et celle prolongeant le mandat du Président Préval, sont autant de faits qui prouvent l’existence d’un gouvernement ou d’un Etat.

Est-ce que cela voudrait dire que nos dirigeants se manifestent seulement quand il s’agit de faire une évaluation pour mobiliser des fonds et qu’ils sont absents quand il s’agit de venir au secours de la population en détresse ou de fournir des services ou encore de rendre des comptes ? Qui est informé de l’utilisation des 197 millions de dollars votés par les parlementaires pour répondre aux urgences provoquées par les ouragans successifs qui ont ravagé certaines zones du pays ? De quelles informations disposent la population concernant les 163 millions de dollars ?

Au fait, il s’agit d’un état dont la gestion est caractérisée par l’opacité, ce qui ouvre la voie à des interprétations diverses d’autant plus qu’avec la loi sur l’état d’urgence, les procédures de passation de marché pour le recrutement des firmes en vue de la réalisation de contrats, sont mises en veilleuse. Il n’est donc pas étonnant que les populations soupçonnent le gouvernement de corruption et que les priorités définies par le Président Préval, notamment : routes, électrification, et tout récemment le ramassage de gravats, seraient qualifiées de stratégies visant à favoriser un sous-secteur économique voire ses proches. C’est ce qui porte peut être certaines personnes à qualifier le pouvoir de Préval de favoritisme ou encore de népotisme. Comment peut-on envisager de créer l’équilibre dans une société avec une telle perception de la population du pouvoir en exercice ?

L’exercice que nous tentons de faire dans ce texte montre la complexité de la stabilité politique. Se fixer la stabilité politique comme résultat d’un mandat requiert de l’intelligence politique et non la faculté à mettre en œuvre des combines politiques, car il s’agit de trouver la bonne méthode et la bonne stratégie pour doser les contradictions sociales et politiques. La stabilité devant se baser sur l’articulation entre liberté individuelle et collective, est incompatible à tout système de pouvoir autoritaire, dictatorial se reposant sur une pensée unique étroite et sur la répression. La stabilité politique ne peut pas être lancée comme un simple slogan. Elle se construit et ce avec les citoyens et les citoyennes considérées comme sujet du pouvoir politique. Donc, elle exige le dialogue, la concertation, la participation, la communication pour que l’ensemble des forces sociales se l’approprient et qu’elles soient portées par elles.

Vu sous cet angle, de quelque tendance idéologique qu’on soit, on s’accorde tous et toutes sur la nécessité de la stabilité politique. Mais, la grande question qu’on doit se poser est celle-ci : est ce que les partis politiques traditionnels tels qu’ils se présentent aujourd’hui sur l’échiquier politique, peuvent garantir cette stabilité politique en tenant compte de ses facteurs essentiels, en l’occurrence :la liberté individuelle et collective, la pratique démocratique, le droit fondé sur la justice sociale, le développement économique, social et culturel, la transparence, l’alternance.

Aussi minimaliste qu’elle paraisse, l’accomplissement de telles taches requiert un changement de paradigme, une rupture avec la façon de faire la politique dans le pays. Or, ces leaders politiques tous confondus, n’ont pas fait preuve de leur volonté de rompre avec certaines pratiques politiques archaïques.

S’il est avéré que les grandes catastrophes peuvent servir de levier pour insuffler une nouvelle dynamique à une société, il est évident que celle-ci ne peut entrainer une transformation sociale réelle que si ceux et celles qui portent ce projet inspirent confiance et respect. La population haïtienne ayant déjà eu à rejeter et les Duvalieristes et les Lavalassiens, l’émergence d’autres leaders progressistes, démocratiques et populaires ne s’impose-t-il pas en Haïti dans le contexte post-séisme ? Si non, sous prétexte de stabilité, ne sommes-nous pas condamnés à revivre les pages les plus sombres de notre histoire ?

………………….

- Marie-Frantz Joachim est linguiste, féministe

Source:  Alterpresse www.alterpresse.org

 

[1] AFP 7 janvier 2011 "Ce n’est pas Préval qui a créé la situation d’exclusion et de misère en Haïti. Au contraire, il a travaillé au cours des cinq dernières années pour la stabilité", soutient Mme Préval, qui reçoit l’AFP chez elle, le palais présidentiel étant toujours en ruines.

[2] L’espoir :plateforme politique au pouvoir regroupant diverses formations politiques

[3] Frantz-Gérard Verret a été nommé Président du CEP crée par le décret loi du 12 décembre 2007

[4] Président du CEP institué par l’arrêté du 16 octobre 2009

[5] Maître de Conférences à la Faculté des Sciences économiques et sociales de l’Université de Lille 1. Chercheur au MEDEE (Mécanismes économiques et dynamiques des espaces européens –Université de Lille 1) et chercheur associé à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques – Paris).

[6] Le Nouvelliste, 4 janvier 2011, Roberson Alphonse

[7] Plan National pour le Relèvement d’Haïti

[8] Message du Président Préval à l’occasion du 1er janvier 2011 aux Gonaives

[9] Rapport 2009, PAM

[10] Evans Jadotte, “Income Distribution and Poverty in the Republic of Haiti,” PMMA Working Paper 2006-13, Poverty and Economic Policy, Université de Barcelone, Espagne, June 2006.

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