Lectures des résultats du scrutin du 28 novembre 2010
- Opinión
Les résultats des élections du 28 novembre 2010 sont contestés. Nul ne sait quelle sera l’issue des tripatouillages engagés par le Conseil Electoral et qui risquent de le discréditer définitivement. Néanmoins, ces résultats, aussi curieux et suspects soient-ils révèlent quelque chose qui ne plaira pas à la classe politique haïtienne mais dont il faut qu’elle soit informée. La réflexion reste donc nécessaire afin de comprendre le message qui a été envoyé à la classe politique par les électeurs qui ont pris le risque d’aller voter. C’est la raison pour laquelle je propose de lire les résultats publiés à la lumière des méthodes de la politologie. Cette lecture est d’autant plus nécessaire que les résultats, qui devraient être publiés le 20 décembre prochain, ne changeront rien aux leçons essentielles qu’il est d’ores et déjà possible de retenir.
Le taux de participation est très faible
Le taux de participation est de 22,87%. On est loin des 60% de participation de 1990. On est également loin des 8 % des élections chaotiques de novembre 2000 qui ont permis à Jean-Bertrand Aristide d’accéder une seconde fois à la tête de l’Etat haïtien. Les deux extrêmes écartés, on constate néanmoins que le taux de participation est en dessous de la moyenne de 26% établie en fonction du taux de participation constaté à partir des statistiques des six premières élections présidentielles ayant précédé celle-là. Mais, plus que le taux de participation, c’est le taux d’abstention de 77,13% qui doit interpeller. Ce faible taux de participation ou ce taux élevé d’abstention révèle une prise de distance des citoyens avec la chose publique et leur peu d’intérêt pour l’élection présidentielle qui, jusque-là, était pour eux l’événement structurant de la vie politique haïtienne. En 24 ans, les citoyens haïtiens ont appris qu’une élection présidentielle ne changeait rien en Haiti. Elle est le plus souvent la cause de l’aggravation des crises. Elle n’est pas la solution. Elle est le vrai problème.
CANDIDATS |
PARTI |
Suffrages |
Pourcentage |
Mirlande Manigat |
RDNP |
336, 878 |
31.37 % |
Jude Célestin |
INITE |
241,462 |
22.48 % |
Michel Joseph Martelly |
Repons Peyizan |
234, 617 |
21.84 % |
Jean-Henry Céant |
Renmen Ayiti |
87,834 |
8.18 % |
Jacques Édouard Alexis |
MPH |
32,932 |
3.07 % |
Charles-Henri Baker |
RESPE |
25,512 |
2.38 % |
Jean Chavannes Jeune |
ACCRHA |
19,348 |
1.80 % |
Yves Cristalin |
LAVNI |
17,133 |
1.60 % |
Leslie Voltaire |
Ansanm Nou Fò |
16,199 |
1.51 % |
Anne Marie Josette Bijou |
Indépendante |
10,782 |
1 % |
Génard Joseph |
Solidarite |
9,164 |
0.85 % |
Wilson Jeudy |
Force 2010 |
6,076 |
0.57 % |
Yvon Néptune |
Ayisyen pou Ayiti |
4,217 |
0.39 % |
Jean Hector Anacacis |
MODEJHA |
4,165 |
0.39 % |
Léon Jeune |
KLE |
3,738 |
0.35 % |
Axan Delson Abellard |
KNDA |
3,110 |
0.29 % |
Garaudy Laguerre |
Wozo |
2,802 |
0.26 % |
Gérard Marie Necker Blot |
Platfòm 16 desanm |
2,621 |
0.24 % |
Eric Smarcki Charles |
PENH |
2,597 |
0.24 % |
Tableau 1 : Résultats de l'élection présidentielle
La hiérarchisation des candidats
Les résultats montrent également que les candidats n’ont pas su séduire les citoyens. Si le premier recueille 31,37% des suffrages, le second n’en recueille que 22%. Mais, on constate que les cinq (5) premiers totalisent à eux seuls 86,94% des suffrages. A l’inverse, les neufs (9) derniers ne totalisent que 3,58% des suffrages. 50% des candidats n’ont pas fait plus de 1%. Ils ne sont que 4 candidats à avoir dépassé 5% des voix. Cela fait ressortir une vraie hiérarchie entre les candidats. Cela veut surtout dire que certaines candidatures n’étaient pas légitimes. Ces candidatures ont parasité le débat politique. Les candidats concernés ont donc raté leur test de popularité. Ils devraient retenir la leçon, si jamais le scrutin devait être annulé. Bien entendu, il ne nous revient pas de dire, qui peut ou ne peut pas être candidat. Néanmoins, les résultats sont là pour rappeler chacun à un certain réalisme et à une certaine modestie. Ils incitent à dire qu’une compétition qui peut se jouer à 4, ne doit pas se jouer à 18. Enfin, il faut préciser ce type de hiérarchie ressort de toutes les élections présidentielles organisées en Haïti depuis novembre 1990. Ainsi, Jean-Bertrand Aristide et Marc Bazin avait écrasé leurs adversaires. Ils étaient les seuls à recueillir plus de 5% des suffrages exprimés. A eux deux, ils avaient obtenu plus de 81% des voix. En 1995, René Préval était le seul à dépasser les 5%. Il en est de même de Jean-Bertrand Aristide en 2000. en 2006, il y avait 35 candidats, ils n’étaient que 4 à dépasser les 5%. 25 d’entre eux avaient obtenu un score inférieur à 1%.
Par ailleurs, on constate également que le fait d’avoir été Premier ministre ne donne pas de légitimité pour devenir Président de
Les faibles scores de ces candidats devraient constituer un élément de réflexion pour l’avenir en termes de financement public des campagnes électorales. Il ne serait pas absurde de fixer un seuil minimum de votes obtenus pour qu’un parti ait le droit de se faire rembourser une partie des frais exposés à l’occasion d’une élection. Cela aura peut-être un effet dissuasif sur les candidats qui savent qu’ils n’ont aucune chance.
Le rejet relatif du pouvoir en place
Les résultats partiels traduisent nettement un rejet du pouvoir en place. En effet, Jude Célestin, candidat du pouvoir ne recueille que 22% des voix. Malgré les moyens financiers et malgré la machine électorale dont il disposait, c’est un euphémisme de dire qu’il n’a pas séduit les électeurs. C’est la première fois que le représentant du parti dominant fait un score aussi faible. Jusque-là, le représentant du parti dominant avait gagné l’élection présidentielle au premier tour. Le rejet du pouvoir en place peut donc, dans un premier temps, être interprété comme un rejet du candidat. Mais, quand on va plus loin dans l’analyse, on constate que les 7 candidats issus de la mouvance au pouvoir ne recueillent que 38% des suffrages. Le pouvoir sortant a été sanctionné. Il est minoritaire. Mais, son rejet n’est que relatif. Il ne se manifeste qu’à travers le candidat à l’élection présidentielle, puisque toutes les informations, publiées à ce jour, laissent entendre que le parti Inite gagnera les législatives et que compte tenu de la nature du régime, on devrait s’acheminer vers une cohabitation. Ainsi, paradoxalement, Jude Célestin pourrait devenir Premier ministre alors que le peuple semble ne pas en vouloir comme Président de
L’élection était gagnable au premier tour pour l’opposition
Si on additionne les scores de Madame Mirlande Manigat et de Monsieur Michel Martelly on obtient 53% des voix. A l’inverse, même si le camp du pouvoir sortant place trois (3) de ses candidats parmi les cinq (5) premiers, il ressort qu’il ne devrait pas gagner ces élections. En effet, les trois (3) candidats du pouvoir sortant ne totalisent que 33,73% des voix. De plus, même en additionnant les scores des 7 candidats qui, parce qu’ils ont été ministres ou anciens premiers ministres sont issus du pouvoir en place, on n’obtient pas plus de 38% des voix. De ce fait, le candidat du pouvoir susceptible d’être au second tour, n’a théoriquement plus de réserve de voix. Enfin, en cas d’un deuxième tour éventuel, si le report de voix est parfait entre Mirlande Manigat et Michel Martelly et si le scrutin n’est entaché d’aucune fraude, le parti Inite devrait perdre les élections. Cela permet d’affirmer que si l’opposition s’était organisée, l’issue de l’élection présidentielle aurait sans doute été différente, compte tenu du rejet du candidat du pouvoir.
A qui perd gagne
Néanmoins, le vainqueur de l’élection présidentielle ne gagnera pas les législatives. Avec ses 336.878 voix, Madame Manigat n’a l’assentiment que de 7% du corps électoral. Si par extraordinaire, les tripatouillages du Conseil Electoral devaient aider Jude Célestin voire Michel Martelly [1] à gagner l’élection au second tour, le problème restera le même puisque l’un ou l’autre n’aura réussi à recueillir l’assentiment que de 5% de l’électorat. On ne gouverne pas avec une légitimité aussi étriquée. A moins que Mirlande Manigat, si elle gagne l’élection, procède comme le Président René Préval. En effet, en 2006, la plateforme politique qui le soutenait était minoritaire. René Préval a séduit les parlementaires de l’opposition. Il a cassé les partis de l’opposition pour créer son parti. Si Madame Mirlande Manigat gagne, fera-t-elle la même chose au risque d’être un Président haïtien comme tous les autres ? Laissera-t-elle l’adversaire gouverner en acceptant une cohabitation stricte ? Gouvernera-t-elle avec l’adversaire en prenant le risque d’enfoncer encore plus son pays ? On n’en est pas encore là puisque le second tour n’a pas encore eu lieu.
Second tour ou annulation ?
Depuis 1988, C’est la première fois que les électeurs haïtiens risquent d’être invités à participer à un second tour afin de départager deux candidats à l’élection présidentielle. Malheureusement, ce qui aurait pu être un vrai test pédagogique est en train de dégénérer en farce. Le nouveau comptage proposé par le Conseil électoral et le refus protocolaire qui lui a été adressé par Madame Manigat et Monsieur Martelly, qui n’ont pas fait de proposition alternative, ne laissent pas augurer d’un dénouement positif. Le sort des élections semble donc vaciller entre un probable second tour à risque et une probable annulation cauchemardesque, puisque tous les responsables devraient en tirer les conséquences qui s’imposent. Deux solutions qui l’une et l’autre signeront l’échec du Conseil électoral et l’irresponsabilité de toute la classe politique haïtienne. Deux solutions qui confirmeront bien que ces élections mal organisées ont été un véritable gâchis. Deux solutions qui risquent de porter un nouveau coup fatal à la démocratie en Haïti. Deux solutions qui auraient, en plus, la faiblesse d’être prises par le Conseil Electoral qui est juge et partie, ce qui est une hérésie en démocratie. Deux solutions que les candidats doivent apprécier à la lumière des leçons tirées des résultats du premier tour qui, aussi particuliers qu’ils soient, révèlent quand même beaucoup de choses, sauf pour les aveugles, les têtus et les kamikazes !
Quoi qu’il en soit, les résultats tels que publiés nous permettent de tirer la conclusion partielle suivante : les vainqueurs de l’élection présidentielle étant les perdants des élections législatives, Haïti va vers l’impasse si les choses devaient rester en l’état. Jean Price-Mars avait décelé chez les Haïtiens une tendance au bovarysme collectif. Les Haïtiens aiment bien s’accuser de pratiquer ce péché particulier. Ils n’ont, sans doute, pas lu Madame Bovary [2] et ne savent sans doute pas que Madame Bovary a fini par se suicider…
Comment peut-on sortir de cette situation ? A ce stade, c’est la question essentielle que devraient se poser les responsables politiques haïtiens et la communauté internationale. Et cette question doit être posée à des professionnels. Par professionnels, il faut entendre ces théoriciens ou ces praticiens sans lesquels, on ne construit pas de société viable. Par professionnels, il faut entendre ces analystes ou ces concepteurs sans lesquels, il est difficile de comprendre ce qu’est une élection, comment on en organise et comment on tire des leçons utiles des résultats bruts livrés à tous mais qui ne peuvent être décryptés que par des gens compétents dont Haïti ne manque pas.
(13/12/2010)
- Eric Sauray est docteur en droit public - Diplômé de l’Ecole de Formation Professionnelle des Barreaux de
[1] En l’état actuel des choses, il est éliminé. Mais, si le nouveau décompte lui est favorable, il risque d’être second. Mais, dans ce cas, le Conseil électoral sera discrédité.
[2] Gustave Flaubert, Madame Bovary, Editions Gallimard, Paris, 2004.
Source : Alterpresse : http://www.alterpresse.org/spip.php?article10421