« Argent contre travail » ou « argent pour faire passer le temps » ?

Reconstruction : Petite histoire du « Cash-for-work »

09/11/2010
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Enquête
Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Je Kale »*, dont AlterPresse fait partie
 
P-au-P., 9 nov. 2010 []--- « Cash-for-work » (CFW) est un terme utilisé par les agences humanitaires pour designer des emplois à court terme destinés à une main-d’œuvre non qualifiée. Un de ses principaux objectifs est de faire circuler de l’argent en vue de « relancer » l’économie. Les travailleurs sont payés au salaire minimum ou moins. Le terme semble provenir d’un programme connexe, "Food for Work" (FFW), que les agences humanitaires ont mis en œuvre en Haïti et à travers le monde depuis des décennies.
 
En Haïti, les programmes CFW ciblent spécialement les victimes du tremblement de terre qui vivent dans les 1.300 camps pour personnes déplacées ou à la campagne chez des amis ou des parents.
 
Un emploi CFW est généralement d’une durée de huit heures par jour, cinq ou six jours par semaine, deux ou quatre semaines, avec un salaire journalier de 200 gourdes (salaire minimum en Haïti, environ US $ 5,00). Les emplois types sont : le balayage des rues, le nettoyage des canaux de drainage, l’enlèvement des décombres à la main, la construction de latrines dans les camps, la réparation de routes rurales à l’aide de pioches et de pelles, et la construction de terrasses dans les zones agricoles.
 
Certains emplois sont une combinaison de CFW et FFW, parce que plutôt que de recevoir 200 gourdes, le travailleur obtient 120 gourdes (US $ 4.00) et une ration alimentaire – généralement du blé, des haricots et de l‘huile végétale. Et dans certaines régions du pays, les travailleurs obtiennent seulement de la nourriture, comme à Maniche, dans le sud, où ils reçoivent un sac de blé, un sac de haricots et cinq gallons d’huile au bout de quatre semaines de travail.
 
Malheureusement, au niveau du gouvernement haïtien, des économistes et du grand public, personne ni aucune agence ne sait vraiment combien de gens travaillent dans la multitude de programmes CFW et FFW mis en place actuellement en Haïti.
 
Ayiti Kale Je s’est entretenu avec des travailleurs et des superviseurs CFW, avec des représentants de diverses organisations humanitaires, et également a consulté des dizaines de documents et sites web. Bien que de nombreux responsables ont pu déclarer que leurs programme procure 1.500 emplois ou 2.500 emplois par jour, personne ne dispose d’un chiffre global, de leur répartition sur le territoire, ou de statistiques sur les activités de ces travailleurs. (Le manque de coordination dans ce secteur est similaire à ce que Ayiti Kale Je a constaté plus tôt cet automne, en ce qui concerne la réinstallation 1,3 millions de sans-abri.) [Lien]
 
Par exemple : Concern Worldwide emploie 400 travailleurs ; American Refugee Committee, 105 ; Catholic Relief Services, 6000. Mercy Corps emploie donne environ 600 emplois près de Hinche, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) a déclaré qu’il aura employé un total de 140.000 personnes d’ici la fin de l’année 2010, mais la durée de l’emploi varie. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) affirme que le nombre d’emplois qu’il aura fourni d’ici la fin de 2010 sera de près de 400.000 (bien que le PAM a indiqué que certains d’entre eux sont aussi des emplois PAM). Le PNUD a un coût total d’environ US $ 80 millions de dollars.
 
"cash-for-work”, un ajout relativement récent à la littérature humanitaire
 
Le terme "cash-for-work” est un ajout relativement récent à la littérature humanitaire, mais le concept existe de longue date.
 
En fait, l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946) pourrait être considéré comme le père du "cash-for-work."
 
Oxford University Press résume la pensée keynésienne sur l’intervention de l’État comme suit :
 
En termes simples, Keynes a critiqué le fait que la crise de la demande [Wall Street en 1929], a été provoquée par la pensée économique « orthodoxe » basée sur les vertus du libre marché. Keynes a plaidé pour un rôle beaucoup plus pro actif et créatif de l’État, qui doit ajuster la demande dans l’économie afin d’assurer la (relative) stabilité à travers les cycles économiques qui, autrement, seraient une série de « booms » et « busts » (« expansion » et « ralentissement »).
 
Un des points essentiels introduits par Keynes a été que l’augmentation de la demande aura un effet « multiplicateur », de sorte que l’intervention du gouvernement dans la création d’emplois (par exemple) créera de nouveaux emplois dans les industries qui sont liées à la consommation.
 
Durant la Grande Dépression aux États-Unis, l’administration de Franklin D. Roosevelt a mis la théorie de Keynes en pratique. Les programmes du New Deal, du Civilian Conservation Corps et du Works Projects Administration (WPA) ont employé des millions de personnes.
 
Mais comme Robert Scheer de Truthdig l’a récemment écrit dans son nouveau livre, The Great American Stickup : How Reagan Republicans and Clinton Democrats Enriched Wall Street While Mugging Main Street, le capitalisme est hanté par plus de dépressions et de récessions.
 
« La grande et terrible ironie du capitalisme est que si on le laisse libre, il organisera, inexorablement, sa propre disparition, soit par la révolution ou l’effondrement économique ...
 
La réglementation gouvernementale de l’économie de marché est venue avec le New Deal, ou il y a avait le désir de sauver le capitalisme plutôt que de le détruire. "
 
Le New Deal de FDR offre un exemple parfait. Avec des milliers d’hommes et de femmes sans emploi marchant sur Washington, et avec les organisations syndicales et les partis socialistes ou communistes gagnant en force, les programmes d’emplois ont été créés autant pour la prévention de la révolution que pour la relance de l’économie.
 
Les prédécesseurs du CFW et FFW en Haïti
 
Ces deux objectifs cités plus haut ont également été à l’origine de divers programmes d’emplois en Haïti.
 
François « Papa Doc » Duvalier conduit un programme de "make-work” ou des emplois cosmétiques. Duvalier utilise ces emplois – et la terreur – pour empêcher toute forme de révolte, tout comme le Sénat romain a utilisé "panem et circenses » (« du pain et des jeux ») pour apaiser les masses.
 
Mais bien avant le programme de Duvalier, les Américains initient une série d’interventions radicales dans l’économie haïtienne, car ils essaient d’empêcher la révolution ou au moins d’assurer la stabilité et de prévenir la migration vers les États-Unis, par l’installation de structures et de pratiques capitalistes qui seraient bénéfiques pour l’économie américaine.
 
Les premières grandes interventions ont lieu au cours de l’occupation américaine (1915-1934). A la fin de l’occupation, plus d’une douzaine d’agro-industries américaines - les entreprises de caoutchouc, de sucre et d’ananas – s’accaparent des centaines de milliers d’hectares de terre, autrefois cultivées par les paysans.
 
Les Américains offrent à ces paysans nouvellement sans terre du travail mais à bas salaires - 10 à 30 cents US par jour – sur leurs plantations et agro-industries. Le Département d’Etat justifie cet ’"ajustement" de l’économie avec des promesses maintenant familières, donnant des concessions aux compagnies américaines sous le prétexte que les nouveaux acteurs fourniraient du « travail à la population » et assureraient « le développement économique », selon l’historien Suzy Castor.
 
Également au cours de cette période, le gouvernement américain encourage les projets qui, selon lui, moderniseraient le secteur agricole, mais, selon Castor, « l’occupation n’apporta aucune solution, ni même une amélioration sensible au problème agricole haïtien ».
 
Après l’occupation, Ex-Im Bank du gouvernement américain soutient principalement des investisseurs américains créent des entreprises avec des promesses semblables au New Deal – des milliers d’emplois et la stimulation de la consommation.
 
Les programmes et projets ont beaucoup de résultats - le barrage de Péligre qui déplace et appauvrit des milliers de familles paysannes, l’inflation, la corruption, les bénéfices pour les entreprises étrangères (y compris KBR, un sous-traitant militaire des États-Unis, alors appelée Brown and Root), et l’augmentation de la dette haïtienne d’un montant supplémentaire de US $ 33 millions de dollars, selon l’économiste Gérard Pierre-Charles.
 
Les améliorations promises pour l’économie via l’augmentation de la demande et de l’offre sont absentes de la liste des résultats.
 
La prochaine grande intervention de Washington se réalise durant le régime des Duvalier. Les États-Unis débloquent des millions, d’abord pour soutenir la dictature comme un rempart contre le communisme, et ensuite pour des projets de "développement" agricoles visant à endiguer le flux des réfugiés "boat people" vers les États-Unis.
 
Mais le flux ne s’arrête pas. Ainsi, en 1982, « l’USAID et les agences de développement multilatérales, y compris la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, et la Banque Interaméricaine de Développement, ont formulé une nouvelle stratégie », qui était « sans précédent tant en portée qu’en taille », selon les économistes Josh DeWind et David H. Kinley III.
 
La stratégie prévoit de tenter de « renforcer l’intégration d’Haïti dans l’économie internationale et en particulier dans le marché américain » avec les projets qui sont principalement gérés par des « organisations privées et bénévoles... afin de contourner l’inefficacité des organismes gouvernementaux du pays d’accueil. »
 
Ces organisations privées et bénévoles sont les prédécesseurs des « organisations non gouvernementales » [1] ou des ONG – La « République des ONG » est née.
 
En 1988, DeWind et Kinley note que « la nouvelle stratégie semble avoir maintenu et même aggravé les problèmes économiques et politiques qui ont provoqué l’émigration haïtienne », mais l’USAID, la Banque mondiale et les ONG et d’autres continuent dans la même voie.
 
Plus récemment, les programmes de l’USAID ont introduit des programmes d’emplois massifs pour les millions de pauvres paysans haitiens. Mais de nombreuses études, comme Feeding Dependency, Starving Democracy : USAID Policies in Haiti et Democracy Undermined, Economic Justice Denied, toutes deux réalisées en 1997, montrent que les programmes ont fait peu de bien.
 
Feeding Dependency a examine les programmes FFW de USAID, qui ne sont pas très différents du CFW en cours, sauf que les travailleurs étaient souvent payés avec des denrées alimentaires américains, et non avec de l’argent comptant. Le rapport a conclu que les programmes de l’USAID « ont favorisé les intérêts économiques américains, et non pas le développement d’Haïti. »
 
Le rapport a examiné le programme de « travail à haute intensité de main-d’œuvre, » établie en 1993, lorsque Washington réalise que le retour du président en exil, Jean-Bertrand Aristide, est inévitable. l’USAID crée ce programme d’un montant de $ US 18 millions pour « augmenter les revenus de nombreuses familles pauvres haïtiennes » et « créer un sentiment de confiance et d’espoir ». Mettant l’accent sur la réhabilitation et l’amélioration des terres agricoles, le budget atteint un total de US $ 38 millions de dollars, sur 34 mois, et aurait employé, à son apogée, 50.000 travailleurs par jour.
 
Mais l’objectif a t-il vraiment été de « créer un sentiment de confiance et d’espoir » ?
 
Ou était-ce peut-être aussi de s’assurer que les partisans d’Aristide et du mouvement progressiste démocratique et populaire, avec ses revendications de gauche, ne trouvent pas d’espace pour se mobiliser une fois l’ordre constitutionnel rétabli en 1994 ?
 
FD a découvert que les programmes « ont activement renforcé les forces anti-démocratiques et populaires et affaibli les organisations démocratiques », notant que :
 
Les conséquences négatives que cela comporte pour le développement durable, le développement communautaire, ne peuvent pas être sous-estimées. En effectuant le programme durant la période du sanglant coup d’État militaire, les États-Unis ont fourni au gouvernement de facto un soutien politique.
 
Le rapport indique également que les programmes ont :
 
• retiré des paysans de la production alimentaire,
 
• créé de nouvelles habitudes de consommation,
 
• entravé « l’esprit bénévole et communautaire nécessaires pour le développement », et
 
• « généré de la dépendance. »
 
Enfin, l’étude note que la plupart des travaux d’infrastructures ont été éphémères – les canaux se remplissent rapidement et les routes construites à la main deviennent des chemins rocailleux au cours de la prochaine saison des pluies. [akj apr 09/11/2010 00 :30]
 
…………..
 
Références
 
Suzy Castor, L’Occupation américaine d’Haïti, 1988 edition.
 
Gérard Pierre-Charles, L’Économie Haïtienne et sa voie de Développement, 1967.
 
Josh DeWind and David H. Kinley III, AIDING MIGRATION – The Impact of International Development Assistance on Haiti, 1988.
 
* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.
 
Le Groupe Médialternatif est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS - http://www.saks-haiti.org/). Deux réseaux participent également : le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays.
 
[1] Le terme « organisation non-gouvernementale » est impropre parce que, dans plusieurs cas, ces organisations reçoivent des dons et des contrats de la part des gouvernements étrangers. Cependant, puisque les travailleurs CFW utilisent ce terme, AKJ le reprend ici.
 
 
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