Quand la démocratie procédurale montre ses limites

03/10/2010
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Le processus de démocratisation d’Haiti évolue à pas d’écrevisse. Chaque petit bond en avant est suivi de plusieurs pas en arrière. Le bilan global ne saurait être que déficitaire. Les innombrables élections organisées et les diverses crises successives qui en découlaient sont symptomatiques de cette réalité. Normalement, ces joutes devraient constituer des appels périodiques à la population pour participer à la vie politique du pays ; mais comme celle-ci n’a rien de rationnel il s’ensuivait toujours que les différents appels se confondirent à des cris dans un désert.
 
Ici, la grande caractéristique des choix électoraux est qu’à défaut de pouvoir adhérer à un projet de société bien ficelée et consolidée au fil du temps, l’électorat haïtien vote toujours en réaction à quelque chose ou quelqu’un. De fait, les suffrages exprimés lors des élections organisées successivement depuis les vingt dernières années sont essentiellement des votes-sanctions faute de ne pas pouvoir être des votes d’adhésion. Jean Bertrand Aristide a été voté massivement par pur dégout du macoutisme et on a quasiment fait pareil pour Monsieur Préval en 2006 dans le but de pénaliser les partis de l’opposition qui s’empressaient de s’associer au régime de transition en vue de partager le butin politique relatif à la bataille contre le pouvoir lavalassien.
 
Il convient de noter aussi que ces deux présidents, bénéficiaires de deux mandats, ont tous deux été élus dans d’autres joutes organisés dans l’indifférence quasi-totale de l’électorat. Ces abstentions massives pourraient être qualifiées de votes de désenchantement, n’en déplaise aux écoles de pensée de sciences politiques qui refusent obstinément de voir dans les abstentions de plus de 90% (participation à un digit) une forme d’expression électorale. Et puis, pourquoi le fait de rester chez soi le jour d’un scrutin qu’on juge décidé d’avance ne peut-il pas être en soi une forme d’expression, au même titre qu’aller déposer un bulletin dans l’urne ? Cette question est d’autant plus pertinente si l’on tient compte du drôle d’évangile (en vigueur depuis février 2006) qui veut que les votes blancs des abstentionnistes actifs soient annulés ou répartis frauduleusement au prorata des scores de chaque candidat.
 
En 1997, Monsieur Préval a accédé à la présidence dans des élections où le taux de participation de l’électorat a été de moins de 7%. De même, en 2001, Monsieur Aristide a été réélu dans des joutes qui n’avaient absolument rien à voir avec celles du 16 décembre 1990. Cela est tel qu’on passait de 67,9% à moins de 3% de participation. Ces votes de désenchantement ou ces abstentions massives sont, peut-être, ce qu’il faut interroger pour mieux interpréter certaines données de la conjoncture actuelle et comprendre le comportement des acteurs, y compris la posture Ponce-Pilate de certains acteurs internationaux impliqués dans la reconstruction du pays.
 
Par ailleurs, une autre donnée qui conditionne notoirement l’évolution du processus démocratique en Haiti est que, malgré les mauvaises expériences faites, les autorités de la communauté internationale n’ont de cesse de postuler sans nuance que : élections = légitimité ; tout en éludant la question fondamentale, « quel genre d’élections ? » ou même « quelle légitimité ? ». C’est une omission cultivée à dessein pour s’affranchir de l’exigence de qualité et taxer d’antidémocrates tous ceux qui seraient tentés de poser la problématique des pré-requis nécessaires à de bonnes opérations électorales. Or, c’est une vérité de la palisse que des élections organisées à l’emporte-pièce, avec des juges inféodés et dans un contexte de désenchantement ou de morosité sociale induisent nécessairement de très bas taux de participation. Et même si les candidats qui en sortent gagnants sont légitimes ; mais leur légitimité est tout, sauf démocratique.
 
Moins de 10% du démos n’étant pas représentatif du démos tout entier, ce gagnant n’a d’autre choix qu’à se contenter d’une légitimité fabriquée de manière artisanale par les autorités diplomatiques, faute d’un appui populaire réel et il en restera éternellement redevable. A l’épreuve du terrain, cette légitimité « input-based » née d’une démocratie purement procédurale ou électoraliste se trouvera confrontée à une opposition très caractérisée d’une population qui se rebellera pour un cric ou un crac. Et re-bonjour, l’instabilité !
 
A l’inverse, des élections bien préparées et organisées correctement, dans un contexte où les problématiques sociales se trouvent au cœur des préoccupations des bailleurs et des débats politiques, l’électorat est invité à faire valoir ses désidérata, à s’exprimer ouvertement, à optimiser ses gains futurs et donc à y prendre une part active. La légitimité des gagnants d’un tel processus est nécessairement « input-based », mais avec la seule différence qu’ils se retrouvent face à un devoir de résultats envers une population qui leur a offert un appui ferme et non envers des artisans venus d’un autre monde. En prouvant ce dont ils sont capables pour améliorer les conditions de vie de la population, ils seront investis d’une légitimité de type « output-based » et cela peut changer le paradigme politique national, du tout au tout. Car le pays se donnerait les moyens de passer d’une démocratie procédurale à une démocratie substantielle : la population vote, son vote est respecté et elle en engrange les bénéfices socioéconomiques. Malheureusement, nous sommes très loin de ce cas de figure. Et du train où vont les choses, la démocratie procédurale doit encore perdurer. Ses principaux tenants et bénéficiaires sont de l’autre monde et sont extrêmement puissants. Qui sait ?, ce modèle a déjà fait d’eux des démiurges avant même qu’ils méritaient d’être des êtres humains.
 
Le comble de tout cela est qu’en démocratie procédurale il devient très facile à un Chef de désigner son successeur. Pour ce faire, il suffit seulement de créer les conditions d’une abstention massive de l’électorat et le tour est joué. N’est-ce pas ce qui s’est fait en 1997 et 2001, lors de la première accession de Monsieur Préval et de la réélection d’Aristide ? Le stratagème est aussi vrai quand le Chef veut se créer une majorité parlementaire. Pour preuve, on peut se rappeler des élections législatives de mars 1997, de novembre 2002 et d’avril 2008. Dans le dernier cas, le président actuel a fait exactement la même déclaration qu’il vient de faire au début de cette semaine, en annonçant – sur les ondes - une faible participation de l’électorat. En 2008, ses propos sonnaient comme un aveu d’impuissance, mais l’abstention massive rendue effective renforcée par certains truquages lui ont permis de se confectionner la majorité dont il avait besoin pour faire avancer ses projets politiques, y compris l’amendement constitutionnel. Définitivement, on peut lui reprocher tout ce qu’on veut, mais il a le mérite de savoir tirer des avantages d’un modèle de démocratie qu’il n’a pas inventé et de rouler en douceur tout le monde dans la farine : les partis politiques, la majorité des groupes organisés de la société et la communauté internationale. On dirait peut-être qu’il ne sait pas organiser des élections démocratiques, mais il sait les gagner diplomati-que-ment… A telle enseigne que certains doutent même que, ceteris paribus, Aristide ou Papa doc pourrait faire mieux.
 
 
- Gary Olius est economiste et spécialiste en Gouvernement et Administration Publique
 
Source: AlterPresse
 
https://www.alainet.org/fr/active/41703
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