Entretien avec Susanne Brenner, coordinatrice de MBI en Colombie
Engagement pour la paix et les droits humains
05/05/2010
- Opinión
La Colombie est torturée par un conflit interne qui dure, sous diverses formes, depuis presque 50 ans. Divers belligérants –guérilla, paramilitaires, narcotrafiquants, armée– se disputent le contrôle de plusieurs régions. Quel est le rôle de la coopération internationale dans une situation si complexe ? Dans quelle mesure peut-elle réellement contribuer à mettre fin à la guerre ou, plus précisément, à consolider des initiatives de paix sur lesquelles parient d’importants secteurs de la société civile et du mouvement social ? Nous avons posé ces questions à Susanne Brenner, théologienne catholique spécialisée dans la communication interculturelle qui est depuis 2006 coordinatrice de la Mission Bethléem Immensee (MBI) en Colombie, après diverses expériences pastorales à Guin (Fribourg) et Lucerne, en Suisse. La MBI, fondée par la communauté religieuse Société missionnaire de Bethléem (SMB), est une œuvre missionnaire catholique dont le siège est à Immensee (Suisse). Présente en Afrique, en Asie, en Amérique latine et en Europe, elle agit en faveur de la libération intégrale des groupes défavorisés. Depuis plusieurs décennies, elle mène un programme en Colombie par l’intermédiaire de coopérants suisses (mais aussi allemands, autrichiens, etc.) qui collaborent avec des communautés locales, des diocèses, des organisations de l’Église mennonite et des associations de promotion sociale. Actuellement, ils travaillent dans les diocèses de Quibdó, Pasto et Tumaco ainsi qu’à Bogotá pour des organisations telles que Kairos Educativo, Mencoldes, Creciendo Juntos et la Conférence des religieux de Colombie.
Quel rôle joue la coordination MBI en Colombie ?
Ma fonction principale est de faire le lien entre le siège de la MBI à Immensee, les coopérants et les organisations partenaires. Ma tâche est de contribuer à créer les meilleures conditions possibles pour le bon déroulement de leur mission. Je veille également à ce que chaque mission soit cohérente avec le programme mené par MBI dont la planification et le monitoring sont à ma charge. Je suis en outre responsable de la recherche de nouveaux projets, de l’accompagnement des coopérants et du dialogue permanent avec les partenaires, sans compter le travail administratif, qui est lourd. Il me revient, lorsque nous recevons la visite de représentants d’ONG, de leur expliquer le travail de la MBI en Colombie et de leur faire part de notre analyse de la conjoncture. La coordination occupe la majeure partie de mon temps. Le reste, je le consacre à l’accompagnement de petites communautés ecclésiales de base dans les quartiers sud de la capitale, où je vis.
En quoi consiste aujourd’hui le programme MBI en Colombie ?
Nous avons dix coopérants, en tout, à Bogotá, Cali, Quibdó, Tumaco et Pasto. Tous travaillent selon deux axes principaux : l’action pour la paix et la pastorale intégrale. À Quibdó et Tumaco, les coopérants font partie des commissions Vie, Justice et Paix, structures diocésaines des droits de l’homme. Un autre est lié à la pastorale indigène à Quibdó, où entre autres il apporte un soutien au peuple Embera dans la défense de ses terres. À Bogotá, une autre personne est membre de la Commission des droits de l’homme de la Conférence des religieux de Colombie. Deux coopérants se consacrent aux populations déplacées dans des projets de l’Église mennonite de Colombie. Enfin, trois d’entre nous renforcent les processus ecclésiaux alternatifs qui se caractérisent par le rôle prépondérant qu’y jouent les laïcs.
Le travail en faveur de la paix est une tâche clé pour la MBI et les autres ONG suisses présentes en Colombie. Comment l’avez-vous intégré dans votre programme ?
L’objectif du travail pour la paix est d’aider les communautés, les groupes et les organisations –tous touchés par le conflit social et le conflit armé– à renforcer le tissu social. Il s’agit de construire la paix depuis la base à travers des réseaux, une paix intégrale qui passe par l’autodétermination, la participation politique et/ou ecclésiale, l’identité culturelle et la justice sociale.
Nous nous proposons de renforcer les communautés qui luttent contre la segmentation et l’individualisme. Habituellement, nous travaillons à la base. Cependant, à Cali, une coopérante travaille à la création dans la région du Pacifique d’un observatoire des droits de l’homme, qui est un projet régional.
Quelle est votre vision de la relation avec les partenaires ? Avec quel type de réseaux avez-vous des liens ou travaillez-vous directement ?
Nos coopérants s’intègrent à l’équipe du partenaire. Nous ne menons pas « nos projets ». C’est pourquoi il est important de choisir des interlocuteurs qui partagent notre option en faveur des groupes marginalisés dans le cadre d’une théologie libératrice. Nous collaborons avec l’Église mennonite de Colombie au sein de quatre projets car ses efforts en faveur de la non-violence dans une situation nationale si compliquée nous paraissent encourageants.
Il est évident que la MBI n’a aucune intention de créer ses propres réseaux en Colombie, mais travaille à renforcer ceux dans lesquels nos partenaires sont actifs.
Du point de vue stratégique, nous recherchons des synergies entre les différents projets et les divers coopérants pour assurer une « valeur ajoutée » à chaque mission.
En tant que coordinatrice, je participe à la table ronde des ONG suisses présentes ici et à la plate-forme animée par la DDC (agence officielle) en vue d’améliorer et de synchroniser la coopération helvétique dans le pays.
Que pourrait faire de plus –ou faire mieux– la coopération internationale en général, et la coopération suisse en particulier, ainsi que les ONG de volontaires, pour contribuer à la construction d’un avenir meilleur pour les Colombiens ?
Les ONG d’échange de personnes (NDR: également appelées organismes d’envoi de volontaires) jouent un rôle important pour la visibilité du conflit en Europe. Les coopérants sont en effet des diffuseurs d’information.
Ici, outre leur travail concret, les gens apprécient la solidarité mise en pratique et exprimée par les coopérants. Être aux côtés des communautés, avancer et souffrir avec elles, ce qui pourrait s’appeler d’un point de vue théologique une « présence missionnaire », représente pour une population dont la voix ne s’entend pas dans sa propre patrie la possibilité de se manifester dans le monde.
En Suisse, un travail de solidarité avec Colombie est mené depuis plusieurs années, par exemple par le Groupe de travail Suisse-Colombie, très actif, par la coordination des ONG suisses ayant des projets en Colombie ou par le programme SUIPPCOL, mis en œuvre par onze ONG avec le soutien du Département fédéral des affaires étrangères. Le niveau de sensibilisation à la situation colombienne est bon, mais il n’est jamais suffisant.
La Colombie est à l’évidence un pays intéressant pour les investisseurs, y compris les investisseurs suisses. Mais nous avons le sentiment que les intérêts économiques passent souvent avant le respect des droits humains. Nombreux sont les acteurs économiques qui ne prennent pas assez en compte, par exemple, les persécutions dont sont victimes des défenseurs des droits de l’homme et des syndicalistes, les déplacements forcés de population, la corruption politique, les falsos positivos[1], la parapolitique. Le gouvernement suisse a souscrit en 2009 un traité de libre échange avec la Colombie, en dépit des critiques très dures exprimées par divers secteurs qui signalaient les atteintes aux droits humains qui ont lieu dans ce pays.
Par ailleurs, il existe des visions très différentes de la situation dans le pays. Le gouvernement d’Álvaro Uribe est parvenu à faire croire que tout va bien à certains pays européens. Les ONG d’échange de personnes et les réseaux de solidarité aident à faire connaître une autre analyse, à faire entendre la voix de nos partenaires.
Quels sont les principaux problèmes, ou les plus fréquents, auxquels se heurtent les volontaires suisses ?
Naturellement, la première préoccupation est la sécurité des coopérants et des partenaires. Les organisations qui œuvrent dans le domaine des droits de l’homme sont souvent menacées par des groupes paramilitaires. L’autre difficulté est de supporter une réalité complexe sans devenir dépressif ou cynique. Par exemple, Tumaco a connu en 2009 une situation très grave. Tous les jours, de nouvelles victimes de la violence arrivaient à l’institut de médecine légale et il y avait peu d’espoir que la situation s’améliore. Comment vivre ainsi, pendant des années, quand on ne voit aucune lueur au bout du tunnel ? C’est un grand défi personnel et spirituel.
La SMB / MBI a accompagné pendant 18 ans l’ethnie des Awa à Ricaurte. Ce peuple a beaucoup souffert ces derniers temps à cause des combats qui avaient lieu sur son territoire et des déplacements forcés. Observer sans pouvoir rien faire, voilà de quoi briser le cœur des coopérants qui travaillent dans la région depuis tant d’années.
À la différence d’autres pays voisins, pour l’instant personne en Colombie ne sait comment construire un avenir meilleur pour la nation.
Quels sont les apports des coopérants durant leur mission ?
Nous sommes une organisation fondée sur la foi. Comme le conflit colombien a des aspects culturels, nous pouvons contribuer à un changement dans la culture religieuse.
En effet, c’est la théologie du sacrifice qui prédomine encore ici dans la pensée et dans la pratique. Par exemple, les mères doivent sacrifier leurs enfants pour le bien du pays et en faire des soldats. Notre engagement vise à faire avancer une théologie libératrice qui n’accepte pas le sacrifice, mais au contraire défend la vie et la dignité de chaque être humain ; et qui pour cela fait le pari de transformations pacifiques.
Notre présence représente également un apport du point de vue des connaissances techniques, encore insuffisantes en Colombie, ainsi qu’une aide au renforcement institutionnels et aux processus ecclésiaux alternatifs.
On peut signaler également l’aide que peut représenter le regard extérieur des coopérants pour analyser les situations. Par exemple, le Chocó a connu une vague de suicides chez les jeunes de l’ethnie Embera. Les autorités embera ne savaient que faire. Le dialogue interculturel avec le coopérant de la MBI leur a ouvert la possibilité de chercher leur propre interprétation de ce phénomène. C’est ainsi qu’elles ont trouvé des chemins vers la guérison, par le biais d’ateliers et de rituels effectués par des chamans expérimentés.
En plus, la présence d’étrangers augmente la sécurité dans le travail sur les droits de l’homme.
Avancer aux côtés des groupes marginalisés méprisés par leurs compatriotes leur rend leur dignité. Mais le type de projets auxquels nous collaborons exige que nous ayons beaucoup de patience et des projections à long terme. Le « succès », l’impact de notre présence dépend souvent de la confiance entre le coopérant et la population bénéficiaire. Or cette confiance est longue à acquérir dans une situation si compliquée ou dans des projets avec des minorités ethniques. Dans de telles circonstances, il nous est très utile d’avoir parmi nos coopérants des personnes ayant plus de dix ans d’expérience professionnelle en Colombie.
Comment menez-vous le travail de sensibilisation en Suisse ?
Comme je l’ai dit, la rétroaction est importante pour diffuser en Suisse l’image de la Colombie actuelle. Nous faisons parvenir des rapports alternatifs aux réseaux de solidarité. Les plus réguliers sont les deux lettres circulaires que les coopérants sont tenus d’écrire chaque année. En outre, Wendekreis, la revue de la MBI, publie fréquemment des articles sur la situation colombienne.
Souhaitez-vous aborder un autre aspect ?
En effet, la question de l’égalité entre les sexes, qui me paraît importante. Le corps de la femme est territoire de guerre. C’est pourquoi de nombreux projets de la coopération internationale sont destinés aux femmes. Toutefois, dans ce conflit, la majorité des victimes et des bourreaux sont des hommes. Il paraît essentiel de repenser le rôle de l’homme dans la société colombienne. Comment être un homme sans être ni macho ni violent ? (Traduction Michèle Faure)
- Sergio Ferrari, collaboration de presse UNITE
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[1] Falsos positivos [faux positifs] : il s’agit de l’assassinat de jeunes colombiens par l’armée qui les faisaient passer pour des guérilleros des FARC ou pour des paramilitaires.
https://www.alainet.org/fr/active/37921
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