Théologie noire aux EEUU, Bruno Chenu

25/06/2020
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Dieu est-il noir ? Jean-Paul Sagadou

 

Le théologien assomptionniste Bruno Chenu (1942-2003) était fasciné par le peuple noir américain.

Au cours de plusieurs séjours aux États-Unis, il étudia la « théologie noire », inconnue en Europe.

Le P. Jean-Paul Sagadou, religieux assomptionniste burkinabé, retrace son parcours intellectuel et spirituel.

 

Dans son numéro de novembre 2000, Brèves, le journal interne de Bayard, posait à Bruno Chenu la question suivante : Pourquoi êtes-vous fasciné par les Negro Spirituals ? Et le théologien-journaliste répondait : «Je ne suis pas fasciné par les Negro Spirituals, je suis fasciné par le peuple noir américain, par son histoire. C'est une histoire invraisemblable, étonnante : tellement de souffrance qui débouche sur tellement de foi et de lutte pour la liberté ! Cette tension entre la situation dramatique que vit ce peuple et sa façon de s'exprimer si positive. Qu'il n'y ait aucun mot d'injure et de violence à l'égard des maîtres blancs dans les Negro Spirituals, c'est tout de même surprenant» (1).

 

 Bruno Chenu à la «rencontre» des Noirs américains

 

Dans son testament spirituel du 3 juin 2001, Bruno Chenu écrivait : «Tant mieux si les livres que je laisse dans ma bibliothèque peuvent servir à d'autres, notamment pour ce qui concerne les Noirs américains et les théologies du Sud». On connaît les autres chantiers sur lesquels Bruno Chenu s'est investi : l'œcuménisme, l'ecclésiologie, etc. Mais on peut vraiment dire que sa grande passion fut la passion des Noirs américains. Dans le mot «passion» il y a «passio» qui veut dire «souffrance», mais en même temps, les philosophes nous ont appris que rien de grand dans le monde ne s'est fait sans passion. Dans un certain sens, Bruno Chenu a éprouvé lui-même la souffrance dans la rencontre de la souffrance des Noirs américains, et on peut prendre ici le mot «passion», dans un sens philosophique, comme un état intellectuel puissant, qui par l'intensité de ses effets, touche la vie de l'esprit et l'affection de la personne ou, l'inverse est aussi possible, un état d'affection ou d'émotion tellement fort qu'il imprime la vie de l'esprit. Les deux s'articulent chez Bruno Chenu, au moins pour ce qui concerne son rapport avec les Noirs américains.

 

Passion pour les Noirs. On peut noter que dans l'ensemble, Bruno Chenu aura écrit tout seul 13 livres (Dieu et l'homme souffrant y compris), cinq livres en collaboration et quatre livres de Présentation de choix de textes. Parmi les 13 livres qu'il a écrit tout seul, 3 sont essentiellement consacrés aux Noirs américains, et dans presque tous les autres, y compris ceux écrits en collaboration, on trouve toujours les traces de cette passion de Bruno pour les Noirs. Son tout premier livre, après la publication de sa thèse (1972), est consacré à L'Histoire, à la religion et à la théologie des Noirs Américains (1977). Ensuite vont suivre Le Christ noir américain (1984) et Le Grand livre des Negro Spirituals (2000). D'où lui vient cette passion pour les Noirs américains ?

 

Le point de départ d'une «passion noire»

 

Dans les années 1970, alors qu'il préparait sa thèse de doctorat sur «La signification ecclésiologique du Conseil œcuménique des Églises (COE)» (1945-1963), Bruno Chenu a cherché à ouvrir son esprit en allant à l'étranger. Il voulait aussi améliorer son anglais et l'Angleterre ne l'attirait pas trop. Avec l'accord de ses supérieurs, il trouve une bourse par le biais du COE, et il s'embarque pour les États-Unis. Il passera l'année académique 1970-1971 au pays de Martin Luther King. Là, il s'inscrit dans un séminaire protestant américain où il suit un cours sur la religion noire et la théologie noire. Dans ce séminaire, chaque étudiant devait présenter une dissertation théologique. Or, le livre de James Cone, l'un des plus grands représentants de la théologie noire, venait de paraître et s’intitulait La noirceur de Dieu. Bruno décide alors de rédiger sa dissertation à partir de ce livre et à son travail, il donne avec humour (noir ?) le titre suivant : «Lecture blanche d'une théologie noire».

 

À côté de cet intérêt intellectuel pour les choses noires, Bruno se rend présent dans les lieux de culte des Noirs. Voici comment il décrit l'une de ses participations à un culte le dimanche dans une communauté noire : «C'était un dimanche du printemps de 1971. Désirant vivre un culte dans la communauté noire américaine, je m'étais invité dans une des églises du ghetto d'Hartford (Connecticut). Excellent accueil, comme d'habitude. Je suis le seul Blanc de l'assistance, comme d'habitude. Ce qui me saisit ce jour-là, en dehors du sermon prononcé par une femme noire, c'est le temps de la méditation à la suite d'une lecture biblique. L'organiste joue discrètement sur son clavier quelques notes pour soutenir la prière. Et puis soudain, sans aucun signal, comme sous la poussée d'un besoin intérieur, des hommes et des femmes se mettent à accompagner la mélodie à bouches fermées. Au début, ce n'est qu'un murmure et puis, progressivement, le murmure se fait cantique. Le chant à plusieurs voix s'enfle jusqu'à éclater comme le cri d'un peuple tout entier aux pieds de son Dieu. La meilleure façon d'accueillir la Parole de Dieu est ce saisissement par l'expression musicale jusqu'à ce que la séduction devienne exultation. La communauté noire se découvre croyante quand l'Esprit ébranle son cœur au rythme d'un Spiritual. La confession de foi ne se démontre pas, elle ne s'explique pas, elle se vit comme la communion de tout un peuple chantant sa peine et sa joie, ses épreuves et son espérance» (2).

 

Bruno Chenu fut touché par le cri de la condition humaine et religieuse qu'il découvre pendant ses séjours aux États-Unis. La justesse de son intuition est qu'il s'agit bien des Noirs et qu'il n'est pas possible de ne pas rendre compte de ce qu'ils ont vécu. Revenu en France à la fin en 1971, il s'aperçoit que personne n'avait entendu parler de «théologie noire». À la faculté de Lyon où il enseigne, Bruno programme un cours pour l'année 75-76 sur les Noirs américains. Ses recherches aboutissent à la publication en 1977 du livre Dieu est noir. Que signifie le qualificatif «noire» que Bruno Chenu applique à la théologie ? À l'évidence, le fait d'être noir est d'abord un trait physiologique. La couleur de la peau renvoie immédiatement à une histoire, à une culture, à une condition. Pour ce qui est des Noirs américains, cette histoire va être marquée par la souffrance et par l'humiliation. Quand Bruno parle donc de théologie noire, il parle de cette théologie formulée par les Noirs au creux de leur expérience, de leur souffrance, de leur espérance, de leur libération.

 

A la page 290-291 de son livre Dieu est noir, il écrit, comme pour expliquer le choix du titre : «Pour toute la culture occidentale, le blanc évoque la pureté et la grâce, le noir est immédiatement synonyme de souillure et de péché. (…) La perspective biblique n'a pas peu contribué à cette symbolique (…) : le blanc et le noir s'oppose (NT comme le Christ s'oppose à Satan, comme le spirituel s'oppose au charnel, comme le bien s'oppose au mal). Le salut pascal n'est-il pas de passer des ténèbres à la lumière ? Tout combat spirituel doit illuminer et 'blanchir' le croyant. (…) Cette symbolique dominante a eu des conséquences psychologiques catastrophiques pour le Noir. Elle l'ancrait dans un complexe d'infériorité et dans un sentiment de culpabilité. Aussi, la théologie noire renverse les termes et fait du 'noir' le symbole du bien et du 'blanc' le symbole du mal. Cette opération ne traduit pas simplement un désir de revanche mais veut exprimer les méfaits historiques de l'homme blanc que tout honnête homme peut aisément constater. Si la 'blancheur' symbolise quelque chose au niveau de l'histoire réelle, c'est bien l'exploitation et le racisme. Il reste donc aux Blancs à se convertir à la négritude, c'est-à-dire à la souffrance de Dieu dans la vie du monde» (3).

 

Cette passion intellectuelle est jalonnée ou accompagnée de voyages aux États-Unis. Du 6 au 23 avril 1981, il anime avec le Pasteur Luc Bovon, un voyage œcuménique de 18 français sur les traces de Martin Luther King aux États-Unis (4). En 1998-1999, il passe une année sabbatique aux Etats-Unis où prend forme Le Grand livre des Negro-Spirituals.

 

Bruno Chenu et les «lieux» de la souffrance des Noirs : l'esclavage et le racisme

 

«À l'origine de la présence noire aux États-Unis, écrit Bruno Chenu, il y a bien sûr l'épreuve terrible de la traite des esclaves qui demeure un traumatisme profond dans la conscience des gens de couleurs» (5). Dans ce commerce humain si profitable, «Portugais et Français, Anglais et Hollandais allaient énergiquement se concurrencer, durant près de trois siècles, sans distinction de religions ou de régimes politiques, les pieux catholiques comme les austères protestants, les citoyens de l'Angleterre et de la Hollande si épris de libertés civiques comme les sujets soumis des monarchies absolues» (Marguerite Yourcenar).

 

Je ne vais pas refaire l'histoire de l'esclavage. Je veux souligner seulement que pour Bruno Chenu, au point de départ de cette souffrance noire, il y a le racisme exprimé d'abord sous la forme de l'esclavage. Tout le monde a entendu parler de cette fameuse traite des esclaves à partir du XVIe siècle. Des millions de Noirs ont été arrachés à leur terre natale, transportés aux Amériques dans les pires conditions et vendus comme du bétail pour l'essor des colonies du Nouveau Monde. «Le racisme a d'abord été l'idéologie nécessaire à justifier l'esclavage et le pouvoir des maîtres blancs sur tout être humain» (6). Au XIXe siècle l'infériorisation des autres « races » (indienne, noire) sera étayée par la biologie et la théologie. Dans L'Église au cœur, Bruno Chenu parlera, à cet effet, de la prostitution de l'Église et de la théologie (p. 93), puisque les hommes ont cherché à justifier le racisme et l'esclavage par des références bibliques : Gn 9, 18-27, la malédiction de Canaan, Lv 25,44-46, Ex 20, 3-17, Lc 7,2-10 (guérison de l'esclave du centurion).

 

Le racisme se fraye un chemin. La discrimination dans le temple du Seigneur devient insupportable à beaucoup. L'instrumentalisation de la religion sert aux « maîtres » pour renforcer les liens de subordination des Noirs. Par exemple, certains maîtres autorisaient leurs esclaves à aller le dimanche à l'Église du village. Les Noirs étaient au fond, les Blancs devant. Les Noirs vivaient la même célébration, ils écoutaient la même Parole, mais il y avait quand même une prédication spéciale pour les Noirs, où l'on répétait à tout bout de champ la parole de saint Paul : «Esclaves, soyez soumis à vos maîtres» (Col 3,22).

 

C'est à partir de là que va s'élaborer la conception noire de la souffrance. Celle-ci va surtout s'exprimer dans les chants des Noirs que nous appelons communément les Negro Spirituals.

 

 La souffrance dans la tradition religieuse noire / Dans les Negro Spirituals

 

La conception religieuse noire de la souffrance s'est élaborée dans un contexte de lutte contre l'esclavage et l'oppression. Que l'on parle des Spirituals ou du Blues, des prières et des sermons des prédicateurs noirs, ou des contes traditionnels, les Noirs n'ont pas réfléchi sur la souffrance indépendamment de la vie, mais à partir de leur engagement, c'est-à-dire de leur lutte pour affirmer leur dignité humaine malgré les conditions déshumanisantes de l'esclavage et de l'oppression. C'est pourquoi, pour comprendre le mouvement dynamique de la pensée noire sur la souffrance noire à mesure que le peuple noir essayait de trouver un sens à sa vie, il est nécessaire d'avoir présent à l'esprit la vie sociale et politique d'où est née la pensée noire. Celle-ci représente la réponse d'une population africaine à sa situation d'esclavage en Amérique du Nord.

 

En 1978, dans la revue Lumière et Vie, Bruno note : «Si nous voulons comprendre comment un peuple peut exprimer la totalité de sa démarche humaine dans une expression musicale religieuse, il faut nous mettre à l'école de la communauté noire américaine. Parce qu'il porte trace de toutes les blessures et de tous les rêves de la collectivité, le Spiritual atteste les trois grands chemins d'humanisation qui ont mobilisé les esclaves de la chrétienté occidentale. Mieux encore, quand on s'est laissé prendre par lui, le chant réalise ces chemins, il opère le déplacement de la communauté du côté de la liberté, de la rencontre et de la foi. Quand Dieu est à vos côtés, la vie n'est plus tout à fait ce qu'elle était» (7).

 

Les Negro-spirituals ne sont pas des chants de désespoir. «Ces chants expriment une foi vécue dans un contexte terrible d'exploitation et de négation humaine. Mais ils révèlent aussi la découverte d'une espérance donnée par un Dieu qui promet la libération à son peuple» (8). Les personnages bibliques les plus cités dans les Negro Spirituals sont Moïse, Daniel, Ezéchiel, David et Goliath, Samson. Ceux qui, dans la Bible, dénoncent des situations d'injustice ou d'oppression et préconisent une délivrance prochaine du peuple.

 

Bruno Chenu voit dans les chants des Noirs «une lave brûlante sortie des entrailles de femmes et d'hommes opprimés». Ces chants sont, à ses yeux, des «joyaux de la piété noire». «Ils constituent d'extraordinaires affirmations du salut et de l'humanité noire au sein des frustrations d'un monde implacable. Ils sont la réponse, tantôt inquiète, tantôt confiante, d'une communauté croyante écrasée à sa situation d'oppression».

 

Pendant plus d'un siècle l'espoir d'émancipation des esclaves noirs américains va résonner dans les Negro Spirituals, chants de libération inspirés de l'Ancien Testament, où se mêlent détresse, révolte et courage. Dans un livre paru en 1966, Marguerite Yourcenar avait déjà attiré l'attention du lecteur francophone sur le contenu des Negro Spirituals. Elle relevait que dans ces chants, «pour la première fois, le poète afro-américain avait réussi à exprimer, avec une intensité et une simplicité admirables, ses rêves et ceux de sa race, sa résignation, et plus secrètement sa révolte, ses profondes douleurs et ses simples joies, son obsession de la mort et son sens de Dieu» (9).

 

D'un point de vue proprement théologique, Bruno Chenu est le seul théologien occidental à avoir accordé autant d'attention aux Noirs américains, mêlant recherche historique et réflexion théologique. Je pense qu'il a été vraiment touché par leur souffrance et qu'il a voulu, par sa démarche, montrer l'égalité entre les hommes. Dans ce sens, il est aussi un grand chantre des droits de l'homme, puisqu'il a travaillé à la reconnaissance des Noirs. D'ailleurs, il situe le statut des Negro Spirituals du côté des droits de l'homme en affirmant que «cette musique est l'honneur de l'humanité parce qu'elle est le cri de sa conscience».

 

Disons-le : Bruno Chenu «ose et accomplit une visite lucide et sereine des zones sombres de la conscience humaine et chrétienne au fil de l'histoire de l'asservissement de l'homme par l'homme» (10). C'est une parole décisive qu'il livre et qui «appartient en propre à l'humanité comme telle parce que ce dont il est question n'est rien moins que la dignité de la personne, seule ou en groupe, qui s'affirme envers et contre tous les dénis de reconnaissance, fût-ce les plus inattendus : ceux qui par leurs exemples ont pu se loger dans une conscience pourtant dite chrétienne, mais aveuglée par les conditionnements mondains» (11).

 

Bruno Chenu se situe donc à «un haut-lieu d'humanité et d'anthropologie pour laisser retentir une parole multiple sur la condition humaine» (12). Dans L'Église au cœur, il souhaitait que l'Église soit «la sentinelle de Dieu pour les nations» (p.18). Il me semble que c'est ce que lui-même a essayé d'incarner en se faisant la voix des sans voix.

 

 Bruno Chenu : la voix des sans voix (voie)

 

Ce n'est pas par goût d'exotisme que Bruno Chenu s'est consacré pendant de longues années à l'étude des Noirs américains. Il a voulu être la voix des sans voix, parce que pour lui, reprenant des mots de Dom Helder Camara, «la voix des opprimés est la voix de Dieu» (L'Église au cœur, p. 132). Dans l'introduction au Grand livre des Negro Spirituals, il écrit : «J'ai voulu donner la priorité à la parole des esclaves, ou des anciens esclaves. Certes, cette parole s'est souvent perdue dans les ténèbres de l'histoire et n'a pas laissé de trace repérable (…) C'est la parole de l'esclave d'abord qui retentira dans ce livre», la parole de «ceux qui ont été considérés comme les moindres d'entre les humains» (13).

 

Il a voulu sortir le peuple noir de sa «solitude». «Au long de l'exploitation esclavagiste, écrit Bruno, le Noir a ressenti douloureusement sa solitude. Le terme 'seul' revient constamment dans les chants» (14). Il cite les paroles d'un chant :

 

"Dans la vallée, Sur mes genoux,/ Sous mon fardeau Si seul, si Seul."

 

«Ne me laissez jamais seul.» - «Perdu là-bas dans ma solitude.»

 

L'esclave s'éprouve «comme un enfant sans mère, tout seul, tout seul, avec sa peine amère». Quand on considère tout le travail que Bruno Chenu a réalisé sur les Noirs américains, on peut dire qu'il les a fait sortir de leur «solitude». Il a été la voix des Noirs dans le monde francophone pour faire connaître leur souffrance et la force spirituelle qui en a résulté. Peut-être que pour parler comme les théologiens, il y a quelque chose de l'ordre d'une théologie de la Croix qui s'exprime, en creux, dans la pensée de Bruno Chenu. Une théologie du point de vue des opprimés.

 

 Une théologie de la Croix

 

En effet, tous les lieux qui ont façonné la réflexion théologique de Bruno Chenu sont des lieux marginaux, les théologies du Sud, les peuples noirs etc. Son expérience de l'Église, c'est l'expérience des multiples visages de l'Église, et l'Église pour lui, c'est avant tout les plus simples, les plus pauvres. Par l'Église, les plus humbles se sentent reconnus. Par l'Église, la Parole de Dieu retentit comme la justification de toutes les religions.

 

Pour les esclaves noirs américains, on peut dire que la véritable raison de leur conversion est liée au fait que la religion africaine ne rendait pas compte de leur souffrance alors que le christianisme l'intégrait. Des siècles après, leur souffrance trouvait sens dans la Passion du Christ. Elle n'est pas simplement doloriste mais traduction d'une espérance : Dieu n'a pas laissé au tombeau son fils Jésus.

 

«Écoutons cette histoire qui avait retenu l'attention de Bruno Chenu : c'est le récit d'une grand-mère, ancienne esclave, à ses petits-enfants, au début du XXe siècle, au moment où la migration vers les villes américaines procurait plus de désillusions que de promotion sociale (formation des ghettos) : «Une ou deux fois par an, le maître de la plantation permettait à un esclave prédicateur d'une plantation voisine de venir prêcher à ses esclaves. Selon une vieille tradition, le prédicateur faisait toujours culminer son sermon dans l'évocation dramatisée de la crucifixion et de la résurrection de Jésus. Il insistait sur l'agonie dans le Jardin de Gethsémani et décrivait Jésus suspendu à la Croix ; il recréait les sept dernières paroles du Christ et l'image de sa mère Marie se tenant au pied de la Croix, il visualisait le soleil s'obscurcissant et les soldats paralysés de peur au tombeau vide. Alors, le prédicateur était épuisé mais son assemblée se sentait grandie et ragaillardie pour affronter la semaine suivante. À la fin de son sermon, le prédicateur marquait un temps d'arrêt et fixait son regard sur chaque visage. Alors il leur disait avec toute la force dont il était capable : 'Souvenez-vous, vous n'êtes pas des nègres ! Vous n'êtes pas des esclaves ! Vous êtes les enfants de Dieu !'»

 

Ce Dieu-Père veut la liberté de ses enfants. Dans une situation inextricable, Il est celui qui ouvre un chemin. Aussi, à sa suite, l'Église doit s'engager pour la libération de toute servitude. Voici la réflexion de Bruno Chenu en 1977 : «L'Église doit sortir de ses murs et aller habiter là où des mères sont en pleurs, où des enfants ont faim et où des pères sont sans travail. L'enjeu est la survie dans une société qui a défini la noirceur comme corruption et dégradation. Jésus n'est pas mort dans un sanctuaire, pas plus que Martin Luther King. C'est là où la souffrance était la plus profonde et la douleur la plus vive que Jésus a vécu et souffert, qu'il est mort et ressuscité. Tant que des enfants innocents continueront à mourir dans des incendies de taudis, tant que des familles devront passer l'hiver sans chauffage, sans eau chaude et sans nourriture, tant que des êtres humains seront contraints de vivre avec les rats et les cafards, l'Évangile jugera et condamnera le désordre de la société. L'Église a une responsabilité, non pour tourner le regard des hommes vers la vie future quand les souffrances cesseront, mais pour les aider à surmonter leur impuissance, à se relever et à prendre leurs vies en mains.» Bruno invite donc l'Église, c'est-à-dire chacun de nous, à fixer le regard sur le Christ, le Serviteur souffrant.

 

Pister la présence du serviteur souffrant.

 

J'ai retrouvé un texte de Bruno Chenu dans ses archives où il écrit : «L'urgence est de pister la présence du Christ serviteur souffrant et de le rejoindre au lieu où il nous parle : dans la communauté des déshérités» (Br. Chenu, «Naissance d'une théologie politique», texte inédit, Archives Chenu, Juvisy).

 

Ces mots sont très importants quand on réalise combien Bruno Chenu a été marqué par la notion de «trace» puisée dans la philosophie de Levinas, tout comme la notion de visage. Je vous renvoie à son livre La trace d'un visage. On peut se permettre d'écrire que Bruno Chenu a approfondi sa foi au Christ en pistant sa présence dans les chants des Noirs américains. Il n'a pas beaucoup écrit sur les effets qu'a produits sa recherche théologique sur sa foi. En fait, il n'avait pas besoin de l'écrire. Nous percevons assez aisément les traces de cette influence. On ne peut pas s'attacher à une théologie modelée par une longue histoire d'esclavage et d'humiliation sans être touché soi-même dans son être le plus profond, dans son être théologal. On ne peut pas travailler une théologie plus proche du Vendredi saint que du dimanche de Pâques, sans approfondir soi-même et pour soi-même une théologie de la Croix. Je crois que cette «option préférentielle» pour les Noirs a renforcé en lui la conviction que Dieu a définitivement pris le parti pour les écrasés et les opprimés.

 

En se rendant pour la première fois aux États-Unis en 1970, Bruno Chenu a été plongé «dans l'univers religieux des Africains américains». Le choc a été si puissant qu'il avait décidé cette même année qu'il devait consacrer ses énergies à une recherche plus profonde.

 

Dans la préface qu'il écrit pour le roman de Ralph Ellison Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Robert Merle affirme que la liberté des Noirs, enchaînés à leur travail, n'est pas détruite : «L'esclave noir dans le champ de coton, ou le forçat noir cloué à la route qu'il construit, n'ont de libre que la voix. Enchaînés, surveillés nuit et jour par (…) les chiens, la seule évasion possible est vocale. Ils chantent, blues nostalgiques ou spirituals gémissants, et s'évadent de leur condition en se la racontant à eux-mêmes» (15). 

 

Celui qui chante s'exprime à la première personne, il est le sujet de sa prière et de son cri. Et il s'exprime dans la mémoire collective de la Parole biblique. Sa souffrance est bien la sienne, elle est aussi celle de son peuple et se reconnaît dans celle du peuple de Dieu. La figure du serviteur souffrant qu'il incarne à nouveau lui donne une portée universelle. Celui qui chante raconte la Bible comme sa propre vie.

 

Bruno Chenu peut lui-même écrire : «Car le Nazaréen a souffert dans sa chair, comme eux, la condition de banni et d'exclu, jusqu'à être exécuté sur une croix. Une identification mutuelle extraordinaire s'est dès lors créée entre le Christ et l'esclave : par sa Passion, le Christ est proche de l'esclave qui souffre des mauvais traitements de ses maîtres. L'esclave, lui, cherche à vivre intimement la présence de Jésus dans les champs de coton du sud des États-Unis où il trime sous le fouet. La Passion du Christ est aussi celle de l'esclave» (16).

 

La prière qui appelle au secours, la plainte de tant de souffrances comme l'émerveillement d'être dans la main de Dieu se disent par une identification spontanée, toute naturelle, aux personnages et aux situations bibliques. B. Chenu commente : «Christ est mort pour chacun, personnellement. Dès lors, le christianisme offre une explication à la souffrance à travers la figure du Christ qui ne se trouve pas dans les religions africaines. Il permet d'intégrer le négatif de l'histoire dans une dynamique de libération, celle de l'Exode» (17).

 

Une prise de conscience s'est effectuée chez un certain nombre de chrétiens que l'on peut baliser ainsi : la souffrance assumée par le Christ ouvre pour l'esclave un chemin d'espérance. Même si la résurrection n'occupe pas l'essentiel des thèmes des Negro Spirituals, elle est le point culminant de la solidarité de Dieu avec l'innocent injustement condamné. Elle est aussi le symbole de la libération ultime : «L'ange a roulé la pierre!» ("The Angel Roll The Stone Away"). Et le peuple noir acquiert ainsi la certitude qu'il ne demeurera pas éternellement dans le tombeau de l'esclavage...

 

 Conclusion : au cœur de l'Église pour s'occuper de ceux qui sont à la marge !

 

À la page 91 de son livre sur les Negro Spirituals, Bruno Chenu cite un dialogue émouvant d'un ancien esclave avec son maître : « Charlie, vous rappelez-vous quand je vous lacérais le dos ? - Oui, Maître. - M'avez-vous pardonné ? - Oui, je vous ai pardonné… Je vous aime comme si vous ne m'aviez jamais donné un coup, car le Dieu que je sers est un Dieu d'amour et je ne peux aller à son Royaume avec la haine au cœur».

 

«Désormais, écrit Bruno Chenu, pour connaître le peuple noir américain, il faut connaître ses chants religieux. Ils sont les psaumes d'un peuple en exil qui se lamente, qui implore, qui loue, qui remercie son Dieu au milieu de son dur combat. Ils sont l'espace libéré d'un peuple opprimé qui refuse à tout jamais d'enchaîner son cœur. Une fois de plus, ils prouvent que l'on peut lacérer le corps mais qu'on ne peut détruire l'âme. Ils sont une Bible mise en musique par des gens illettrés, mais burinés et purifiés par l'épreuve. Ils sont la revanche de l'humanité quand on croit l'avoir ravalée plus bas que terre. Ils sont l'armure spirituelle d'un peuple meurtri mais jamais désespéré. Et ils ne prêchent pas une doctrine mais racontent une histoire simple, édifiante, exemplaire. À travers eux, c'est toute une communauté qui affirme son existence devant Dieu et devant les hommes» (p. 167).

 

«On peut croire que les situations d'oppression avilissent l'homme, le réduisent à l'état de bête -ce qui était le projet du système. Mais alors même que l'on pense que l'homme n'est plus rien, l'Histoire prouve qu'il y a toujours cette conscience humaine qui fait que, rabaissé plus bas que terre, l'être humain se redresse, affirme qu'il est enfant de Dieu, qu'il a la même dignité que le propriétaire blanc, et donc qu'il a droit à la liberté. Les chants des Negro Spirituals sont des chants religieux, mais ils sont d'abord le cri de la conscience dans une situation d'oppression» (18).

 

Il me semble que cela correspond à la trajectoire même de la vie de Bruno Chenu. En 2001, Bayard publiait un livre intitulé Les défis de l'Église au XXIe siècle. Il s'agit d'un collectif où la question suivante est posée à des grands témoins, théologiens et hommes spirituels ayant marqué le XXe siècle : Quelle est la question la plus importante pour le XXIe siècle ? Voici comment l'un d'eux, le théologien dominicain belge Edward Schillebeeckx, répondait : « Pour moi, le problème crucial qui continue de se poser à l'aube de ce XXIe siècle est la réalité des gens qui sont menacés et qui souffrent dans leur personne. Les hommes souffrent à cause de la maladie, de l'injustice sociale, du mal qu'ils se font réciproquement et comme on l'a vu par le passé, ils ont connu l'holocauste massif incroyable et de nombreuses formes de génocides se perpétuent. Cette réalité est grave et me place devant le problème de la nature du rapport qu'il peut y avoir entre l'humanité qui souffre et l'Église" (19).

 

En y pensant, il me semble que d'un point de vue théologique, cette question du rapport entre l'humanité qui souffre et l'Église est vraiment au cœur de la vie et de la pensée de Bruno Chenu. Beaucoup d'hommes et de femmes se sentent exclus de notre l'humanité, refoulés aux marges de la société, de l'Église. De l'expérience profondément humaine de ces personnes émergent des questions. Questions auxquelles Bruno Chenu s'est rendu sensible.

 

Dans L'Eglise au cœur. Disciples et prophètes, après avoir posé les repères institutionnels de sa réflexion, «les lieux d'où il part» comme disent les théologiens, il écrit : «Ma géographie personnelle est à jamais traversée par les ghettos noirs américains et les bidonvilles africains. Ma vie n'aurait pas de sens en dehors de ces liens d'amitié et de solidarité». (20)

 

Notes :

 

1. Cf. «Bruno Chenu nous ouvre Le grand livre des Negro Spirituals», in Brèves. Le journal interne de Bayard, n° 277, novembre 2000, p. 12. (Propos recueillis par Claude Raison).

 

2. B. Chenu, «Le spiritual, un peuple en mouvement vers son Dieu» in Lumière et vie, n°140, novembre-décembre 1978, pp. 65-71.

 

3. B. Chenu, Dieu est noir, p. 290-291.

 

4. Au cours de ce voyage le groupe qu'il accompagne rencontre la communauté noire de New York, Bruno rencontre personnellement James Cone, le chantre de la théologie noire.

 

5. B. Chenu, «L'Église noire, une libération ?», in Notre Histoire, n° 182-183, novembre-décembre 2000.
6. B. Chenu, L'Église au cœur, p. 89.

 

7. B. Chenu, «Le spiritual, un peuple en mouvement vers son Dieu», op. cit, p.71

 

8. Ibidem.

 

9. Cité par G. H. Masson, «Le grand livre des Negro Spirituals. L'aventure d'une libération et d'une foi», in La Vie Spirituelle, décembre 2000, p. 602

 

10. G. H. Masson, «Le grand livre des Negro Spirituals. L'aventure d'une libération et d'une foi », in La Vie Spirituelle, décembre 2000, pp. 601-604.

 

11. G. H. Masson, «Le grand livre des Negro Spirituals. L'aventure d'une libération et d'une foi», in La Vie Spirituelle, décembre 2000, p. 602.

 

12. G. H. Masson, «Le grand livre des Negro Spirituals. L'aventure d'une libération et d'une foi», in La Vie Spirituelle, décembre 2000, p. 602.

 

13. Cf. Le Grand livre des Negro-Spirituals, p. 11-12.

 

14. B. Chenu, «Le spiritual, un peuple en mouvement vers son Dieu», op. cit, p. 69.

 

15. Traduit de l'américain par Magali et Robert Merle, Paris, Grasset, 1969.

 

16. «Noir c'est noir, il y a toujours l'espoir», Michel Cool interroge Bruno CHENU, in Témoignage Chrétien, n° 2938, Jeudi 26 octobre 2000.

 

17. B. Chenu, «L'Eglise noire, une libération ?», in Notre Histoire, n° 182-183, novembre-décembre 2000.

 

18. «Bruno Chenu nous ouvre Le grand livre des Negro Spirituals », in Brèves. Le journal interne de Bayard, n° 277, novembre 2000, p. 12. (Propos recueillis par Claude Raison).

 

19. Les défis de l'Eglise au XXIe siècle (dir. Francesco STRAZZARI), Trad. de l'italien par Simone Rouers, Ed. Bayard, 2001, 194p.

 

20. B. Chenu, L'Eglise au cœur, p. 8-9.

 

La Crois 20 juin 2020.

 

 

 

https://www.alainet.org/es/node/207489
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