« Haïti, l’état de la nation » ou la faillite d’un État

07/07/2015
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«  L’état de la Nation », à ne pas confondre avec État-Nation, concept surgi après la Révolution française, afin de juxtaposer l’État en tant qu’organisation politique et la Nation signe d’appartenance et d’attachement d’un citoyen à un pays. Dans le nouvel ouvrage de Fleurimond Kerns, ces deux termes peuvent cohabiter aisément. L’auteur dresse un bilan sans concession de nos erreurs, de nos stupidités, de nos légèretés légendaires, de nos frilosités avérées devant l’international et sa cohorte de fonctionnaires, de diplomates arrogants qui parlent avec toute la largeur de leur bouche au pays de Dessalines. Notre démission collective dans la conduite des affaires de la Nation trouve justement un écho sous sa plume. Comment en est-on arrivé là ?

 

Avec cette faillite quasiment consommée, si l’on en croit l’auteur, qui a été membre de plusieurs cabinets ministériels, l’affaire semble entendue : il faut remplacer l’État par le privé. Le vieux rêve des ultras-libéraux des années 1970 aux États-Unis gagne du terrain en Haïti. Comme toujours nous avons dépassé en conneries les libéraux pour atteindre le sublime des pensées économiques de Milton Friedman, le pape de toutes les politiques économiques américaines et anglaises notamment, qui a théorisé dans deux ouvrages la non-intervention de l’État dans le champ économique. Selon Fleurimond, la première République noire au monde a déjà dépassé toutes les bornes en matière de libéralisme. Les prémices d’une éventuelle mort de l’État haïtien semblent bien entamées. Les ingrédients sont réunis pour que l’on annonce officiellement le décès tant les faits sont palpables et corroborés, dans cet ouvrage bien documenté, fruit de plus de dix ans de travail pour établir un diagnostic fiable de nos faiblesses mais aussi de nos atouts que nous avons tendance à négliger pour ne pas dire ignorer.

 

Ce livre est aussi, par endroits, un guide administratif complet, dans lequel l’auteur passe en revue, avec brio, l’histoire de l’administration haïtienne. Là encore, il fait le même constat de délabrement et de laisser-aller à tel point que c’est Washington qui a donné des préfabriqués pour loger nos parlementaires après le séisme du 12 Janvier 2010. Au milieu de ce désastre permanent, Fleurimond a analysé les contours, documents à l’appui. On apprend beaucoup, surtout les épisodes les plus guignolesques de nos dirigeants, leurs incompétences avérées parfois leur démission dans la gestion des affaires de l’État. Au milieu de ce champ de ruines que nous trace l’auteur, espérons tout de même un sursaut de prise de conscience nationale qu’amorcera l’aube d’une renaissance haïtienne surtout dans le domaine de la gouvernance de ce pays.

 

Par quelques bouts que l’on prend les analyses de Fleurimond, l’État Haïtien est dans un coma prolongé, il constitue un maillon faible dans les processus de décisions politiques, au point qu’il a fait place nette ces dernières années à des organisations internationales de toutes sortes qui dépensent des budgets que même l’État du pays ne possède pas. Ces grandes ONGS ont ainsi quasiment pris le contrôle de l’État Haïtien. Les fonctionnaires du pays se font parfois humilier par des employés de L’USAID, véritable patron de l’administration haïtienne car celui qui paie ordonne. Bref un État dans l’État.

 

C’est une inversion des rôles qui, ces vingt dernières années, sont devenus intangibles car, disons-le, 70 % des aides américaines à notre pays transitent par le biais de l’USAID. En général, la politique de l’international en Haïti, depuis 1986, a largement contribué à affaiblir l’État et Fleurimond vise juste quand il écrit « Puisque aujourd’hui en Haïti, tout le monde semble accepter cette inacceptable équation du pire. L’absence d’autorité de l’État et d’initiative publique engendre ce que certains sociologues britanniques appellent the selft conduit. C’est-à-dire, chaque individu dans la société invente sa propre voie sa propre trajectoire. Conclusion de ce bordel organisé tout le monde se perd au sein de la cité. »

 

Cet ouvrage est salutaire à plus d’un titre, car il fouille nos abandons, notre démission, notre aveuglement devant la catastrophe qui s’annonce. L’auteur utilise ce qui relève en fait des méthodologies appliquées à l’art de gouverner consistant à ce que l’État investisse massivement dans les collectivités locales, dans les infrastructures routières et autres, en mettant sur pied les moyens de parvenir à un fonctionnement minimal de la société. Dans ce domaine comme dans de nombreux autres, l’abandon est total. Même le secteur de l’eau est entre les mains des étrangers. L’État haïtien s’est d’office disqualifié, même pour s’occuper de ce qui relève de ses attributions propres. Quant à sa mission régalienne elle est aux abonnés absents. C’est quasiment un réflexe d’écarter l’État dans tout processus le concernant. Les exemples n’en manquent pas dans cet ouvrage de plus de 350 pages. Les bâtiments publics avant le séisme étaient déjà dans un état de délabrement tel que l’on se demandait parfois s’ils recevaient des usagers : « La morgue de l’Hôpital général de Port-au-Prince est en quelque sorte la morgue publique. C’est là que l’on dépose tous les gens décédés dans cet hôpital, environ une trentaine par mois. Mais c’est aussi là qu’on rapporte les corps de tous les indigents ou d’autres personnes tuées qu’on ramasse çà et là dans les rues de la région métropolitaine de la capitale, estimés entre 80 à 90, voire plus avec parfois de pic allant jusqu’à une centaine de corps par mois. Tout cela n’aurait pas été plus scandaleux si ces cadavres étaient au moins bien gérés si l’on peut le dire. Sauf que, cette morgue comme la plupart des institutions dans ce pays ne l’est que de nom. Comme l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti, cette morgue date de la construction de l’édifice donc il y a plusieurs décennies. »

 

On peut dire sans aucune retenue que c’est peut-être pour la première fois dans l’histoire qu’un État est en voie de privatisation par ceux-là mêmes qui ont pour mission de le garder en vie et de le faire fructifier. Mais, toutes proportions gardées, le phénomène s’est accéléré ces vingt dernières années par une série de décisions politiques lourdes de conséquences. Nous avons donné le pays, clés en main, à des organisations internationales qui l’administrent mal à notre place. Le pire est que nous avons apporté notre contribution à ce sacrilège, la psychologie de nos dirigeants successifs s’adapte parfaitement à accepter sans broncher que désormais rien ne peut sortir de bon dans leurs têtes, l’étranger décide de tout : « La préoccupation de tous les dirigeants haïtiens et ce à quelque niveau que ce soit, ce n’est nullement la population mais la communauté internationale. Toutes les démarches, décisions, discours et actes posés le sont tout d’abord à l’intention de la communauté internationale des pays donateurs. Partant du principe que, depuis plus de trente ans, seule la volonté et l’avis de certaines capitales étrangères comptent, les dirigeants haïtiens ont relégué au second plan les premiers concernés la population. Ainsi leurs discours et leurs actions sont en total décalage par rapport aux besoins réels de la société. »

 

L’État en Haïti c’est ce qui empêche tout le reste de fonctionner en commençant par le niveau de corruption qu’il entraîne. Les institutions qui symbolisent l’État sont inefficaces non seulement dans l’exécution des tâches administratives mais aussi des hommes susceptibles de les faire fonctionner et de les faire évoluer. Or si l’on en croit les enquêtes menées par l’auteur sur la gestion du pays, avec infiniment de précautions, le résultat se révèle totalement désastreux à tout point de vue. Un vieux professeur de l’Académie diplomatique internationale de Paris commençait ses séminaires toujours très prisés par cet aphorisme : « Messieurs comme vous le savez il n’y a pas d’institutions à proprement parler il n’y a que des hommes pour les faire vivre. » En un mot la situation dramatique du fonctionnement de l’État en Haïti n’est pas le fruit du hasard, il est le résultat des comportements de ceux qui ont dirigé ce pays depuis toujours. La pauvreté, le dénuement absolu dans les principales villes du pays que décrit l’auteur prouvent si besoin est que certaines institutions, essentiellement des bâtiments, ont été construits sous l’occupation américaine. L’auteur a pris un malin plaisir non seulement à les citer mais aussi à démontrer qu’aucun projet étatique n’était destiné à les pérenniser. Le défi qui s’est imposé à nous depuis la transition en 1986 est celui d’un changement de paradigme dans la culture de gouvernance de ce pays. Bien que la charte fondamentale de 1987 contienne les grandes lignes, les principales réformes qui auraient pu amorcer un processus de changement dans ce pays, elles buttent en fait sur un vide politique sidéral. Les partis politiques censés être porteurs des changements sont enlisés dans des insignifiances, dans des bassesses indignes. Sur ce, Fleurimond a établi des diagnostics précis comme sur de nombreux autres points d’ailleurs. Lesquels sont éclairés par une longue présentation du Dr Antoine Fritz Pierre. Qui n’est pas de trop dans l’ouvrage, au contraire, elle met en perspectives les arguments développés ici comme souvent avec cet amoureux et fin connaisseur de l’histoire de notre pays, l’histoire d’Haïti continue sa course folle parfois vers l’abîme mais parfois salutaire comme dans ce livre elle nous sert à comprendre tout simplement.

 

- Saintilus Émile est pseudonyme

 

Source: AlterPresse

 

8 juillet 2015

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18463#.VaU1cLV1yyc

https://www.alainet.org/es/node/171085?language=es
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