Elections en Haïti ou l’art de confisquer la participation populaire
10/02/2015
- Opinión
« Les élections bien souvent permettent aux opprimés d’élire leurs oppresseurs »
Karl Marx
Karl Marx
L’assaut du temps et l’évolution des mentalités politiques ont fini par avoir raison du maoïsme en occident et le pouvoir n’est plus au bout du fusil. La principale raison en est que la violence révolutionnaire a fait son temps et a montré ses limites. Depuis lors, le pouvoir temporel réside dans le vote populaire, comme le veut la modernité politique. Cependant, telle une exception confirmant la règle, Haïti se démarque de cette réalité et vit la démocratie directe comme un complexe et non comme un fait politique. Par la force des choses, la démocratie est devenue un drap pour camoufler un attachement non assumé à un maoïsme dégénéré ou à une forme de dictature pure et dure. Elle s’impose comme un complexe qui s’apparente aussi à un marronnage congénital, viscéral et perpétuel. Ici, on s’entend pour faire semblant dans tout ce qui concerne la politique, la démocratie et le sort du peuple. Et l’art du simulacre – tel un avatar de notre marronnage - tend même à devenir chez nous un fait culturel.
Force nous est de reconnaitre le fait que notre société est passée de l’esclavage à l’occupation militaire étrangère en transitant par la méfiance et l’ostracisme internationaux, mais elle se devait de saisir les opportunités et les momentums démocratiques qui s’offraient à elle, rien que pour montrer et réaffirmer au monde son amour fou pour la liberté. On est forcé de reconnaitre également que ce n’est pas toute la société haïtienne dans sa totalité qui est à blâmer, mais ses élites intellectuelles et politiques, ses têtes pensantes. Elles sont à blâmer pour leur attachement au camouflage et leur propension maladive à tromper. Elles auraient dû savoir que les maquisards meurent toujours dans le marquis, dans l’indifférence et dans l’oubli.
Parlant d’élites politiques, il est possible de remonter le temps et trouver des exemples éloquents prouvant les torts que nous nous sommes faits, rien que par notre manie du camouflage et du refus systématique de nous assumer et d’assumer nos choix. Nous aimons être perçus comme démocrates et amants de l’alternance politique pendant qu’au fond de nous-mêmes sommeille un féroce dictateur. Et pour notre plus grand malheur, bien souvent notre subconscient, trop imbibé de vérités refoulées, nous trahit. Nous en voulons pour illustration, quelque chose qui s’est passé au Palais National sous le règne tumultueux de l’ex-président René Préval.
Trop imprégné du rituel du boulanger, Ti René prenait un malin plaisir à rouler tout le monde dans la farine ; ses ami(e)s comme ses adversaires. Il dirigeait le pays comme bon lui semble, lui seul connaissait le moment idéal pour réaliser les élections prévues par la constitution et se foutait pas mal des délais qui y sont inscrits. Un jour que les représentants du groupe G11 (Core Groupe) s’impatientaient devant le cumul de retards constaté dans l’organisation des élections, ils lui demandèrent audience. Arrivés au Palais, ils trouvèrent un président tout souriant, totalement disposé à les écouter et prêt – selon toute vraisemblance - à leur fournir des réponses à leurs préoccupantes questions. C’était au dernier semestre de 2009, une année sans intempéries et sans catastrophe naturelle. Donc il n’y avait pas beaucoup de prétextes à la non-réalisation des élections à temps. Des questions directes et peu diplomatiques pleuvaient, le président tournait sa langue, passait par la tangente et fournissait des réponses frisant le mensonge abject.
Les étrangers n’en démordaient pas, gardaient leur calme et reposaient les mêmes questions avec des mots différents. Ti René résista à sa manière et redit les mêmes choses sous des formes différentes. Le représentant de la Minustah, un assez bon diplomate, a eu la clairvoyance de donner une petite blague qui a eu la grâce de détendre l’atmosphère de la réunion et de pousser le président à l’inflation verbeuse. Il en riait éperdument. Et sur ce, le même diplomate le somma de citer les principales contraintes techniques qui empêchaient la réalisation des élections. Trop détendu et hyper-amusé, il perdit la commande de sa langue et son subconscient répondit à sa place : « les élections, je ne suis pas sûr de maitriser les détails techniques pour les organiser … mais je sais seulement comment les gagner ». Malgré lui et sans le vouloir, il a vendu la mèche. Les étrangers se sentaient alors suffisamment édifiés et ont pris cette déclaration comme une confirmation de la persistante rumeur qui faisait croire que le président était en train de monter un stratagème pour désigner son successeur.
En fait, le président était véridique dans sa déclaration. Et, il faut croire que n’eut été ce dérapage verbal qui l’avait trahi face à ces influents étrangers, son parti aurait encore les rennes du pays et son présumé beau-fils serait à la présidence. Il faut dire aussi que jusqu’à nos jours, si des modifications en profondeur ne sont pas apportées dans le système mis en place depuis 2004, le parti de Préval (INITE déclaré ou INITE camouflé) pourra gagner les prochaines élections. La raison est simple et tient à une mise sous séquestre (savante et sophistiquée) de la participation populaire.
Le gouvernement de transition Boniface-Latortue a mis en place une machine électorale qui a été habilement infiltrée par les organisations régionales (composant la plateforme Lespwa) qui allaient supporter la candidature de Préval en 2006. Le madré Rosemond Pradel qui était au secrétariat général de ce CEP pensait avoir tout sous contrôle et plus d’un espéraient un raz-de-marée du parti Fusion dans les urnes. Bien compté mal calculé, les concours de recrutement des membres des BED et des BEC – sur la base de mérite intellectuel - ont donné des résultats que seuls de fins connaisseurs du pays pouvaient déchiffrer. La plupart des partis politiques anti-lavalas ou GNBistes ont vu de toutes les couleurs.
Et puis, au jour des élections deux grandes choses sautaient aux yeux : (i) les longues files d’attentes d’électeurs ayant une folle envie de voter, et (ii) la masse d’électeurs égarés ne sachant pas ou trouver leurs bureaux. Votre serviteur – lors de son inscription au registre national d’identification - a fourni une adresse se trouvant au centre-ville de Jacmel, mais le bureau où il devait voter se trouvait à Lavanneau (plus de 6 km) et c’était pareil pour tous les électeurs potentiels dont on n’était pas sûr de leur appartenance à la mouvance prevalo-lavalasse. Pis est, les autorités policières (partie prenante de ce coup) interdisaient la circulation de véhicules non autorisés le jour du scrutin. Les listes électorales étaient fagotées de façon telle que seuls les gens dont on était sûr de la tendance politique allaient pouvoir voter sans avoir à se déplacer au moins sur une distance de cinq kilomètres. Ainsi, le taux de participation populaire, qui aurait pu dépasser au bas mot les 80%, a finalement été celui qu’on voulait, moins de 25% en réalité.
Le retour de René Préval au pouvoir, la formation de son parti Lespwa et de ses CEP taillés sur mesure ont donné lieu à des manipulations encore plus grotesques des listes électorales. Les noms des membres d’organisations évoluant en milieux urbains et péri-urbains soupçonnés d’être des supporteurs de l’opposition sont soit placés dans des listes relatives à des bureaux qui se situent à plus d’une trentaine de kilomètres de leurs centres de vote réels, soit éliminés des listes originales, soit placés sur des listes liées à des bureaux qui n’existent nulle part. Ainsi, depuis 2005, rien que par le formatage initial des listes ou du registre électoral, les élections en Haïti se sont transformées en un vrai calvaire pour les électeurs et les électrices. Mais ce n’est pas tout…
Il arrive que les gens changent de domiciles, de communes, de villes ou même de départements et doivent se faire placer sur d’autres listes compliquant ainsi le dispositif de contrôle de la participation populaire mis en place. On aurait pu croire qu’ils puissent parvenir à avoir le droit de voter facilement lors de l’actualisation des listes. Ce n’est pas si évident. Cela allait dépendre de leur comportement politique dans leurs nouvelles zones d’accueil. Quand ils sont identifiés à temps, comme faisant partie d’une organisation qui s’oppose au pouvoir en place, ils n’ont jamais la possibilité de voter, car leurs noms sont portés sur d’autres listes plus difficiles à repérer ou carrément introuvables. S’il arrive qu’un nombre d’électeurs potentiels non contrôlés risquent de modifier substantiellement les résultats dans un centre de vote, l’opération électorale est annulée de force par la violence et par des affrontements provoqués à dessein. Car, on le sait, il suffit d’une rafale de cartouches pour que les électeurs et électrices prennent la poudre d’escampette, sans la moindre volonté de revenir sur les lieux du vote. Alors, dans les procès-verbaux on rapporte que le scrutin a été annulé pour cause d’insécurité.
Un cas de figure, encore plus connu, survint à répétition dans les élections depuis 2004. Vous êtes religieux, vous vous rendez à votre église, pensant qu’au terme de votre messe vous alliez vous rendre à votre bureau de vote pour accomplir votre devoir civique. Ce n’est pas toujours possible. Si la tendance de votre pasteur est connue de notoriété publique, de petits malins placés dans les parages de votre église doivent - sans se montrer – lancer des pierres et des tessons de bouteille ou même tirer dans tous les sens quelques cartouches pour vous forcer à rentrer chez vous dans les minutes qui suivent. Et si vous êtes assez braves pour défier ces malins et aller quand même voter, votre vote sera annulé subtilement sans que vous vous rendiez compte. Comment ? Au moment de vous remettre le bulletin et de vous expliquer comment voter, le préposé s’arrange pour placer une ou plusieurs petites marques qui seront évoquées en votre absence, lors du dépouillement, pour dire que votre choix n’ est pas clair et que votre vote n’est pas valide.
Vous comprenez que l’exercice du vote en Haïti s’est converti, pour beaucoup de gens, en un véritable parcours du combattant. On s’en plaint uniquement au jour du vote et après on oublie tout. On ne remet même pas en question les présidents qui sont élus avec moins d’un million de voix, les sénateurs qui le sont avec moins de 100,000 voix et les députés qui le sont avec moins de 5,000 voix. On valide les pouvoirs de ces mal-élu(e)s et on s’attend à ce que ceux-ci/celles-ci fassent, du haut de leur pouvoir mal acquis, la promotion de la démocratie…
Peut-être, nous chérissons tellement la démocratie que nous sommes à même de nous conforter dans sa caricature. Comme si ce faire-semblant serait assez pour que notre pays soit reconnu comme démocratique. Nous nous entendons pour continuer à organiser ces mêmes parodies d’élections pour que les bailleurs de fonds ne nous imposent pas de sanction, sachant que les bailleurs eux-mêmes ne s’embarrassent pas de scrupules. Dès qu’il s’agisse d’élections, la qualité importe peu pour eux… puisque l’OEA – instance légitimatrice des besognes politiques peu élogieuses - connait déjà toutes les manipulations à faire et les artifices à utiliser pour porter même les haïtien(ne)s les plus réfractaires à accepter l’inacceptable. Et puis la vie continue, puisque la république ne saurait mourir pour si peu.
Mais, tonnerre de Dieu, à quand la libre participation aux élections en Haïti ? Question idiote, peut-être, pour ceux et celles qui ne savent pas que le seul fait d’identifier correctement les citoyen(ne)s a donné lieu à une bataille de tranchées. C’est une question qui a du sens pour ceux ou celles qui savent que le processus initié depuis 2004 n’a pas encore permis à l’Office National d’Identification d’octroyer à chaque haïtien(ne) une carte d’identité. Comme de fait, les gens sans numéro d’identification sont encore légions dans le pays. Et, il faut reconnaitre que si l’acte d’identifier les citoyen(ne)s a été une bataille, faire participer toutes les personnes identifiées au processus démocratique est une guerre acharnée qui reste encore à mener.
Dix (10) années après le début du projet de modernisation du système d’identification national, le pays se retrouve à un tournant décisif : on doit renouveler les cartes pour les haïtien(ne)s qui en avaient une et on devrait en profiter pour généraliser l’attribution de cette pièce d’identité à tous ceux et toutes celles qui sont né(e)s sur cette terre d’Haïti. C’est à la fois une opportunité bénéfique pour tout le pays et une occasion qui s’offre aussi aux magouilleurs et magouilleuses politiques pour torpiller la démocratie participative au moins pour une autre décennie. Compromettre ou garantir la viabilité du registre d’identification national aura un impact majeur sur l’avenir du pays. Car, un bon registre est un acquis pour le système d’investissements publics, si l’on considère le fait qu’une personne non identifiée ne saurait être le bénéficiaire d’un quelconque programme ou projet. Il est aussi une condition sine qua non pour assainir le registre électoral ainsi que les listes qui en découlent et permettre à une grande quantité de citoyen(ne)s de recouvrer leur droit de participer au choix de leurs dirigeants, augmentant ainsi la légitimité des élus. Assainir les listes électorales c’est barrer la route aux politiciens véreux et donner également au pays la chance d’avoir un meilleur parlement, de meilleurs conseils municipaux et de meilleurs conseils de sections communales, mettant ainsi en déroute les candidats indignes de devenir sénateurs, députés, maires et membres de casecs.
Qu’on ne se trompe pas, il y va de la démocratie et du développement du pays. La démocratie se laisse instaurer avec l’aide d’élus dignes et légitimes, des gens qui croient à la pérennisation des institutions étatiques et aux grands principes d’alternance politique, de droits humains, de la non-violence et du vivre-ensemble ; bref, la démocratie se laisse instaurer par des démocrates convaincu(e)s. Le développement, quant à lui, dépend d’un bon système de planification des investissements publics qui ne saurait exister sans l’existence préalable d’un registre d’identification national fiable et viable. Tout cela étant dit, il reste maintenant aux décideurs du pays de faire le bon choix en cette matière. A bon entendeur, salut !
- Gary Olius est économiste, spécialiste en administration publique. golius_3000@hotmail.com
Source: AlterPresse
9 février 2015
https://www.alainet.org/es/node/167496?language=en
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