Aide canadienne à Haïti :

Aide au développement ou soutien au statu quo ? Un aperçu historique

15/01/2013
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Les déclarations condescendantes du ministre canadien de la Coopération internationale, Julian Fantino, annonçant le gèle de l’aide canadienne à Haïti, ont consterné plusieurs organismes et personnalités. Les dénonciations fusèrent de partout. Toutefois, comme le montre le texte qui suit, ces déclarations ne font qu’exprimer de manière plutôt maladroite la politique internationale canadienne mise en œuvre officiellement depuis 2005, politique dont la priorité est de promouvoir les intérêts canadiens dans le monde.
 
L’aide canadienne à Haïti débute en 1970. Philip English dans son livre intitulé « L’aide au développement du Canada à Haïti [1] » explique que cette aide vise en particulier à « promouvoir (l’image du Canada, en tant que pays bilingue) à l’étranger (particulièrement dans les pays francophones) et notamment devancer les initiatives croissantes du Québec dans le domaine des affaires extérieures ». L’objectif donc de l’aide canadienne, au départ, serait d’éclipser l’influence québécoise dans le Tiers Monde francophone et d’assurer l’influence ainsi du Canada dans cette partie du monde. Pour le Canada, Haïti représente un cas typique.
 
Mais comme l’auteur l’admet lui-même l’intérêt canadien en Haïti n’est pas simplement idéologique : en 1970, « il existe des banques canadiennes (qui) jouent depuis de nombreuses années un rôle important en Haïti ». Mais, ce que English oublie de mentionner, c’est qu’il existait déjà dans le pays une compagnie canadienne d’exploitation minière, la SEDREN (Société d’exploitation et des ressources naturelles) qui était présente dans le pays depuis 1955. Cette compagnie bénéficiait durant la période de François Duvalier (1957-1971) d’un contrat juteux qui lui a permis d’exporter « 1,5 millions de tonnes de minerais de cuivre contenant de l’or et de l’argent [2] ».
 
L’aide canadienne au pays s’accroit considérablement à partir de 1973. En fait, dans les six années qui suivirent, soit de 1973 à 1979, l’ACDI (Agence canadienne de développement international) consentit un décaissement d’une aide bilatérale (en grande partie des subventions) de près de 25 millions de dollars à Haïti. Il est important de mentionner que durant cette période, l’aide accordée à Haïti est la plus importante octroyée par l’ACDI dans toute l’Amérique latine et les Antilles [3]. Ce qui peut paraitre étonnant, surtout lorsqu’on sait que Haïti ne représente pas pour le Canada un marché important à cette époque ni un intérêt d’ordre géopolitique.
 
Le professeur Cronford Pratt [4], dans une conférence présentée à l’université de Toronto en 2002, donne une explication plutôt intéressante de la nature de l’aide internationale canadienne de 1966 à 1976. Premièrement, explique-t-il, l’aide durant ces dix années est basée sur des valeurs éthiques, qui elles-mêmes sont les résultats de différentes circonstances : les plus fondamentales, selon Pratt, étant avant tout le soutien populaire des programmes de bien-être social, à l’intérieur même du Canada, de l’État providence. Pratt explique que ces valeurs sociales créent « un environnement intellectuel et idéologique au Canada qui fait que l’aide extérieure plutôt que la préparation militaire est la voie la plus appropriée pour contenir le communisme ».
 
Deuxièmement, nous dit Pratt, la volonté du Canada, à l’époque de la guerre du Vietnam, était d’articuler une politique extérieure différente de celle des États-Unis. Mais, ces considérations, comme le remarque d’ailleurs l’auteur, sont de courte durée dans l’histoire de l’aide extérieure canadienne. Et dès 1977, un changement majeur s’opère dans la politique de l’aide extérieure canadienne, orientée, à partir de cette date, à servir les intérêts commerciaux canadiens et la politique internationale canadienne. Ce changement est lié, explique Pratt qui a une vision plutôt économiste de la politique extérieure, à la crise économique post-OPEC.
 
Une autre approche pour expliquer l’aide importante accordée à Haïti par le Canada durant la majeure partie de la décennie 70 et qui nous parait plus pertinente est celle proposée par Franklin Midy [5] (professeur de sociologie à l’UQAM). Au fond, cette aide, explique Franklin Midy, consista à renforcer le régime de J.C. Duvalier qui avait pris le pouvoir en 1971 à la mort de son père. Il y a eu à partir de cette date une libéralisation du régime duvaliériste, ce qui signifiait, remarque Midy, une « libéralisation de l’économie haïtienne, livrée alors sans défense au capital étranger ». On assista durant cette période à l’installation de plusieurs usines sous-traitantes et au développement de l’industrie touristique. Vue dans cette perspective, l’aide canadienne s’inscrit dans le cadre de la montée au pouvoir de J.C. Duvalier et de la nouvelle politique américaine, politique qui encouragea l’installation des « sweat shop » dans les Antilles et une ouverture des marchés des pays de la région.
 
Mais pour comprendre la nature de l’aide canadienne durant les années 70, il faut analyser comment cette aide a été implantée et la réalité politique et socio-économique dans laquelle elle s’est inscrite sur le terrain. Philip English explique que l’ACDI conçoit tout un programme (l’agence veut faire d’Haïti un pays programme) qui vise à mettre sur pied des « projets dans les secteurs de l’agriculture, de l’éducation et de l’énergie », des secteurs clé dans le développement social et économique de n’importe quel pays. Et ce qui rend ce programme encore plus intéressant, explique l’auteur, c’est qu’il dispose d’une approche intégrée de l’aide économique, c’est-à-dire, il n’était plus question de faire des projets pêle-mêle sans lien entre eux. Au cours de cette période, on verra des réalisations prometteuses, surtout dans le secteur de l’éducation : on peut citer comme exemple la consolidation de la Faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire de l’Université d’État d’Haïti, l’envoi de professeurs canadiens au pays, la mise sur pied de l’Institut national d’administration, de gestion et des hautes études internationales (L’INAGHEI), etc. Un projet important qui couronne l’effort de L’ACDI est celui intitulé Développement Régional Intégré de Petit-Goâve à Petit-Trou-de-Nippes connu sous le sigle de DRIPP. Ce projet couvre un territoire important où vivent plus de trois cent mille habitants. L’ACDI espère que tous ces projets pourront être renouvelés et pris en charge par le régime de J.C. Duvalier.
 
Or à cette époque, non seulement la corruption entretenue par le régime est généralisée dans les institutions d’État, mais la déstructuration de l’agriculture paysanne est à son apogée (ce qui provoque entre autres un exode rural considérable) et on assiste à une augmentation rapide d’industries sous-traitantes s’installant dans la périphérie de la capitale et recherchant une main-d’œuvre bon marché. Dans un tel contexte, les projets de l’ACDI étaient voués à l’échec, et cela quelles que soient les bonnes intentions qui se trouvaient à la base de leur conception. Mais, plus encore, l’aide canadienne objectivement non seulement renforçait le pouvoir en place politiquement (en appuyant les régimes favorables aux États-Unis dans leur lutte contre le communisme), mais, ce qui est contraire même à ses objectifs, l’aide encourageait l’expulsion des paysans de leur terre et intensifiait l’exploitation de la main-d’œuvre paysanne. Philip English souligne plusieurs cas « où des terres améliorées grâce à des travaux d’irrigation, des efforts de reboisement ou bien de nouvelles routes ont été tout bonnement expropriés par des riches résidents urbains ». Ou encore « des paysans qui ont travaillé la terre pendant des années et peuvent enfin espérer améliorer sensiblement leur sort sont soudain privés de cette chance en se voyant relégués au rang de métayers ou de simples salariés ». English relate également l’expulsion par force de paysans (bénéficiant de l’aide) par des puissants officiers du régime « pour constituer des fermes de plusieurs centaines d’hectares ». L’auteur conclut « qu’il est donc en partie vrai qu’il existe … une relation entre l’aide étrangère et l’exode (de paysans) haïtiens ».
 
Une aide destinée aux organisations de base
 
Durant les années 1980, et particulièrement dans la foulée du renversement de la dictature de J.C. Duvalier, une autre approche de l’aide sera mise en place. Sous la pression de la communauté canado-haïtienne, l’aide bilatérale est suspendue au profit des organisations de la société civile, l’objectif, comme l’indique l’organisme Droits et Liberté, étant de permettre « la mise en œuvre d’un projet de société égalitaire et respectueuse des droits humains ». L’ACDI réalise ce projet en créant un fonds pour Haïti dirigé par un organisme québécois, l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), Le Fonds délégué-AQOCI [6].
 
En 1994, pour poursuivre les projets conçus dans le cadre du Fonds délégué-AQOCI, un organisme autonome canado-haïtien, le Regroupement des Organismes Canado-haïtiens pour le Développement (le ROCHAD), a été mis sur pied.
 
En Haïti, tout un mouvement politique d’organisations de base se développe à partir de 1986. Ce mouvement combat non seulement pour la démocratie, contre toute forme de dictature, mais il dénonce également et critique la structure sociale haïtienne qui reproduit l’exclusion et l’exploitation des masses. Dans ce contexte, une autre forme d’organisation non gouvernementale (ONG) verra le jour. Ces ONG sont haïtiennes et représentent 23% de toutes les ONG existant sur le terrain. Et ce qui fait leur particularité, comme l’indique Franklin Midy, ce sont des organisations qui ont évolué « passant d’une approche assistancialiste … à une perspective critique et politique. » Autrement dit, à une politique de lutte pour transformer la société haïtienne.
 
L’existence de ces organisations en Haïti crée un certain optimisme chez les membres de la communauté haïtienne de Montréal. Franklin Midy préconise l’aide canadienne à ces organisations de base car dit-il « la lutte pour le développement en Haïti … passe par la lutte contre la société d’exclusion et l’État prédateur [7] ».
 
À cette époque, l’ACDI mettra sur pied une aide aux ONG de la société civile pour permettre à l’élaboration d’une société égalitaire, sans pour autant préciser de quelle façon cet objectif doit être atteint.
 
Nous n’avons pas trouvé de données qui montrent comment l’aide canadienne, à cette époque, a pu bénéficier aux organisations de base et au développement du syndicalisme par exemple, qui faisait sa réapparition après des décennies de répressions, mais il est certain que dans le cadre de cette mobilisation politique populaire des années 80, l’aide canadienne a renforcé objectivement des organisations qui luttaient sur le terrain.
 
Le renforcement des programmes d’ajustement structurel
 
Mais cette réalité de l’aide fut de courte durée. Dès 1994, dans le cadre du retour du président Aristide, après que le coup d’État et la junte militaire dirigé par le général Cédras aient décimé la plupart des organisations de base qui luttaient pour la justice sociale (massacrant plus de 5 000 citoyens et militants), un Plan d’Ajustement structurel (PAS) fut imposé drastiquement au gouvernement haïtien. Le gouvernement canadien participa systématiquement à la mise en œuvre de ce plan. Comme l’écrit l’organisme Droit et Démocratie, « l’impact combiné de ces orientations se traduira par un affaiblissement de l’appareil étatique, la détérioration de la capacité productive et l’économie paysanne [8] ». L’application de ce plan par phase successive non seulement affaiblit l’État haïtien en liquidant ou privatisant les institutions même rentables (la Société de télécommunication, la TÉLÉCO, par exemple), en poussant à la faillite plusieurs industries nationales et l’agriculture paysanne, mais ce plan va encore rendre le pays plus dépendant de l’aide extérieure.
 
La stratégie des 3 D
 
À partir de 2004, dans le cadre du gouvernement de transition, le Canada s’engage au renforcement de la « stabilité en Haïti ». Des contingents canadiens participent à la MINUSTAH (la Mission internationale des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti). Le gouvernement canadien définit dans ce contexte une nouvelle approche en 3D, c’est-à-dire une nouvelle stratégie d’ingérence intégrant la défense, le développement et la diplomatie. Dorénavant l’ACDI, le Ministère de la défense nationale et le Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international agiront de concert dans le cadre d’une politique d’intervention en Haïti et dans d’autres pays de l’Amérique latine. En 2005, le gouvernement canadien publie un énoncé de politique internationale où l’accent est mis, entre autres, sur l’intérêt commercial du Canada, la politique internationale devient ouvertement un moyen de promouvoir les intérêts canadiens dans le monde [9].
 
Dans le cas d’Haïti, et ce qui est peut-être nouveau dans l’histoire de l’aide canadienne apportée à ce pays, c’est que de 2004 à aujourd’hui, l’intervention canadienne se concentre sur le renforcement des appareils de l’État : l’aide à la gouvernance, au renforcement de la police et l’appui à la MINUSTAH.
 
Réformer l’État haïtien ?
 
Terminons en rappelant les critiques promulguées par l’organisme Concertation pour Haïti [10] (CPH) à l’endroit de la politique d’intervention canadienne en Haïti dans le contexte de l’après-séisme de janvier 2010. Cette critique vise toute la politique d’aide canadienne en Haïti à partir de 2004 et antérieurement.
 
La CPH remarque que :
 
1. Le « Canada limite sa contribution dans le secteur de la sécurité et la justice à la sécurité institutionnelle au lieu de miser sur la protection de la population et l’accès à la justice… »
 
2. L’effort déployé par le Canada pour construire les infrastructures de justice et les établissements pénitenciers ne pourra réussir si un programme de réforme de la justice, d’un appui aux efforts de lutte contre l’impunité et de l’instauration d’un État de droit n’est pas mis en place.
 
La CPH recommande donc :
 
a. De « dépasser le cadre du renforcement institutionnel dans le secteur de la sécurité pour privilégier la réforme de la justice et l’accès à la population haïtienne à des instances de recours efficaces et efficientes pour lutter contre les violations de leurs droits, la corruption et l’impunité.
 
b. De renforcer les « capacités de l’État haïtien dans la provision des services sociaux de base ».
 
c. D’offrir à l’État haïtien un appui soutenu pour assurer le « fonctionnement des institutions et des services publics garantissant à tous les citoyens l’exercice de l’ensemble des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. »
 
Toutes ces recommandations sont restées lettre morte. Le gouvernement conservateur poursuit la politique internationale mise en place en 2005 et la renforce, notamment en éliminant les fonds alloués par l’ACDI au ROCHAD et en abolissant l’organisme Droits et Démocratie, des organisations qui ont promu une approche systémique de l’aide. Désormais une logique économique ouverte mettant la priorité sur les intérêts des compagnies canadiennes doit être, pour le gouvernement du premier ministre Stephen Harper, l’élément prioritaire et constitutif de toute politique extérieure canadienne, une logique que l’on a vu en œuvre en Haïti dans le cadre de l’aide accordée à ce pays dans le contexte de l’après-tremblement de terre de 2010.
 
Depuis le début des années 1990, la politique de l’aide canadienne est essentiellement orientée de façon à renforcer les intérêts canadiens en Haïti. De 1994 à 2004, le gouvernement canadien a appuyé sans réserves l’application des programmes d’ajustement structurel dans le pays, contribuant à appauvrir ainsi un État déjà faible. À partir de 2004, la mise en application de la stratégie en 3D, dans le cadre de l’occupation du pays par les forces de la MINUSTAH, renforce encore plus l’affaiblissement et la dépendance de l’État haïtien.
 
La courte histoire de l’aide canadienne à Haïti montre que cette dernière s’inscrit et prend forme dans le cadre d’un État dominé et dépendant, autrement dit un État incapable de mettre en application un programme de développement intégré et autocentré à long terme. La mauvaise gouvernance et la corruption ne suffisent pas à expliquer l’échec de la mise en application des politiques de développement en Haïti (comme se plaisent à le dire certains pays occidentaux). Au fond, dans l’Haïti contemporaine, on ne peut comprendre la nature de ces problèmes en faisant l’économie d’une analyse qui rend compte de la relation de l’État haïtien avec les puissances « amies ». Néanmoins, il serait intéressant d’aborder des questions fondamentales quant à la nature de l’État haïtien : comment cet État s’est-il réduit à ce stade de dépendance que même plus de 70% de son budget de fonctionnement vient de l’extérieur ? Pourquoi l’État haïtien tient-il tant à « l’aide au développement » alors qu’objectivement cette aide non seulement n’a pas contribué au développement du pays, mais une bonne partie de celle-ci se fait sur forme de prêts et contribue à augmenter la dette nationale ?
 
Ces questions, entre autres, doivent faire objet de débat et interpeller les patriotes haïtiens et tous ceux et celles qui sont solidaires à la lutte pour un changement véritable en Haïti…
 
[1] Philip English, L’aide au développement du Canada à Haïti ; Institut Nord-Sud, 1984.
 
[2] Fred Doura, Haïti : Histoire et analyse d’une extraversion dépendante organisée, Les Éditions DAM, 2010
 
[3] Philip English, op. cit.
 
[4] Cranford Pratt, Ethical Values and Canadian Foreign Aid Policies, vol. 37, n.1, 2003
 
[5] Franklin Midy, Le mouvement social haïtien pour le changement : les ONG haïtiennes et l’aide canadienne, Nouvelles pratiques sociales, vol. 4, n.1, 1991, p.65-80
 
[6] Pour une analyse approfondie du mouvement de solidarité des organismes haïtiano-québécois avec Haïti, lire Franklin Mydi, Coopération Canada-Haïti : l’expérience de solidarité de la diaspora, Le journal Alternatives, 24 juin 2005
 
[7] Franklin Mydi, op. cit.
 
[8] Droit et Démocratie, L’engagement du Canada en Haïti, analyse et perspectives sur l’aide canadienne en Haïti depuis le séisme du 12 janvier 2010, Bibliothèques et Archives nationales du Québec, 2011
 
[9] David J. Bercuson et Denis Stairs (sous la direction de), Dans l’intérêt du Canada ? Évaluation de l’Énoncé de politique internationale, Canadian Defence & Foreign Affairs Institute, octobre 2005
 
[10] Concertation pour Haïti (CPH), AIDE ET RECONSTRUCTION APRÈS LE SÉISME : QUEL ENGAGEMENT DU CANADA EN HAÏTI ?, 10 janvier 2011
 
 
Extrait d’une conférence prononcée par l’auteur dans le cadre de l’université d’été à l’UQAM (été 2012)
 
Source: AlterPresse
 
https://www.alainet.org/es/node/164183
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