Haïti : Coup de force, fait accompli, la politique du pire…

22/08/2012
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La malédiction du pouvoir est une tare bien haïtienne, une constante qui modèle la vie politique de notre pays. Nous avons toujours eu des dirigeants autocrates, obsédés par leur seule volonté. Mais, ils ont aussi toujours payé le prix fort, proportionnellement à leur entêtement.
 
L’exemple le plus récent est arrivé avec le Président Jean-Bertrand Aristide, Michel Martelly aurait tout à gagner à le consulter. Il est certain que l’ancien président lui dirait de ne pas commettre les mêmes erreurs que lui…
 
Depuis le coup d’État militaire du 30 septembre 1991, nous avons souvent entendu dire que les actions des hommes au pouvoir ont le soutien de l’étranger et que, du contraire, ils n’auraient pas fait ci ou ça. Mais nous connaissons aussi la démesure de nos chefs et leur propension à exagérer au nom du supposé support du « Blanc ».
 
Ironie du sort, c’est le même supporteur qui a toujours envoyé l’avion qui transporte loin de nos côtes le colis désormais encombrant. Et ce n’est pas toujours que les anciens hommes forts ont eu leur itinéraire en main…
 
Les nouveaux développements de la vie politique nationale se passent suivant ce vieux schéma de dépendance, nos Présidents, depuis la période du retour à l’ordre démocratique en septembre 1994 préfèrent négocier avec les tuteurs externes que de privilégier un espace de dialogue national.
 
De fait, le « Blanc » est omniprésent dans nos affaires, ils font des incursions maladroites dans nos institutions qui se prêtent au jeu, et à chaque grand moment de tension, ils débarquent sur le terrain pour tirer les oreilles ou pour imposer ou apporter leur adhésion aux décisions pas toujours populaires de nos gouvernants du moment.
 
La cheffe de cabinet de la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, madame Cheryl D. Mills, était en visite en Haïti cette semaine. Elle a accompagné au Parlement la nouvelle ambassadrice, Madame Pamela Ann White. Vous croyez au hasard ?...
 
Mais, pour le malheur de notre pays, ceux qui, à l’intérieur de nos institutions comme les Chambres législatives et qui auraient dû assumer leurs prérogatives de couper court aux dérives, sont ceux-là mêmes qui les encouragent.
 
On a entendu, par exemple, le sénateur Wenceslas Lambert encourager la présidence à foncer tête baissée dans la voie de l’illégalité et de l’inconstitutionnalité, en mettant en place un Conseil Électoral Permanent en dehors des prescrits et des normes. Et cela, au détriment de la position du Corps auquel il appartient.
 
Cela, pour que nous comprenions que nos chefs s’arrangent toujours pour avoir des alliés au bon endroit, assurés qu’ils sont de ne pas être inquiétés. Si nos institutions n’étaient pas remplies d’agents et d’hommes vils au service de l’exécutif, on serait depuis longtemps dans une autre réalité en Haïti. Les précédents de destitution de présidents, suite à la mise en accusation devant la Haute Cour de Justice pour crime de Haute trahison, auraient fait nos chefs « mache sou trèz pa pile katòz » !
 
En effet, si le Président Martelly savait que l’épée de la Haute Cour de Justice était suspendue sur sa tête, il aurait respecté les règles du jeu. Il n’aurait pas continué à faire la sourde oreille, en passant la vitesse supérieure pour exercer un coup de force contre la Constitution et contre la loi, en faisant installer, dans la controverse, six membres sur les neuf que doit compter le Conseil Électoral Permanent.
 
De la carence d’hommes de caractère…
 
La faiblesse de nos institutions, qui les empêche d’assumer convenablement leur mission, résulte d’une carence de femmes et d’hommes de caractère dans leur sein.
 
En 2003, à la fin de la session législative, quand Jean-Bertrand Aristide voulait amender la Constitution suivant son propre modèle, même au Sénat contesté d’alors, des voix se sont élevées pour s’y opposer. Dany Toussaint et Prince Sonson Pierre, deux anciens alliés du Président, n’ont pas donné leur adhésion, et le quorum nécessaire étant rompu, le projet d’amendement du Président Aristide était mort-né.
 
Le pays attend que les femmes et les hommes, qui ont reçu le vote populaire pour défendre la démocratie et l’État de droit, se lèvent au Sénat à la Chambre des Députés pour dire non et remettre le Président Michel Martelly à sa place.
 
Quand les institutions jouent pleinement leur rôle, elles contribuent à la consolidation de la démocratie. On atteint ici un niveau de maturité qui envoie un signal clair de l’impossibilité du retour à l’ordre ancien.
 
Nous venons de voir, dans leur contexte particulier, sans commentaire ni parti pris aucun sur les cas d’espèce, ce qui s’est passé au Paraguay le 22 juin dernier et en Roumanie le 6 juillet dernier.
 
Au-delà des motifs avoués ou inavoués, justifiés ou pas justifiés, approuvés ou rejetés par ceux qui ont particulièrement qualifié le renvoi du Président Paraguayen de coup d’État, la destitution du Président Fernando Lugo et celle du Président Traian Basescu invalidée le 29 juillet 2012 par la Cour constitutionnelle sont deux actes d’autodétermination du Parlement comme pouvoir à part entière.
 
Sans nous immiscer dans ce débat, dont les enjeux nationaux sont loin de nos préoccupations, nous voudrions bien avoir des institutions aussi fortes et assez indépendantes, capables, dans une situation de maturité démocratique, d’assumer pleinement leurs prérogatives, sans préjudice des recours institutionnels que la victime a le droit d’exercer, comme dans le cas de la Roumanie.
 
Faiblesse institutionnelle
 
Les sorties en Don Quichotte du Président de la République contre la légalité constitutionnelle arrivent dans un moment de grande faiblesse de nos institutions.
 
Les partis politiques et les organisations de la société civile ne sont pas en mesure aujourd’hui de mettre sur le béton des dizaines de milliers de gens pour dire non à Michel Martelly.
 
Depuis les grandes marches de 2003-2004 du mouvement « grenn nan bouda » pour faire face au projet anachronique du président Jean-Bertrand Aristide, il a fallu attendre les sorties de février 2006 en faveur de la proclamation de René Préval comme Président de la République sans l’organisation du deuxième tour et les incidents de décembre 2010, suite au premier tour des présidentielles pour rejeter le résultat du vote et réclamer Michel Martelly au deuxième tour.
 
Qui a dit que l’histoire ne se répète pas !
 
En Haïti, elle se répète et se répètera à n’en plus finir, comme pour démentir cette assertion. On semble incapables de franchir le pas du déjà vu, pour innover et offrir d’autres spectacles que nos sempiternelles bêtises…
 
Mais, notre pays est déroutant.
 
On a passé une quinzaine de CEP provisoires parce que les conditions n’étaient jamais créées par les prédécesseurs de Martelly pour arriver au CEP permanent dans de bonnes conditions.
 
En Haïti, nous n’avons pas le souci de la perfection, nous nous contentons du bancal et de l’à-peu-près. C’est un constat regrettable d’une fatalité bien haïtienne.
 
On aura attendu si longtemps que pour avoir un CEP bric-à-brac ?
 
On a mené d’aussi longs combats, pour éviter le déraillement démocratique, pour regarder aujourd’hui, les bras croisés, ceux qui ont toujours été dans le camp d’en face venir chier sur les sacrifices au prix du sang du peuple haïtien pour construire, pas à pas, cette société d’aspiration démocratique ?
 
Et puis, aura-t-on, par ailleurs, attendu tout ce temps pour avoir un pouvoir judiciaire indépendant pour voir, à la place, des personnes aussi soumises à l’intérieur du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire ? De véritables créatures de l’Exécutif, des girouettes actionnées par remote control depuis le Palais national.
 
Autant n’être pas sorti du Ministère de la Justice, en sachant pleinement que le Pouvoir judicaire est sous coupe réglée.
 
Mais, dans la situation actuelle, nous faisons comme si nous avons des instances indépendantes, mais nous savons que c’est un mensonge.
 
De toutes façons en Haïti, les simulacres [1] n’ont jamais dérangé.
 
On aura ainsi un double simulacre institutionnel : l’un concernant le Conseil Électoral Permanent, l’autre, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire.
 
À propos du Conseil Électoral Permanent, une amie nous faisait remarquer une bizarrerie que les parlementaires n’avaient pas relevée en adhérant à l’amendement de la Constitution, comme proposé alors par l’Exécutif.
 
On a éliminé toutes les balises de l’article 192 du texte original et qui assuraient une représentativité départementale des membres du CEP.
 
« Le Conseil Électoral comprend (9) membres choisis sur une liste de (3) noms, proposés par chacune des Assemblées Départementales »...
 
La Constitution amendée a éliminé cette exigence pour prendre la deuxième partie, en simplifiant la procédure de formation du CEP, en maintenant seulement les corps de pouvoir qui désignaient chacun trois membres. Mais ici, on fragilise la composition du CEP, quand on connait la capacité de cooptation et de corruption de l’Exécutif haïtien pour dominer et imposer son contrôle.
 
Parlement, le dindon de la farce…
 
Ce que l’amie, dans son observation, faisait ressortir, c’est que, dans le cas du Pouvoir Exécutif, le président en solo choisit trois membres du CEP ; quant au Pouvoir Judiciaire, théoriquement, neuf membres du CSPJ choisissent les trois membres.
 
Nous avons vu ce qui s’est passé avec le vote où seulement cinq membres ont choisi, de façon douteuse, les représentants de ce pouvoir au CEP. Et si l’on présume que la Présidence interfère pour influencer les choix du CSPJ, ici encore, c’est le Président qui, tout seul, aurait choisi…
 
Dans le dernier cas, au Parlement, ce sont à peu près cent trente personnes qui choisissent les trois représentants du Pouvoir Législatif !
 
Véritable dilemme, tour de force, pour porter plus de cent Haïtiens à faire l’unanimité sur trois personnes !
 
Voilà un beau piège de l’amendement de la Constitution de 1987.
 
Quand on se rappelle que l’amendement a été proposé par le Président Préval, l’on comprend très bien que INITE, qui devait en être le grand bénéficiaire, dans une logique de continuité, joue des pieds et des mains, à travers ses principaux ténors, pour nous faire avaler la patate chaude.
 
Continuité…
 
La rupture, que nous avait promise le candidat Martelly, s’apparente plutôt à la continuité de l’entêtement que nous avons connu avec le Président René Préval par rapport au CEP et aux élections.
 
Un véritable concert de voix a appelé l’ancien président à renvoyer le CEP pour créer un climat de confiance propice aux élections. Comme portant des œillères, Préval a foncé tête baissée vers l’organisation des élections avec le même Conseil électoral.
 
Martelly s’aligne sur la même logique en faisant un ensemble de mises en place pour dominer les institutions du pays.
 
Regardez bien le contexte.
 
Vous avez remarqué les joyeux et gais lurons lors du lancement du parti politique « tèt kale » !
 
La vassalisation du pouvoir judiciaire par l’intermédiaire des jouets de Martelly, à l’intérieur de cette institution nouvelle.
 
La dernière étape et pas la moindre, la mainmise sur le Conseil Électoral.
 
Comme d’habitude, la maladie du pouvoir hante ses tenants et les active à essayer de durer au pouvoir ou dans l’espace politique.
 
Mais l’histoire est là pour témoigner des déboires de ceux-là qui voulaient la permanence au pouvoir. A quelques rares exceptions, ils n’ont pas réussi. Plus ils voulaient rester au pouvoir, plus vite ils sont tombés du pouvoir.
 
François Duvalier a duré au pouvoir, parce qu’en face, la société s’est laissée terroriser. La lâcheté des uns, la couardise des autres ou la bassesse de toute une cour de serviteurs, qui se sont mis au service du dictateur par intérêt ou par peur, autant d’éléments dans la réussite de ce pouvoir dynastique.
 
Or, les occasions de neutraliser Duvalier ne manquaient pas. La proclamation de Papa Doc président-à-vie ; l’exécution des 19 officiers, où Duvalier assistait en personne au peloton d’exécution ; la succession à Jean-Claude Duvalier, où toute cette clique de personnalités a laissé faire…
 
Jean-Bertrand Aristide, entre 2001 et 2004, a été mis en déroute dans son projet dictatorial, parce que la société a réagi à temps.
 
Haïti, après Duvalier a dit jamais plus jamais.
 
Michel Martelly pourra-t-il démentir cet engagement de notre société et marcher sur la volonté de la nation de vivre dans une société démocratique ?
 
Aujourd’hui, la réponse devra partir des institutions vigiles et préposées à la défense du choix du pays d’avancer dans un État de droit.
 
Si elles ne sont pas à la hauteur de leur mission et que la société civile accepte que les fantasmes du Président se concrétisent dans la réalité, une nouvelle expérience d’un pouvoir débridé se consolidera au détriment des luttes pour la démocratie.
 
Qu’on ne vienne pas dire après que les intellectuels et la presse n’ont rien fait pour éviter cette évolution, non conforme aux aspirations démocratiques du peuple haïtien.
 
Le Parlement doit pleinement s’assumer pour mettre un frein aux dérives. Les députés, en début d’année, ont vendu leur âme et bu leur honte dans l’affaire de l’arrestation du député Arnel Bélizaire.
 
Aujourd’hui, en installant le CEP dans ses fonctions, en dehors des mécanismes légaux et constitutionnels, le Président de la République a asséné un second camouflet au Parlement, dont il ne reconnait pas l’existence.
 
La prochaine étape, ce sera quoi, un arrêté présidentiel pour dissoudre le Parlement ?
 
Si les parlementaires ne comprennent pas les enjeux, si, non imbus de leur rôle, ils pensent que la fonction de parlementaire c’est une plateforme de deal et de négociations pour s’assurer des prébendes et autres avantages, sans jamais être armé pour entrer dans la peau du parlementaire, législateur et défenseur de l’intérêt public, alors autant laisser l’Exécutif avancer de pied ferme sur le Législatif et faire une bouchée d’une institution dévoyée.
 
À tous ceux-là qui entrent dans le jeu et qui se bousculent pour monter à bord de la machine Tèt Kale, nous rappelons leur responsabilité historique.
 
Les projets autoritaires et les dictatures ont pu se réaliser, parce qu’à l’instar de leurs prédispositions d’aujourd’hui à servir la mauvaise cause, il y a eu des femmes et des hommes prêts à embarquer dans les trains qui ont pris les mauvaises directions et qui ont fait escale aux lieux horribles de torture qu’étaient les casernes Dessalines, Fort Dimanche, Fort Saint-Michel au Cap-Haïtien et aux autres endroits sinistres, comme les charniers de Ti Tanyen etc.
 
Haïti n’a qu’une seule option, la meilleure, la démocratie au service de laquelle œuvrent des institutions indépendantes, prestigieuses, sur lesquelles ne plane aucun doute.
 
Aucune institution trafiquée, montée de but en blanc avec une suspicion légitime d’être un pion au service de mauvaises intentions personnelles et partant avec une carence de légitimité si flagrante, ne saurait prétendre mettre la nation en confiance.
 
Faire confiance, quand tout est si clair, si cousu de fil blanc, serait suicidaire pour la nation.
 
Et tout cela, ô sacrilège, se fait au nom de la stabilité des institutions, dont le Chef de l’État est le garant !
 
Avez-vous remarqué que la répartition des postes a déjà été faite au CEP de facto ?
 
Pourquoi cette précipitation à monter, en un tournemain, le directoire de l’institution électorale, alors qu’on attend de la compléter.
 
Les trois membres restants ne seront que des figurants qui arriveront, s’ils arrivent, devant le fait accompli !
 
Et, qu’ils viennent ou qu’ils ne viennent pas, tant pis ou tant mieux !
 
Déjà vu
 
Le pouvoir haïtien, qui a sa propre perception de notre société, a l’habitude des coups fourrés en matière électorale, parce que, sachant qu’une fois passée la vague de réprobation, les candidats se bousculeront à la porte de l’organisme électoral que tout le monde, officiellement, rejette.
 
Les dernières élections sont là comme témoignage.
 
Nous allons voir combien de candidats s’inscriront pour participer aux prochaines élections ; combien de partis politiques qui exprimeront fermement, leur rejet de ce CEP en refusant d’inscrire des candidats au prochain processus.
 
Nous allons voir combien, parmi nos hommes politiques et nos partis, feront montre de leur attachement à la défense des principes, combien également qui, comme d’habitude, d’ailleurs, font fi des principes…
 
Cette phase regrettable de la politique de notre pays sent le déjà vu.
 
N’est-ce pas Sweet Micky qui avait une musique de carnava,l très animée, avec un refrain « nou konn pran sant sa deja (bis) » !
 
[1] Fernand Hibbert, Les Simulacres, nouvelle édition, Presses Nationales d’Haïti, Port-au-Prince, 2005.
 
 
Source AlterPresse
 
 
https://www.alainet.org/es/node/160492
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