Etre Fanonien aujourd'hui

17/01/2012
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Opinión
-A +A
Intervention de Philippe Pierre-Charles a la clôture du meeting “Fanon”, du 10 décembre 2011 passé, à la Martinique.
 
Le mémorial de 1982 en Martinique a été un grand pas pour faire connaitre le nom de Frantz Fanon. Très vite la tâche suivante a été annoncée: faire connaitre sa pensée, la mettre en application de façon critique et adaptée au présent. Le cinquantenaire de sa mort vérifie qu'un pas commence à être franchi dans cette direction. Jusqu'à Joby Fanon, aucun martiniquais n'avait écrit de livre sur Fanon. Cela commence à changer !
 
A vrai dire, les conditions n'ont jamais été aussi bonnes pour aller au fond des débats qu'appelle cette oeuvre de feu.
 
D'abord parce que les visions obscurantistes ont du plomb dans l'aile. Je ne parle même pas des visions impérialistes. Elles sont sans surprise, haineuses et mystificatrices. Je parle de lectures venant du camp populaire: d'un coté, un certain nationalisme s'était approprié Fanon, malgré parfois la lettre même de ses textes. Il avait plus ou moins réussi à faire de Fanon un nationaliste étroit, fondant la lutte de libération sur la race, l'origine, l'union de toutes les classes contre l'étranger indifférencié comme s'il s'agissait de la lutte d'un peuple contre un autre peuple pour créer un Etat, un drapeau, un siège à l'ONU, dans un total mimétisme avec l'ex-colonisateur; de l'autre coté, un certain marxisme profitait de cette appropriation nationaliste pour discréditer Fanon au regard de la lutte des classes. Ce marxisme là cachait ainsi ses propres incohérences en ce qui concerne lutte de classes et lutte de libération nationale. La conjonction de ces deux visions faisait de Fanon, comme dit joliment Christiane Achour-Chaulet un "importun" pour beaucoup de monde.
 
Aujourd'hui la puissance des écrits de Fanon autant que l'évolution historique rendent possible une lecture plus juste et plus...opportune que jamais !  Opportune dans les pays dominés du Sud comme dans les pays dominants du Nord car certains enjeux à peine perceptibles du vivant de Fanon sont devenus d'une totale évidence. Hier on parlait de "civilisations supérieures" et "inférieures". Aujourd'hui devant la déroute scientifique définitive du racisme, Prospéro se fait plus subtil et parle de "choc des civilisations", de guerre "d'identités", de "conflits de cultures". La pensée de Fanon est une arme précieuse contre ces pièges mortifères. Fanon, c'est l'anti-racialisme, l'anti-essentialisme. Je pense à cette phrase déroutante de Fanon, dans " Peau noire, masques blancs " : " je n'ai pas le droit d'admettre la moindre parcelle d'être dans mon existence ".
 
Je ne prétends pas qu'il y a une seule lecture de Fanon et que nous serions les détenteurs de cette unique vérité. Mais à côté des lectures possibles encore à débattre, il y a des lectures contraires au texte et au contexte et les écarter.
 
On ne va pas lister ce soir les débats nécessaires mis à l'ordre du jour par Fanon et par l'Histoire. Disons seulement qu'ils sont de deux ordres: les débats sur le racisme, l'aliénation, la domination culturelle, les complexes d'infériorité ou de supériorité et la façon de les éradiquer. Ces débats sont surtout alimentés par le premier livre de Fanon. Les débats sur les fondements et les moyens du combat pour l'émancipation humaine lancés par son dernier livre.
 
Vous avez tous vu que les médias (qui ne sont que l'appareil idéologique de l'Etat français) préfèrent les premiers et les gens qui, à leurs yeux, sont à même de les mener. Ces débats sont à la mode dans les universités U.S. alors que du temps des Black Panthers c'était les seconds. Ils s'imaginent d'ailleurs que ces problématiques de racisme et d'aliénation relèvent du combat individuel inoffensif pour l'ordre social. Ils n'ont pas bien lu Fanon !
 
Bien sur, il faut les mener. J'invite les travailleurs présents à lire Peau noire...  Ils feront ainsi un parcours éclairant, découvriront l'ampleur du combat à mener pour la désaliénation. Même si en lisant ils trouvent des citations de Jaspers, Heidegger, etc. qui ne sont pas leurs fréquentations, qu'ils passent dessus sans complexe. Fanon est d'accord ! Qu'ils se jettent sur les anecdotes, le vécu, car c'est un livre à vivre plus qu'un livre à simplement lire. Ils verront plusieurs chemins pour combattre la bête immonde du racisme. Tous ont leur part de légitimité. Comme Marx parlant de Hegel, je ne leur conseille pas de traiter la négritude "en chien crevé". Lisons Check-Anta Diop et ses continuateurs. Saluons les travaux qui inventorient les inventions des Afro-descendants, vu l'ampleur colossale et acharnée du mensonge par omission. Mais ne confondons pas toutes les démarches. La négritude de Césaire n'est pas celle de Senghor, même si certains héritiers et Césaire lui-même ont dit parfois le contraire. Et la démarche de Fanon est autre et nous convient d'avantage. Dès Peau noire, masques blancs, il nous dit : “ ...si le blanc me méprise, je dois faire peser sur sa vie tout mon poids d'Homme ”. Comment ? Par la lutte, la lutte de libération nationale, la lutte pour la révolution africaine, la lutte pour la révolution antillaise, la lutte pour l'émancipation de tous les damnés de la terre. C'est pour cela que les débats du deuxième ordre sont selon nous essentiels.
 
Parmi tous ceux-ci j'ai envie d'en signaler trois pour tirer une leçon.
 
1. Le débat sur Fanon et l'analyse des classes sociales.
 
Pour taquiner, je dirai que ce débat n'a pas de chance. Il n'était pas central dans le dernier colloque et déjà au Mémorial de 1982, s'il était prévu au programme, il n'a pas été traité car l'intervenant que je connais bien s'est entendu dire que, vu les dépassements d'autres intervenants, son temps à lui serait... réduit à 5 minutes.
 
C'est pourtant un débat essentiel pour tout militant. Sans prétendre résumer, dans mon livre je mets en exergue chez Fanon une vue lumineuse et je signale un trou noir. La trouvaille c'est l'analyse des incapacités de la "bourgeoisie nationale". Le mouvement du 5 février 2009 l'a encore prouvé: les petits entrepreneurs et artisans qui ont voulu dire leurs souffrances et s'engager n'ont pu le faire qu'en tournant le dos à cette bourgeoisie, en se mettant du coté du Collectif, sous la direction du mouvement syndical !
 
La même lutte éclaire le trou noir: le rôle que peut jouer le mouvement ouvrier, totalement sous-estimé par Fanon. Lacune étonnante car Fanon vient d'un pays où c'est le mouvement ouvrier qui a joué le rôle principal dans la lutte pour la démocratie, contre le racisme, pour la décolonisation des esprits, pour la connaissance de notre histoire, pour la position des premiers jalons de notre anticolonialisme.

Ce rôle reste déterminant surtout si on pense comme Fanon que la décolonisation doit se faire par en bas, à partir des masses au lieu de se perdre dans les méandres des sommets institutionnels qui font les délices de la dite bourgeoisie nationale.
 
2. Le débat sur Fanon et la violence;
 
On ne peut parler de Fanon en évacuant les questions qui fâchent comme celle de la violence dans la société, dans l'oppression comme dans la lutte de libération. Le livre "Fanon, l'héritage" s' efforce de ne pas schématiser ce débat à l’extrême. Les paramètres sont multiples: quelle est la place de la violence dans l'installation et le maintien du colonialisme? Comment cette violence innerve-t-elle tout le corps social de la colonie ? Quelle violence lui opposer  ? sous quelles formes ? contre qui ? dans quelle situation concrète ? Par qui ?  Ces questions, entre autres, chaque peuple doit se les poser en fonction de sa situation. Au moment où on voit les masses populaires de Syrie ou du Yémen accumuler le nombre de martyrs face à des régimes tyranniques, il est insupportable d'assister aux tentatives de présenter un révolutionnaire comme Fanon en adepte des thèses de la non-violence qu'il a expressément combattues.
 
3. Le débat sur l'internationalisme de Fanon.
 
De plus en plus cette dimension de la pensée de Fanon est reconnue. C'est justice. On met ses écrits en rapport y compris avec la lutte des "indigné-e-s” d' Europe ou des USA. Oui, mais souvent on insiste surtout sur l'aspect de l'humanisme universaliste, ce qui n'est pas douteux, mais pas sur l'internationalisme conçu comme une stratégie pour l'émancipation. Or cet aspect est plus important que jamais dans le passé. Fanon est internationaliste par réflexe éthique, mais aussi par les résultats de son analyse. Il dit très clairement que les pays dominés doivent pouvoir compter avec les richesses accumulées en Occident tout au long de l'histoire du pillage des peuples colonisés. Pour cela il faut que "la belle au bois dormant" du prolétariat européen se réveille. Comme quoi il y a du pain sur la planche pour Annick, pour Christine, pour Christiane ! On dirait que la belle entrouvre un oeil; c'est formidable, mais c'est des deux yeux grands ouverts dont les peuples ont besoin.
 
Nous aussi nous avons du boulot mais, justement, la leçon fondamentale que nous tirons de Fanon, c'est celle de l'engagement comme éthique primordiale ! Peut-être d'ailleurs avons nous plus besoin de Fanoniens, c'est à dire de camarades essayant de s'inspirer de son remarquable exemple, que de Fanonistes se prétendant adeptes de toutes ses thèses. Nous avons besoin de camarades capables de s'imprégner de l'une de ses qualités les plus attachantes: l'aptitude à rectifier les erreurs au moyen de bifurcations extrêmes pour rester fidèle à l'essentiel, c'est à dire à l'idéal. Nous en avons besoin, nous qui avons à résoudre la question nationale la plus complexe de la terre, qui avons à inventer la décolonisation du XXIème siècle, une décolonisation toute armée contre les dérives néocoloniales, une décolonisation dont nous sommes prêts à débattre avec vous, camarades françaises et français parce que vous aurez compris la nature à la fois coloniale et capitaliste de notre problème.
 
Ce sera alors le vrai triomphe de Fanon dans sa patrie d'origine, un triomphe qui ne sera qu'une partie de l'indispensable victoire des damné-e-s de la terre à l'échelle de la Planète.
 
 
- Philippe Pierre-Charles, membre de la Confédération démocratique martiniquaise des travailleurs (CDMT) et du Groupe révolution socialiste (GRS), fut l’un des principaux organisateurs de cette rencontre. Il est l'auteur de l'ouvrage: “Fanon, l’héritage”.
 
https://www.alainet.org/es/node/155283?language=en

Del mismo autor

Suscribirse a America Latina en Movimiento - RSS