Equateur : Incertitudes aux portes du changement
- Opinión
L’Amérique latine est aujourd’hui le théâtre d’un conflit sur l’avenir de la « longue nuit néolibérale ». De fait, si le gouvernement équatorien n’est pas celui de la Bolivie ou du Venezuela, il n’en est pas moins vrai que ses perspectives et ses possibilités ne peuvent que se comprendre dans le cadre de luttes et de l’articulation des forces.
Les vicissitudes de la corrélation de forces entre le gouvernement et l’opposition
Le triomphe de Rafael Correa au deuxième tour des élections de novembre 2006 a représenté un tournant évident dans le rapport de forces, qui, depuis lors, a connu deux temps.
Le premier temps a été caractérisé par l’offensive du gouvernement : les groupes dominants et leurs partis politiques ont subi une lourde défaite, qui s’est accentuée avec la consultation populaire du 15 avril, lorsque le peuple approuva la convocation d’une assemblée constituante [1]. Mais, à partir de ce moment, un deuxième temps a commencé, caractérisé, au contraire, par l’offensive massive de la droite et des associations patronales, qui ont réussi à inverser la tendance et à récupérer du terrain. Nous sommes maintenant dans une période de transition : le 30 septembre, les élections à l’Assemblée constituante [ont marqué] le début d’un troisième temps [2] qui sera déterminant pour la plupart des événements ultérieurs.
Jusqu’à aujourd’hui, les vicissitudes de la corrélation de forces entre le gouvernement et l’opposition des droites ont surdéterminé le champ de la conflictualité sociale et politique, faisant de l’ombre aux actions des mouvements sociaux. Des désaccords ont pourtant vu le jour entre eux et le régime au cours du deuxième temps.
Le conflit et ses acteurs
Du point de vue des acteurs, le conflit se développe dans trois champs. Le conflit avec les acteurs politiques a été le premier à éclater. Correa s’était abstenu de présenter des candidats au Congrès, ce qui lui avait permis d’augmenter les intentions de vote en sa faveur lors de la campagne électorale [présidentielle et législative en 2006, ndlr], mais cette décision le mit dans une situation de gouvernabilité précaire.
Le Parti Social Chrétien (PSC), l’Union Démocrate Chrétienne (UDC), le Parti Société Patriotique (PSP) et le Parti Rénovateur Indépendant d’Action Nationale (PRIAN), soit le noyau de la traditionnelle particratie et des populismes récents, se sont unis dans l’opposition. Les uns et les autres ont été fort affectés par le vote populaire au premier et, surtout, au deuxième tours des élections. Pour la population, ces partis sont intimement liés à la crise institutionnelle de la démocratie représentative et de ses instruments. Leur chute représente la fin de la période commencée en 1978 avec ce que l’on a appelé le « retour à la démocratie ». Une opposition intransigeante au gouvernement apparaît comme un moyen de regrouper les forces dispersées et vaincues, de réinstaurer leur contrôle idéologique sur des secteurs de la population et d’arrêter la lutte interne pour l’hégémonie à droite.
Mais les calculs de cette opposition n’ont pas uniquement à voir avec l’arithmétique électorale. Il s’agit de partis directement liés aux grands groupes économiques (le PRIAN et le PASC surtout sur la côte ; l’UDC dans les Andes) ; leur ardeur d’opposants reflète essentiellement des inquiétudes des groupes dominants.
Afin de récupérer les espaces perdus et de se recomposer, ces partis se sont lancés dans l’opposition. Ils l’ont fait, surtout, du Parlement, qu’ils contrôlaient, et des institutions publiques dont la composition dépend du celui-ci : le Tribunal Suprême Électoral (TSE), le Tribunal Constitutionnel (TC)… Leur volonté de paralyser et d’user le gouvernement devint manifeste dans la discussion sur l’appel à la consultation populaire pour la mise en place d’une assemblée constituante : ils firent durer le débat, avec pour objectif de stopper cette initiative. Enhardis, ils commirent une erreur : ils « substituèrent » le président du TSE quand celui-ci vota en faveur de la réalisation de la consultation, mais ils n’étaient pas légalement apte à le faire. En réponse, une nouvelle majorité au TSE destitua une cinquantaine de législateurs, accusés d’obstruer le processus électoral, et elle était légalement apte à cela.
Néanmoins, le triomphe du gouvernement fut éphémère. La nouvelle majorité, constituée de députés suppléants de ceux destitués par le TSE, revint au bercail de l’opposition dès qu’il fut question de deux propositions sensibles pour les groupes dominants : la provincialisation de Santa Elena (qui aurait retiré une base électorale au PSC et au PRIAN) et la baisse des intérêts perçus par le système financier (contre laquelle le secteur bancaire résistait ouvertement). A ce moment-là, on put, en outre, constater que les formations politiques sociales-démocrates étaient beaucoup plus proches des intérêts des groupes dominants que d’un projet réformiste : la Gauche démocratique (ID, Izquierda Democrática) et le Réseau Éthique et Démocratique (RED, Red Etica y Democrática) ajoutèrent leurs voix à celles du secteur bancaire et adoptèrent le discours belliqueux des partis qui les avaient précédés dans l’opposition. Ils en sont même arriver à annoncer un procès politique du président.
Le gouvernement, à nouveau en conflit avec le Parlement, a réitéré sa proposition que l’Assemblée constituante dissolve le Congrès.
Le conflit avec les chefs d’entreprise est la toile de fond des manœuvres politiques. Les patrons ont fini par se rallier au programme néolibéral au milieu des années 80, après l’imposition des premières « mesures d’ajustement structurel » par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale au travers de l’Etat. Depuis lors, ils n’on cessé de soutenir l’application d’un tel programme avec un véritable fondamentalisme. Tandis que l’effondrement des organisations politiques se faisait de plus en plus criant, les associations patronales et les chefs d’entreprise eux-mêmes se sont emparés de la défense publique du programme néolibéral : les différentes artifices de la flexibilité du travail, le gel des salaires, la libération des contrôles pour le capital, la signature du traité de libre-échange avec les Etats-Unis, etc., et ses annexes politiques (comme la concession de la base militaire de Manta).
Dans un premier temps, ils firent mine d’être de « bons conseillers » mais dès qu’il devint manifeste que les politiques gouvernementales n’allaient pas dans le sens de la continuité néolibérale, ils aiguisèrent leurs armes. Le projet de provincialisation de Santa Elena fut l’occasion de confirmer l’union politico-patronale des classes dominantes. Le projet sur les intérêts et les commissions du secteur bancaire fut considéré comme un acte de guerre. Apparitions publiques, interventions dans les journaux télévisés, communiqués de presse, rumeurs, augmentation de prix, cabales dirigées contre les membres du Congrès : leur répertoire d’actions fut très large, bien que fort peu original. Le secteur bancaire et, en général, les corporations patronales prirent les habits de l’opposition politique et firent bien comprendre qu’aucune réforme ne serait tolérée.
Le conflit avec les médias [3] est à peine une séquence des conflits antérieurs, mais on veut le présenter comme un conflit « non politique ». Ceci étant dit, l’attitude irréfléchie du gouvernement (et du président lui-même), qui a fait des déclarations hors de propos, fut l’excuse parfaite pour l’offensive des grands médias. Il suffit de jeter un rapide coup d’œil aux éditoriaux des journaux les plus vendus, et d’écouter en plus les contenus éditoriaux des journaux télévisés pour vérifier comment, face à l’effondrement des partis et des institutions proprement politiques, les corporations patronales et les médias ont ouvertement pris le rôle de parti de l’opposition, en donnant de l’ampleur aux scandales et en exagérant le tout par des interprétations intéressées.
Les incertitudes des mouvements sociaux
Le gouvernement est en conflit avec les groupes de pouvoir. Mais cette situation n’a pourtant pas abouti à une alliance politico-sociale avec les mouvements sociaux qui, depuis vingt ans, résistent à la mise en oeuvre et à l’approfondissement du modèle néolibéral.
Le gouvernement aurait pu profiter de l’exécution de ses politiques sociales pour rapprocher les mouvements de son projet et les renforcer au passage ; il n’a pas voulu franchir le pas. Il aurait pu profiter de ses luttes avec les groupes dominants pour encourager la mobilisation massive des mouvements et faire reculer les tenants du pouvoir et de l’argent ; il ne l’a pas fait non plus. Il aurait pu, enfin, profiter des élections à l’Assemblée constituante comme d’un mécanisme pour créer et renforcer un large espace de rencontre entre toutes les forces politiques et sociales qui aspirent au changement ; il n’a pas franchi ce pas. Les seules alliances qu’il a conclues, il les a passées avec des groupes mineurs, dont la représentation et l’importance nationales sont faibles.
Dans ces circonstances, le défi du gouvernement est clair : face aux groupes de pouvoir et aux partis qui les représentent, il doit s’armer d’une base sociale. Mais il veut une base qui lui soit propre ; les mouvements sociaux sont donc perçus comme une concurrence indésirable – d’autant plus indésirable qu’ils sont forts et qu’ils aspirent à maintenir leur indépendance politique. Le gouvernement est en conflit pour constituer sa base sociale non seulement avec les partis populistes et la droite, mais aussi avec les mouvements sociaux et les gauches.
Par ailleurs, attaché à son discours citoyenniste, il ne semble pas très à l’aise face à des espaces organisés ayant une certaine représentativité sociale. Enfin, le discours de la citoyenneté a également l’inutile prétention de vouloir occulter la confrontation entre classes sociales.
Face à cette situation, l’attitude des mouvements n’a pas non plus été très lucide. Tandis que les bases des organisations adoptent en général une attitude prudente d’attente, la direction oscille entre, d’une part, le suivisme du gouvernement et l’auto-cooptation, et, d’autre part, des discours d’opposition radicale qui, à certains moments, ne se sont pas clairement distingués de ceux de l’opposition de droite, des corporations patronales et de leurs porte-parole des médias.
Quand il est devenu évident que le gouvernement ne souhaitait pas créer un espace de rencontre politique et social pour le changement, les mouvements sociaux et les gauches se sont laissés gagner par une dynamique de dispersion et de fragmentation, que les ambitions et les vanités sont venues alimenter. (…) Les perspectives sont donc devenues incertaines. (…) La corrélation de forces qui sortira [des élections à l’Assemblée constituante, ndlr] donnera le ton des événements à venir.
Mais, pendant ce temps, un axe de conflictualité commence à se profiler au-delà des conjonctures gouvernementales et qui, pour le moment, semble être porteur d’une possible mobilisation populaire indépendante : les ressources naturelles, l’eau et la terre.
Au centre du conflit, il y a les extractions minières : ces dernières années, des concessions ont été octroyées pour de grandes territoires, surtout dans les Andes, sur des terres où des communautés indigènes et des villages sont installés ou se trouvent à proximité.
Les mobilisations cherchent à faire annuler les concessions et à défendre la terre et l’eau. Mais il s’agit aussi d’une défense des communautés : pour obtenir des concessions, les compagnies minières provoquent des différends et des divisions au sein des communautés, se débrouillant pour qu’un secteur soutienne l’exploitation minière en échange de quelques avantages ou bénéfices personnels. Les mobilisations paysannes et indigènes ont été fermes et, face à elles, le gouvernement a opté pour faire cause commune avec les compagnies, ce qui a produit de durs affrontements entre les manifestants et les forces répressives. Ici, le régime a mis de côté son opposition au modèle néolibéral et sa revendication de la souveraineté pour s’abriter derrière une rhétorique productiviste de développement.
Ainsi, les limites du gouvernement se révèlent clairement dans le conflit qui oppose les compagnies minières transnationales et les communautés paysannes et indigènes. Cependant, les limites du mouvement populaire sont également manifestes : il a généralement abandonné ceux qui résistent à la violence du capital transnational. Mais ces conclusions sont encore floues dans la conscience sociale : l’expression politique du conflit entre le gouvernement et la droite les rend encore opaque.
Un jeu de conflictualité à trois groupes
En résumé, un jeu de conflictualité à trois groupes se profile : d’un côté un gouvernement plus ou moins nationaliste et « développementiste », représentant une alliance entre les couches politisées des classes moyennes qui ont mal vécu l’hégémonie oligarchique et des secteurs patronaux plus ou moins à l’écart du modèle néolibéral, et, d’autre part, les groupes patronaux et de droite qui ont contrôlé l’Etat pendant les 30 ans de « démocratie ».
Le conflit entre eux accapare l’avant de la scène et presque toute l’attention de la population. C’est dû, en partie, aux dynamiques réelles des enjeux actuels ; mais c’est aussi le fait des acteurs eux-mêmes qui créent cette apparence : ils sont intéressés par créer une polarisation excluant tous les autres acteurs et possibilités.
Même dans ces conditions, une mobilisation populaire indépendante persiste, bien qu’elle soit affaiblie, fragmentée et tendue par le conflit entre le gouvernement et l’opposition patronale, qui tente de se maintenir et de se reconstituer. Malheureusement, cette mobilisation réussira difficilement à s’exprimer de façon significative dans la prochaine assemblée constituante : les gauches ont abandonné la tache de construire un camp politique permettant aux luttes sociales de se rencontrer de façon autonome. Et c’est à cela qu’il faudra faire face, quel que soit le résultat électoral du 30 septembre.
NOTES:
[1] [NDLR] Le 15 avril dernier, les Equatoriens avaient plébiscité le principe d’une constituante par plus de 80% des suffrages.
[2] [NDLR] Cet article a été publié en espagnol en août 2007, soit avant l’élection des membres de l’assemblée constituante. On sait maintenant que la coalition « Acuerdo País » du président Correa bénéficiera d’une large majorité au sein de cette instance suite à sa victoire incontestable du 30 septembre dernier.
[3] [NDLR] Lire à ce sujet l’article de Eduardo Tamayo, Les médias contre la « révolution citoyenne », Alai / RISAL, août 2007.
Article publié en espagnol dans: ALAI, América Latina en Movimiento, No. 423, (http://alainet.org/publica/423.html), août 2007.
Traduction : Marie-Anne Dubosc, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net).
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